par Xavier Lépine, Président du directoire de La Française
Dans ma dernière lettre "ça va péter ?", j’abordais la difficile problématique et confrontation de l’ère anthropocène (processus top down), confrontée elle-même aux processus d’inégalités économiques et sociales (processus bottom up) avec les risques d’explosion qui en résulte.
En positionnant le curseur sur ce qui se passe actuellement dans le fonctionnement de nos institutions, au sens large, j’ai le sentiment d’un profond malaise et d’une incapacité consubstantielle à faire évoluer nos systèmes… et là également le risque de crise est fort.
Les enquêtes faites auprès des leaders mondiaux tous pays et secteurs confondus identifient dix facteurs majeurs de disruption pouvant entraîner des crises systémiques dans les prochaines années :
Le système financier mondial, les barrières au commerce mondial, une croissance des inégalités entrainant le populisme, les migrations massives, les dégradations environnementales, l’échec des règlementations, la faillite de l’éducation publique et de la Santé, le capitalisme d’Etat, les mouvements radicaux et terroriste, les pandémies ; et tous de penser que leur gouvernement n’avait ni économiquement ni politiquement une capacité suffisamment forte pour éviter ces crises.
Cependant, force est de constater que la majorité de ces questions relèvent de la responsabilité des pouvoirs politiques qui eux-mêmes sont issus de la démocratie telle qu’elle a été mise en place il y a plusieurs siècles.
La démocratie occidentale s’est imposée en Europe dans une certaine logique et se pose aujourd’hui le problème de son fonctionnement. La question de la légitimité de la Royauté (pouvoir absolu et de droit divin) a été adressée brutalement en 1789 et le modèle qui en est issu repose sur le concept d’une démocratie où le peuple désigne des élus pour le diriger, revenant ainsi aux principes de la démocratie à Athènes. Le développement industriel a formalisé cette bonne pratique avec une dominance de la thèse des saint-simoniens : les sachants, l’élite, se regroupent de façon formelle ou informelle pour diriger la nation. Les Grandes Ecoles sont ainsi nées, l’Académie n’est plus royale mais regroupe bien les élites, pour participer d’un bon fonctionnement démocratique deux chambres assurent un minimum de contrepouvoir. La Société est ainsi organisée sur une base pyramidale où les élites sont les uniques sachant et s’appuient sur une base très peu diplômée et globalement non informée… et au total rarement réellement consultée. Haussmann, pour notre bien-être d’aujourd’hui, peut décider d’expulser brutalement 300 000 personnes pour construire le Grand Paris de l’époque, le général de Gaulle de créer le principe du tout nucléaire avec des Eléments De Langages (EDL) simples : l’indépendance énergétique française ; les américains d’envoyer les boys tuer et se faire tuer au Vietnam avec là également un discours simple pour le peuple : éradiquer le communisme. x
Ce système de démocratie a bien fonctionné en Occident jusqu’à une période récente car il reposait sur une réalité simple : l’élite éduquée était peu nombreuse et reposait sur une base très large, globalement peu informée et peu éduquée et qui n’avait pas d’alternative autre qu’une foi du charbonnier dans le discours des élites.
Puis l’éducation généralisée (quelles que soit les critiques que l’on puisse faire sur le niveau actuel du baccalauréat), et l’information permanente et surmultipliée par le biais des médias sociaux font qu’aujourd’hui la base informée (plus ou moins bien) est très large mais ne participe pas plus au débat démocratique, d’où le rejet actuel des politiques par les populations, la montée du populisme etc…
La technologie numérique s’est impliquée dans tous les domaines de la vie… sauf la gouvernance de nos institutions aux exceptions notables près des ONGs, des Actions Collectives et des NIMBY (not in my backyard, oppositions des résidents à un projet local d’intérêt général) et les votes électroniques dans certains Pays en Voie de Développement. Le débat démocratique ne pouvant s’instaurer cela se traduit par une perte de confiance envers les politiques et la montée progressive d’une révolte démocratique comme le symbolise le Printemps Arabe et le rôle joué par Facebook, l’installation d’opposants à la construction de l’aéroport de Nantes, les manifestations contre le barrage de Sirven (la démocratie environnementale), le référendum en Grèce…
La décision d’appliquer le 49,3 pour le vote de la loi Macron est l’illustration parfaite de cette tragédie inévitable mais insupportable : le temps qui murit et le temps qui pourrit. Faut-il prolonger le débat démocratique pendant des mois jusqu’à sortir un texte fait de compromis avec le risque que sortant trop tard ses détracteurs aient malheureusement raison, ou faut-il éviter les débats démocratiques au risque in fine d’une révolution populaire (comme le subit Alain Juppé en 1995) ?
