par Bastien Drut et Juliette Cohen, Stratégistes chez CPR AM
La question du Brexit parait particulièrement complexe du fait du flou persistant sur la ligne de négociation britannique. Celle-ci navigue entre les partisans d’un soft Brexit qui cherchent à limiter sa portée et son coût économique, les tenants d’un hard Brexit qui souhaitent retrouver une souveraineté totale pour le Royaume-Uni et enfin ceux qui espèrent encore infléchir le mouvement et permettre le maintien dans l’Union européenne.
Néanmoins, depuis le début des négociations effectives il y a un an, des avancées ont été réalisées sur plusieurs points : la facture du divorce, le statut des expatriés européens, le calendrier du processus de négociation, la période de transition ainsi que le principe de non rétablissement d’une frontière physique entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande.
La facture a été évaluée en prenant en compte la part du Royaume-Uni dans le budget européen, le coût de relocalisation de l’agence bancaire européenne et de l’agence européenne du médicament en Europe, et le paiement des retraites pour les fonctionnaires britanniques à la Commission. L’estimation de son montant s’élève à 40 milliards de livres (45 mds d’euros).
Les négociations doivent désormais porter sur des points essentiels, la question de l’Irlande et la future relation commerciale entre l’Union européenne et le Royaume-Uni.
La future relation commerciale peut prendre plusieurs voies en fonction du niveau d’intégration dans l’Union européenne voulu par le Royaume-Uni : une simple zone de libre-échange où le Royaume-Uni retrouverait le contrôle de ses frontières, le maintien dans l’union douanière sans impact sur la circulation des biens mais qui toucherait la circulation des personnes et enfin le maintien dans le marché unique, situation proche du système actuel.
La question irlandaise est dépendante de la future relation commerciale entre le Royaume-Uni et l’Union européenne. La sortie du Royaume-Uni de l’union douanière impliquerait le retour d’une frontière physique entre la République d’Irlande et l’Irlande du nord, ce que personne ne souhaite. L’Union européenne a obtenu qu'en l’absence de solution viable proposée par le Royaume-Uni, l'Irlande du Nord reste dans l'union douanière, instaurant ainsi la frontière entre l'Union européenne et le Royaume-Uni en mer d'Irlande.
En sortant de l’union douanière, le Royaume-Uni perdrait le bénéfice des accords commerciaux passés par l’UE et ses partenaires. La négociation de nouveaux accords pourrait prendre une dizaine d’années. Cela entrainerait un relèvement des barrières douanières qui toucheraient en 1er lieu, les secteurs les plus exportateurs : automobile, aéronautique ….
Enfin, les partisans du Brexit souhaitaient retrouver une autonomie règlementaire. La Cour européenne des droits de l’homme conservera néanmoins un droit de regard sur la politique britannique en matière de droits de l’homme dans la mesure où il ne s’agit pas d’une institution de l’Union européenne puisqu’elle dépend du Conseil de l’Europe1. La Cour de Justice de l’UE pourrait conserver un droit de regard dans les secteurs où la réglementation britannique se rapprocherait de celle de l’UE.
Quelles positions pour le gouvernement britannique et quelles lignes rouges dans les négociations ?
La situation devient plus difficile pour le 1er ministre anglais, Theresa May, avec la démission de 2 ministres et 2 secrétaires d’Etat faisant partie de l’équipe en charge de négocier le Brexit, le 9 juillet dernier. Sa ligne était jugée trop molle par les Brexiters du gouvernement. Face à ces dissensions, les 27 montrent jusqu’à présent un front uni, ce qui leur a permis d’infléchir la ligne dure adoptée au début des négociations par T. May.
D’abord centré sur la reprise du contrôle et de la souveraineté du pays, le débat sur le coût économique et l’impact des droits de douane se fait de plus en plus entendre à mesure que la date du Brexit se rapproche. Les organisations patronales et des chefs d’entreprise mettent en avant les risques que ferait peser un hard Brexit sur leur activité. Mais les Brexiters les plus fervents disent ne pas pouvoir se satisfaire d’un accord qui n’apporterait que des changements limités par rapport à la situation actuelle.
