La Chine et nous

par Jean-Louis Martin, économiste au Crédit Agricole

•  Au-delà des fluctuations des marchés financiers, le phénomène important est la prise de conscience maintenant générale d'un net ralentissement de l'économie chinoise. Malgré les mesures de relance à court terme, la croissance réelle va dorénavant se situer à un niveau beaucoup plus faible que par le passé, que cela soit acté ou non par les autorités chinoises.

•  Les conséquences de ce ralentissement sont déjà observables : forte chute des cours des matières premières, difficultés de balance des paiements et/ou budgétaires dans certains pays producteurs (avec des corrections sévères des taux de change), ralentissement de l'activité en Asie de l'Est et du Sud-Est, et montée pour le moment indiscriminée de l'aversion au risque émergent. Ces tendances vont se poursuivre, même si la résilience de beaucoup de pays émergents est meilleure que lors des crises passées.

•  L'impact négatif concerne donc surtout certains pays émergents. Les économies avancées, au-delà des réactions souvent excessives des marchés et de quelques manques à gagner sectoriels (par exemple, l'automobile allemande), sont plutôt parmi les bénéficiaires d'un prix du pétrole qui restera plus bas qu'entre 2007 et 2014.

Les faits

La Chine ralentit fortement. Cela n'apparaît pas dans les chiffres officiels de croissance du PIB (+7% a/a au 2e trimestre) ou de production industrielle (+6% a/a en juillet). Mais de nombreux indicateurs pointent un ralentissement significatif de l'activité (on pourrait aussi citer le fret ferroviaire ou les ventes de détail). Beaucoup estiment que la croissance réelle est aujourd'hui inférieure à 5%, voire 2%.

Le ralentissement chinois a déjà un impact très sensible sur les prix des matières premières (surtout pétrole, charbon et métaux) et donc sur les pays producteurs. La production industrielle dans la plupart des pays d'Asie de l'Est et du Sud-Est (Corée, Taiwan, Philippines, Thaïlande) est elle aussi affectée.

Par ailleurs, la bulle boursière qui s'était formée à partir de novembre 2014 à Shanghai et surtout entre mars et juin 2015 est en train d'éclater. Après avoir progressé de 60% entre le 1er janvier et le 12juin, Shanghai a ainsi perdu 40%.

Les réactions des autorités chinoises

Chronologiquement, les premières interventions ont porté en juillet sur le marché boursier. Il s'est agi d'injections de liquidités (via China Securities Finance, qui finance les brokers), d'achats directs (par des brokers "encouragés"), et de mesures diverses de régulation (par exemple, des restrictions sur les ventes des gros investisseurs).

Le 11 août, Pékin annonçait une modification du mode de cotation du yuan. Il s'agissait de "mieux prendre en compte les conditions de marché", mais aussi de corriger partiellement l'appréciation du yuan par rapport à toutes les autres monnaies à l'exception de l'USD, vis-à-vis duquel le taux de change était quasiment fixe depuis mars. Il en a résulté une très modeste dépréciation, de 3,1%, par rapport à l'USD.

Enfin, le 25 août, la Banque centrale (PBoC) annonçait deux mesures monétaires : une baisse des taux directeurs de 25 pdb (ramenant le taux de crédit de base à 4,60% ; l'inflation est à 1,6%) et surtout une réduction du taux de réserves obligatoires des banques de 50 pdb, à 18%.

Les conséquences

– En Chine

Le 27 août, la bourse de Shanghai a rebondi de 5,3%. Pékin aurait-il finalement réussi à reprendre la maîtrise du marché ? Il est trop tôt pour le dire. L'indice se situe encore 45% au-dessus d'il y a un an. Des turbulences sont donc probables pour les prochains mois : les acteurs institutionnels locaux appelés à la rescousse resteront un facteur de soutien, mais les investisseurs étrangers et même les petits investisseurs locaux réagiront aux nouvelles bonnes ou mauvaises sur l'économie réelle.

Le ralentissement de l'économie est bien la vraie préoccupation des autorités chinoises. On ne peut que constater qu'elles font encore appel à la vieille arme du crédit : selon certains économistes, la baisse du taux de réserves obligatoires des banques correspond à une injection potentielle de 650 Mds CNY (100 Mds USD) dans l'économie. Cela va à l'encontre de l'objectif de moyen terme de rééquilibrage de la croissance (plus de consommation, moins d'investissement), mais quand il s'est agi de choisir entre le volume du PIB et son contenu, Pékin a toujours choisi le volume, car il assure la paix sociale à court terme. Mais cette question du rééquilibrage reste posée, et les doutes sur la capacité politique des autorités de Pékin à le mettre en œuvre sont la vraie préoccupation des observateurs et des marchés : ne pas le faire est intenable, mais le risque d'échec (de chute brutale de l'activité) est réel.