En réalité la disruption démocratique est déjà en route mais les gouvernants n’en n’ont pas réellement conscience ou plus exactement ne savent pas comment adresser le problème. Albert Camus dans sa pièce l’Etat de Siege (1948) décrivait la mise en place d’un régime totalitaire par l’instrumentalisation de la peur.
Chaque personnage symbolise un état, la peste est bien évidemment le totalitarisme qui est symbolisé par un fonctionnaire dont l’unique activité est de produire des normes ; le révolté est le poil à gratter du pouvoir qui se soulève contre l’ordre et le politicien, et la peste l’utilise pour arriver au pouvoir.
L’homme politique symbolise l’ordre, et par ses discours élégants et parfois involontairement amphigouriques, il embobine le peuple. Il donne un cadre indispensable à la vie en société mais ne sort pas du cadre, son seul objectif est de rester au pouvoir.
L’homme et la femme symbolisent le peuple : parfois victime, parfois lâche, parfois fort.
Le journaliste, tant que la peste n’est pas au pouvoir, clame "circuler, il n’y a rien à voir", il est au service de celui qui a le pouvoir, ou au service de lui-même comme aujourd’hui beaucoup d’entre nous. Aujourd’hui, l’autre révélation de cette ère nouvelle, ce sont les blogueurs où tout un chacun se déclare expert et donne des conseils sur tout à qui veut bien les entendre. Non forcément qualifiés, certes ils remettent en cause les baronnies des sachants, mais fragilise également le lecteur candide qui se fie à l’écrit.
Toute similitude avec des situations vécues notamment en Europe depuis la crise de 2008 ne sont évidemment que le fruit du hasard et pure coïncidence…
Mais il est vain d’espérer que la gouvernance se réforme d’elle-même, le suicide oblatif n’est pas un genre pratiqué par les élites ; la réforme de la gouvernance fait partie de la solution mais n’est pas la solution.
Alors se pose la question : que faire ? Ma réflexion est très simple et s’appuie sur l’histoire de l’Art. La démocratie est née à Athènes en même temps que les statues sont apparues. Préalablement, seul le tableau existait et l’image en deux dimensions créée par l’artiste imposait à celui qui regardait le tableau une vision unique, celle proposée par le peintre. La 3e dimension, le relief, a donné la possibilité à l’observateur de regarder de façon quasiment infinie le même objet et la plupart des historiens/philosophes accepte l’idée que la démocratie et la statue sont ainsi étroitement liées donnant la faculté à chacun de définir son univers qui de fait n’est plus uni mais pluri et ainsi de participer.
Aujourd’hui il faut concevoir la Société comme la pixelisation d’une image numérique : des millions/milliards de points qui dessinent les contours d’une œuvre d’art, du vivre ensemble. Les usances démocratiques sont à l’évidence en train d’être balayées par la digitalisation des informations ; à chaque gouvernement/instance décisionnelle de se définir dans cette digitalisation qui avance à grand pas.
Des évidences sont en cours comme en Hollande la condamnation du gouvernement à réduire de 50 % l’empreinte carbone du pays à l’horizon 2050. Ce qui est passionnant dans cette histoire c’est l’auto détermination d’une partie du peuple, ainsi que la saisine d’un tribunal qui déclare la plainte recevable et accepte de se déclarer compétent.
Alors, comme il faut bien conclure sur une recommandation d’asset manager, plusieurs points :
Cette révolution numérique créant une disruption dans la gouvernance démocratique des Sociétés, il faut s’attendre au maintien d’une inefficience globale de nos systèmes se traduisant par :
- Plus de normes et de contraintes, la créativité, l’inventivité ne pouvant être accepté par un Ordre totalement dépassé, la machine règlementaire n’est pas prête d’arrêter et dans ce combat, l’Europe est de par ses structures mêmes moins agile que les Etats Unis ou la Chine. La règle du plus petit dénominateur commun s’applique nécessairement dans une constitution où le droit de veto est à la base.
- Les conflits militaires, terroristes ou pseudo-religieux ne sont pas prêts de s’arrêter et le secteur de la défense et de la sécurité sont malheureusement de bons investissements (3 % du PIB en Europe contre plus de 4 % aux Etats Unis…).
- La croissance économique sera structurellement sous optimum, c’est-à-dire ne permettra pas le retour du plein emploi. Et au niveau de nos "petites" entreprises, nous avons tous dans nos plans un chapitre sur "la digitalisation"… avec de grandes difficultés à mettre du contenu dans ce mot fourre-tout. Ce sera toujours le cas tant que ceux en charge sont, comme moi, issus du baby boom, de la génération X comme de la génération Y. Seule la génération Z est digitale native et donc à même de concevoir et de proposer du contenu. Acceptons d’être dirigé, sur ce point clé, par des jeunes de 23 à 28 ans et trouvons une pixelisation de nos sociétés adaptée à cette problématique. Georges Brassens aurait dit "Place aux jeunes en quelque sorte" (supplique pour être enterré à la plage de Sète).