par Julien-Pierre Nouen, Directeur des études économiques chez Lazard Frères Gestion
Le 23 juin, les Britanniques voteront pour un référendum sur le maintien ou non du pays au sein de l’Union européenne. Pour les investisseurs, la question est complexe. Elle l’est d’abord dans un sens immédiat, car dans de nombreux domaines, de multiples acteurs interagissent. Mais elle l’est surtout parce qu’elle relève plus de l’incertitude que d’un risque quantifiable par l’analyse. Le champ des possibles est si vaste que de très nombreux scénarios peuvent être construits de manière tout à fait valide. Si la logique économique plaide en faveur du maintien, le vote pourrait se jouer sur d’autres sujets. D’après les derniers sondages, la victoire maintien reste plus probable.
Á court terme, un vote en faveur de la sortie n’aurait pas de conséquences immédiates mais cela ne signifie pas qu’il n’aurait pas d’impact. Le Brexit entraînerait une augmentation de l’incertitude, qui pèserait lourdement sur l’activité britannique, et par une baisse de la livre. Á plus long terme, la majorité des études montre un impact négatif sur l’économie du Royaume-Uni. En revanche, l’impact sur la zone euro devrait rester limité. Dans ce contexte, il est probable que le marché attende le scrutin pour réagir. En cas de vote en faveur du Brexit, l’aversion au risque augmenterait à court terme, mais il faut se poser la question de l’impact à moyen terme sur la capacité bénéficiaire des entreprises ou sur le niveau des taux d’équilibre.
Si la logique économique plaide en faveur du maintien, le référendum pourrait se jouer sur d’autres sujets
La campagne officielle a commencé le 15 avril. Celle-ci cause une fracture au sein du parti conservateur. Du côté des partisans du maintien, les principaux poids lourds sont le Premier Ministre, David Cameron, le Chancelier de l’échiquier, George Osborne et le Ministre de l’intérieur, Theresa May. Du côté des partisans de la sortie, le principal tribun est Boris Johnson, maire sortant de Londres, mais on peut également compter certains ministres comme Michael Gove, ou des ministres sortants comme Iain Duncan Smith. Chez les travaillistes, si Jeremy Corbin a officiellement pris position pour le maintien, il ne semble pas s’engager vigoureusement dans le débat et ce sont davantage les anciens premiers ministres Tony Blair et Gordon Brown qui montent au créneau. Le point culminant de la campagne sera l’organisation d’un grand débat par la BBC devant 6000 personnes le 21 juin.
Hors du champ politique, de nombreux rapports ont été publiés sur le coût du Brexit et le gouverneur de la banque d’Angleterre a récemment insisté sur le risque d’une récession technique en cas de Brexit. De même, plusieurs anciens responsables des services secrets ont déclaré que la sécurité du pays serait moins certaine hors de l’UE. Reste à savoir l’impact de ces avis sur l’opinion publique.
Si l’on doit résumer les arguments évoqués jusqu’à présent par les deux camps, on trouvera la logique économique du côté du maintien et la souveraineté du côté de la sortie. Les partisans du maintien insistent sur le coût économique d’une sortie, tel qu’il a été démontré par de nombreuses études. Pour les partisans de la sortie, il s’agit principalement de se libérer d’une institution bureaucratique qui paralyse l’économie britannique et de pouvoir en outre contrôler les flux migratoires.
L’expérience des derniers scrutins britanniques invite à prendre les résultats des sondages avec prudence. Ils avaient largement sous-estimé le score des conservateurs lors des élections générales de mai 2015 et surestimé le score en faveur de l’indépendance écossaise lors du référendum de septembre 2014. Pris dans leur ensemble, les sondages ne dégagent pas de majorité claire pour l’un ou l’autre camp ; mais si l’on prend les seuls sondages réalisés par téléphone, réputés plus fiables car reposant sur des échantillons mieux construits et avec un taux de réponse effective plus important, ceux-ci montrent une large majorité pour le camp du maintien d’environ sept points. Autre source d’information : les cotes des bookmakers. Celles-ci estiment que la probabilité d’un vote en faveur d’un maintien est de l’ordre de deux tiers. Un des enjeux clés sera la participation, notamment celle des jeunes qui sont davantage favorables au maintien.
Quelles conséquences en cas de Brexit ?
Les changements effectifs n’interviendraient pas avant plusieurs années, avec un impact négatif à long terme pour le Royaume-Uni et des interrogations pour l’Union Européenne.
Premièrement, il faut avoir à l’esprit que la procédure prendrait du temps et que le pays ne sortirait pas effectivement de l’Union Européenne avant plusieurs années. S’ils votaient en faveur d’une sortie, le gouvernement britannique invoquerait l’article 50 du traité sur l’Union Européenne et notifierait le Conseil Européen de son intention. Concrètement, rien ne changerait dans les relations entre le Royaume-Uni et l’Union Européenne, mais une période de négociation s’ouvrirait sur les modalités de la sortie. Ce n’est qu’une fois un accord trouvé et ratifié à la majorité qualifiée que le pays sortirait. Les parties disposeraient de deux ans pour trouver un accord. Si au bout des deux ans, aucun accord n’est trouvé, la sortie serait automatique mais les parties peuvent éventuellement s’accorder un délai supplémentaire (unanimité nécessaire).