A court terme, on peut donc attendre un léger rebond de la croissance chinoise réelle: les autorités peuvent difficilement la laisser tomber au- dessous de 5% alors qu'elles ont fixé un objectif de 7%. Il y aura donc de nouvelles mesures de soutien à l'activité, y compris sans doute une dépréciation du yuan. Elle sera modérée, car Pékin craint à juste titre qu'une glissade trop rapide n'accélère les sorties de capitaux et ne déclenche une guerre des monnaies. Mais il est aussi probable que les autorités seront à l'avenir plus prudentes dans l'annonce de leurs objectifs de croissance ; je prendrais le risque d'une cible de 5,5% en 2016.

– Dans les autres émergents

Le ralentissement chinois a d'abord un impact "commercial" massif. Le prix des matières premières (y compris, dans une moindre mesure, des produits agricoles) va continuer à baisser. Pour le pétrole, une réaction des producteurs (les pays moyen-orientaux dont la contrainte budgétaire est sévère, et les Etats-Unis où la production de pétrole de schiste devient nettement moins rentable) limitera la baisse et pourrait même permettre un modeste rebond. Pour d'autres (minerais et métaux notamment), les difficultés seront plus durables, d'autant qu'il faudra aussi s'attendre à du dumping de la part des sidérurgistes et fondeurs chinois. Cela se traduira par des problèmes aggravés de balance des paiements dans quelques pays (il y aura aussi des "gagnants") et une forte correction sur certaines devises, qui permettra un début de rééquilibrage des balances courantes (mais celui-ci sera lent). En Asie de l'Est et du Sud-Est, le ralentissement de la demande chinoise aura plutôt un impact sur l'activité industrielle que sur les comptes extérieurs ou publics.

Il y aura aussi un effet "financier". La montée de l'aversion au risque émergent est déjà patente : les marchés boursiers et les devises chutent et les spreads souverains montent. On l'observe dans certains pays qui a priori ne sont pas affectés par le ralentissement chinois, comme le Mexique : il s'agit donc bien d'une montée indiscriminée de l'aversion, aggravée par les difficultés d'origine purement locale d'autres pays : Turquie, Brésil.

La croissance d'ensemble des pays émergents (hors Chine) va donc à nouveau reculer. D'autant que les marges de manœuvre des politiques économiques sont limitées : les déficits budgétaires sont déjà en hausse (en moyenne -3,9% du PIB attendus en 2015 pour les pays notés Baa par Moody's, contre -1,8% en 2011) et les taux d'intérêt réels souvent déjà très faibles. Le taux de change reste une des variables d'ajustement, et certaines devises d'Amérique latine et d'Asie du Sud-Est vont encore reculer. Certains corporates émergents endettés en devises pourraient avoir des difficultés à absorber cette nouvelle dépréciation de leur monnaie. Attention toutefois à ne pas céder à la panique : beaucoup d'émergents ont aujourd'hui un dynamisme interne meilleur qu'en 2008, mais ils ne bénéficieront plus d'un support massif de la demande chinoise. Enfin, une autre raison de dépasser l'aversion indiscriminée au risque émergent : les fortes corrections sur les taux de change y créent des opportunités d'investissement sans doute exceptionnelles.

– Dans les économies avancées

L'impact commercial de la moindre demande chinoise sera limité à quelques pays : la Corée (30% des exportations vont vers la Chine), le Japon (24%). Seulement 10% des exportations américaines, 6,3% des allemandes et 4,7% des françaises sont à destination de la Chine : ces pays sont donc peu sensibles à une contraction (temporaire, car elles se stabiliseront ensuite) des importations chinoises. Toutefois, certains secteurs qui ont beaucoup profité de la forte progression récente de la demande chinoise, par exemple l'automobile allemande, vont voir leur potentiel de croissance affecté. Mais au total, les économies développées vont être nettement bénéficiaires d'un prix de l'énergie beaucoup plus bas que ce qui était anticipé il y a seulement un an.

La réaction des marchés financiers développés aux évènements chinois nous semble donc excessive. Bien sûr, les profits de quelques entreprises seront impactés négativement, mais la croissance globale de ces économies ne le sera pas.

La poussée d'aversion au risque émergent se traduit par un repli de certains investisseurs, qui se reportent vers des actifs "sans risque" : si possible en USD, et dans les pays les plus solides, Allemagne et Etats-Unis. Cela pourrait à court terme renforcer le dollar et freiner la remontée des taux longs, avant que les investisseurs ne revoient leurs anticipations, aujourd'hui très négatives, sur l'ensemble des pays émergents.

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