Pour le Royaume-Uni, les lignes rouges ont commencé à bouger. Des concessions ont été faites sur la période de transition et la libre circulation des personnes. D’autres propositions ont été faites pour la reconnaissance mutuelle des normes réglementaires afin d’éviter des surcoûts économiques mais celles-ci se sont opposées à un refus de l’Union européenne.
Dans le livre blanc sur le Brexit paru le 12 juillet, T. May précise la position britannique sur la future relation entre le Royaume-Uni et l’Union européenne. Elle défend le maintien d’un accord de libre-échange pour les marchandises ainsi que le respect des réglementations européennes. Cette option résoudrait le problème des chaines de valeur imbriquées entre l’Union européenne et le Royaume-Uni ainsi que la question de la frontière irlandaise. Elle donnerait au Royaume-Uni une autonomie commerciale et juridique dans le secteur des services et mettrait fin à la liberté de circulation des personnes. Il s’agit d’un modèle proche de la relation qui lie l’Union européenne à la Suisse.
Pour l’Union européenne, M. Barnier a rappelé que la règlementation européenne formait un ensemble et qu’il n’était pas question de négocier un accès partiel au marché unique (« cherry picking »). Il s’agit pour l’Union européenne de soutenir une position ferme afin de décourager toute velléité de sortie … même si la Suisse, par exemple, bénéficie d’un accès au marché unique sans liberté de circulation des personnes.
Une période de transition pour quoi faire ?
La période de transition permet de prolonger le statu quo jusqu’au 31/12/2020. Elle fait partie de l’accord de retrait global et n’aura donc de valeur juridique qu’une fois l’accord de retrait finalisé.
La durée de la période de transition est calée sur l’actuel budget pluriannuel de l’UE pour plus de simplicité. Elle doit permettre au Royaume-Uni de préparer des accords de libre-échange avec des pays tiers qui seront mis en œuvre à l’issue de cette période.
Pendant cette étape de transition, la libre-circulation des personnes est maintenue et les européens qui s’installent au Royaume-Uni bénéficieront des mêmes droits que ceux qui s’y sont installés avant la date du Brexit. Enfin, la réglementation européenne reste applicable. Cependant, comme le Royaume-Uni ne fera plus partie de l’Union européenne, il perdra son droit de participer au processus de décision ainsi que ses droits de vote dans les institutions européennes.
Quels rapports de force au Royaume-Uni ?
Sur les 316 députés conservateurs, environ 150 ont voté en faveur du Brexit en juin 2016. Parmi eux, 60 députés regroupés derrière le député Jacob Rees-Mogg sont en faveur d’un Brexit dur.
Côté Labour et parti unioniste irlandais (DUP), une poignée de députés ont également fait campagne en faveur du Brexit. Aujourd’hui, la majorité de leurs troupes plaide pour un soft Brexit.
La majorité du parlement initialement en faveur d’un Bremain, s’est convertie à un soft Brexit pour limiter son impact. Du côté de la population, les derniers sondages n’indiquent pas de basculement des opinions entre les partisans d’un Brexit et d’un Bremain. En revanche, une large majorité des sondés pense que le gouvernement s’y prend mal voire très mal dans ses négociations avec l’Union européenne.
Quel rôle pour le parlement dans le processus du Brexit ?
En décembre 2017, le parlement britannique a obtenu un droit de regard sur l’accord de retrait de l’Union européenne. Pour autant, s’il venait à ne pas ratifier l’accord de retrait préparé par le gouvernement, cela n’empêcherait pas le Brexit mais conduirait à un Brexit sans accord. Son rôle est donc plus limité qu’il n’y parait au 1er abord.
Soft vs hard Brexit, quel impact ?
Le hard Brexit est perçu comme synonyme de changement radical. Cette voie impliquerait à la fois la sortie du marché unique, de l’union douanière, la fin de la liberté de mouvement des personnes et l’autonomie réglementaire.
Le soft Brexit consisterait en une solution avec un accord commercial, une forme d’union douanière et possiblement la liberté de mouvement pour les travailleurs.
Dans une hypothèse de soft Brexit, plusieurs modèles de relations sont mis en avant. Notamment ceux qu’entretient l’Union européenne avec des pays qui appartiennent à l’Espace économique européen2 mais ne font pas partie de l’Union comme la Norvège et la Suisse.