L’histoire montre que ces négociations prendraient plusieurs années. Lorsque le Groënland avait obtenu son autonomie du Danemark, le pays a tenu un référendum sur l’appartenance à la CEE en février 1982. Il a fallu attendre trois ans pour que la sortie soit effective, alors même que l’UE d’aujourd’hui est plus complexe que la CEE à l’époque, le marché unique ayant été lancé par l’acte unique de 1986. Lorsque les Suisses ont rejeté l’adhésion à l’UE, la négociation des accords bilatéraux sur sept thèmes dont la liberté de circulation, l’agriculture et les barrières techniques au commerce avait commencé en 1994 pour une entrée en vigueur en 2002. Selon les termes d’un document de travail du gouvernement britannique, « il faudrait compter près de dix ans pour renégocier premièrement la sortie de l’UE, deuxièmement les rapports avec l’UE et troisièmement tous les accords commerciaux ». Par ailleurs, dans une interview au Financial Times, le directeur de l’OMC a déclaré que le Royaume-Uni devrait renégocier les termes de son appartenance à cette institution. Ceci pourrait prendre plusieurs années, bien au-delà d’une éventuelle sortie de l’Union Européenne, laissant le pays dans une phase d’incertitude prolongée.
L’impact à long terme sur la croissance britannique dépendra de plusieurs choses. Premièrement, comment le cadre du commerce international du pays évoluera-t-il, et ce tout particulièrement avec les pays de l’Union Européenne ? Les partisans de la sortie ont longtemps maintenu que le pays pourrait conserver son accès au marché unique mais ceci est très peu probable. Il faut rappeler que la Norvège, bien que non membre de l’UE, doit se conformer à une grande partie des réglementations européennes et verse une contribution non négligeable aux différents budgets de l’UE. Quoi qu’il en soit, il en ressortirait un renchérissement des importations et des exportations britanniques.
Deuxièmement, comment évoluerait la croissance potentielle du pays ? Si le Brexit entraînait une baisse de l’immigration, cela signifierait une baisse de la croissance de la population active. De plus la croissance de la productivité pourrait être pénalisée par une augmentation du coût du capital. En effet, le Royaume-Uni a bénéficié d’un flot régulier d’investissement direct qui pourrait se tarir. Un des arguments du camp en faveur de la sortie est que la croissance britannique serait pénalisée par les réglementations, mais les données de l’OCDE montrent que le Royaume-Uni a déjà une des économies les moins réglementées tant au niveau du marché du travail que du marché des produits. De ce fait, il y a peu de chance qu’un big bang de déréglementation n’entraîne une amélioration de la productivité.
Au final, la plupart des modélisations qui ont été faites tablent sur un coût en terme de PIB entre 2,5% et 8% à l’horizon 2030 par rapport au niveau atteint en cas de maintien au sein de l’UE.
La sortie d’un pays membre constituerait un véritable test pour la construction européenne. Cela amènerait-il les pays de l’Union et surtout de la zone euro à davantage d’intégration, ou cela serait-il le début d’un mouvement de désintégration ? Là encore, on peut construire des scénarios tout aussi crédibles dans les deux sens. Même s’il faut constater que le sentiment européen n’est pas au plus haut, le spectacle d’une économie britannique en récession ou en quasi- récession à cause de ce choix couperait l’herbe sous le pied des partis les plus eurosceptiques. Par ailleurs, une partie des investissements qui se dirigeaient vers le Royaume-Uni pour construire des usines à destination du marché européen pourrait se reporter sur le continent, ce qui serait positif pour la croissance de la zone.
L’absence de changement à court terme ne signifie pas une absence d’impact
Une hausse de l’incertitude et une baisse de la livre sont probables. Si rien ne changera à court terme, cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas d’impact économique car les agents économiques réagiront à la forte augmentation de l’incertitude économique, d’autant qu’une crise politique serait très probable, la capacité de David Cameron à conserver la direction du parti conservateur se trouvant grandement remise en question. D’autre part, l’Écosse, plus favorable au maintien dans l’UE, organiserait sans doute un nouveau référendum sur son indépendance. La hausse de l’incertitude a déjà eu un impact sur la croissance ces derniers mois comme le montre l’estimation en temps réel de la croissance par le NIESR (voir graphique 1).
Mais la variable qui réagirait le plus dans le cas d’un Brexit sera sans doute la livre. Selon certaines estimations, elle pourrait encore baisser de 20% dans ce cas. Pourquoi une telle baisse ? Le Royaume-Uni affiche un des déficits courants les plus élevés parmi les grands pays et celui-ci s’est accru durant les derniers trimestres, notamment à cause de l’impact de la baisse du prix des matières premières sur les profits des entreprises des secteurs énergétique et minier. Quoi qu’il en soit, le déficit est aujourd’hui supérieur à ce qu’il était en 1974, avant l’intervention du FMI de 1976, ou au début des années 1990, avant la sortie de la livre du SME. Un déficit courant doit être financé en attirant des capitaux du reste du monde. Le Brexit réduisant l’attractivité du Royaume-Uni, une baisse significative de la livre pourrait être nécessaire pour rééquilibrer la balance des paiements (voir graphique 2). Ceci dit, même en cas de maintien, ce déficit courant pèserait sur la devise britannique.
À court terme, la hausse de l’incertitude et la baisse de la livre auront plusieurs conséquences. L’investissement devrait chuter, l’inflation accélérer et la consommation ralentir du fait du renchérissement des importations. D’après les estimations du Trésor britannique, le PIB pourrait se contracter de 0,4% en rythme annualisé pendant quatre trimestres dans un scénario de Brexit où le choc reste contenu et de 2,0% si le choc est très violent.
Néanmoins, l’impact pour le reste de l’Union Européenne devrait rester assez limité. Si les exportations vers l’UE représentent 13% du PIB britannique, les exportations vers le Royaume-Uni ne représentent que 3% du PIB de la zone euro.
Dans le scénario noir, la perte de croissance pour la zone euro devrait être de l’ordre de 0,3-0,4%, à comparer à une tendance de croissance qui devrait être de l’ordre de 1,6-2,0% sur les douze prochains mois. Par ailleurs, il nous semble peu probable que la hausse de l’incertitude au Royaume-Uni n’ait un impact sur l’investissement sur le continent.
Les marchés devraient attendre le référendum pour réagir
Les marchés ne devraient pas intégrer le mouvement en amont du référendum. En cas de Brexit, l’aversion au risque pèsera.
Le référendum sur l’indépendance écossaise avait montré une prise en compte relativement tardive et limitée du risque par les marchés. Il a fallu attendre le début du mois de septembre pour que le CDS du Royaume-Uni réagisse (voir graphique 3), soit trois semaines avant. Les autres classes d’actifs n’avaient quasiment pas intégré ce risque en amont du référendum. Au vu de l’évolution des différentes classes d’actifs depuis le début de l’année, c’est une situation un peu similaire que nous connaissons.
Au lendemain du vote, une réaction épidermique de risk-off est probable si le Brexit l’emporte et inversement si c’est le camp du maintien l’emporte. Il nous semble toujours délicat de piloter finement les expositions pendant ce genre d’évènement surtout si ce risque n’est pas intégré par les marchés. Au-delà des mouvements de marché les jours suivants le résultat du référendum, la vraie question pour les investisseurs est de savoir dans quelle mesure ce changement bouleverserait les caractéristiques des actifs à moyen terme. Est-ce que la capacité bénéficiaire des entreprises serait durablement dégradée ? Est-ce que le niveau d’équilibre des taux en serait modifié ?
Que se passerait-il sur les marchés de taux ? La réaction initiale des marchés obligataires serait certainement un mouvement de flight to quality. Les taux baisseraient dans l’anticipation d’un assouplissement monétaire. Une forte hausse des taux sur les obligations d’État pour un pays disposant de sa propre banque centrale et s’étant endetté dans sa devise est peu probable. D’autre part, seulement 25% des obligations du trésor britannique sont détenues par des investisseurs internationaux contre 50% pour l’Italie et l’Espagne avant la crise de la zone euro ou 60% pour l’Allemagne ou la France aujourd’hui. S’il n’y a pas de données disponibles sur la nature de ces investisseurs, on peut soupçonner qu’en vertu du statut de monnaie de réserve de la livre un grand nombre de banques centrales figure parmi ces porteurs. Il est peu probable que celles-ci vendent brutalement leurs titres. À moyen terme, ce statut de monnaie de réserve pourrait être progressivement perdu.
À plus long terme, la croissance potentielle britannique serait sans doute plus faible, mais le risque est que la poussée d’inflation liée à la baisse de la devise n’entraîne une remontée des taux par la suite. Sur le continent, le Bund serait sans doute soutenu par la remontée de l’aversion au risque dans un scénario de Brexit. Pour ce qui est des pays non-core, lors du référendum sur l’indépendance écossaise, la hausse du CDS britannique n’avait pas été accompagnée d’une hausse du CDS de l’Espagne, pays le plus à même d’être concerné par le risque séparatiste avec la Catalogne. Autrement dit, il nous semble peu probable que le marché intègre par anticipation une prime de risque supplémentaire. Dans le cas d’un Brexit, au-delà du mouvement d’aversion au risque, la baisse de la devise pourrait gonfler les résultats des entreprises britanniques qui ne réalisent que 30% de leurs ventes sur le territoire. Comme nous le rappelions dans notre graphe de la semaine du 29 février 2016, après la sortie du Système Monétaire Européen (SME) en 1992, le marché britannique avait fortement surperformé les autres pays développés après la baisse de la devise. Ceci dit, le marché britannique n’est aujourd’hui pas franchement bon marché, le PE prospectif douze mois étant de 15,8 contre 14,1 pour les actions de la zone euro, alors que le PE des deux marchés est historiquement très proche. À plus long terme, l’incertitude durable et l’environnement de moindre croissance, dans lesquels évoluerait le pays, amèneraient les investisseurs à réclamer une prime de risque supplémentaire.