Dans le modèle norvégien, l’alignement des règles sur celles de l’Europe permet des échanges de biens et services sans tarifs douaniers. Mais des contrôles frontaliers sont maintenus pour vérifier les règles d’origine ainsi que les critères préférentiels. Le modèle suisse ne porte que sur les biens mais pas sur les services. Les pays de l’Espace Economique Européen ne participent pas à la politique agricole commune ni à la politique commune de la pêche. Enfin, l’accès plus ou moins large au marché unique implique le suivi de la règlementation européenne par secteur et de façon transversale (environnement, …) sans pouvoir participer à son élaboration.
L’accord commercial avec le Canada, le CETA est également avancé comme une possibilité. Il permet la suppression des tarifs douaniers pour la plupart des biens mais ne couvre que peu les services. En revanche, il n’impose pas d’alignement réglementaire et donc ne dispense pas des contrôles douaniers.
Enfin, la solution sans accord de retrait revient au suivi des règles de l’OMC.
Que se passerait-il si aucun accord (« no deal ») n’était trouvé entre le Royaume-Uni et l’Union Européenne ?
En cas d’absence d’accord commercial entre le RU et l’UE le 29 mars 2019 (« no deal »), l’UE et le RU ne seraient plus liés par un accord commercial particulier et leurs relations commerciales seraient régies par les règles de l’OMC.
Selon les règles de l’OMC, en absence d’accord de libre-échange (« free-trade agreement », FTA), les pays ne peuvent pas effectuer de discrimination entre leurs partenaires commerciaux : lorsqu’un pays accorde à un partenaire une baisse des droits de douane, il doit le faire pour tous ses partenaires (« most-favoured-nation »).
En cas de « no deal », l’UE appliquerait aux importations en provenance du RU les mêmes droits de douane et les mêmes contrôles que pour les pays auxquels elle n’est pas liée par un accord de libre-échange (« third country duty »). Si les droits de douane appliqués par l’UE sont généralement faibles, ils sont de 10 % sur les voitures et les composants automobiles et ils sont bien plus élevés sur certains produits agricoles (produits laitiers, céréales, produits de la pêche, boissons, tabac).
En cas de « no deal », le RU ne pourrait plus bénéficier des accords commerciaux négociés par l’UE (pays de l’Espace Economique Européen, Suisse, Mercosur, Mexique) et les droits de douane imposés sur les exportations britanniques vers les pays en question augmenteraient. Le RU appliquerait également des droits de douane sur les importations en provenance de l’UE.
Les producteurs de voitures seraient particulièrement impactés si des restrictions (droits de douane, quotas) étaient implémentées dans les relations commerciales entre le Royaume-Uni et l’Union Européenne, principalement pour deux raisons :
- les voitures produites au Royaume-Uni comportent un grand nombre de composants provenant de l’UE. Dans le cas du producteur allemand BMW, plus de 90% des composants des voitures fabriquées au RU proviennent de l’UE
- 80% des voitures produites au RU sont destinées à l’exportation.
Une société de consulting a calculé que le coût d’assemblage d’une voiture au Royaume-Uni augmenterait de 2 370 £ en cas de « no deal ». Jaguar Land Rover, le plus gros producteur d’automobiles du Royaume-Uni, a indiqué qu’un « mauvais accord sur le Brexit » coûterait à la société plus de 1,2 Mds £ de profits par an. Elle affirme qu’une sortie du marché unique remettrait en cause les 80 Mds £ d’investissements prévus au Royaume-Uni sur les cinq prochaines années et que l’avenir de ses 40 000 emplois au Royaume-Uni serait plus incertain. Pour sa part, le groupe allemand BMW a annoncé qu’il serait dans l’obligation de fermer ses usines au Royaume- Uni si l’entreprise ne pouvait pas importer rapidement et de façon sûre des composants d’Europe continentale. BMW a 4 usines au Royaume-Uni, employant plus de 7 000 personnes au total.
Airbus, qui a 14 000 employés au Royaume-Uni, a indiqué qu’une absence d’accord serait « catastrophique » car cela perturberait fortement sa chaîne de production et que « ce scénario forcerait Airbus à reconsidérer ses investissement au RU ». Globalement, un « no deal » aurait de graves conséquences pour la consommation des ménages ou pour l’investissement des entreprises.
Mais il n’y a pas que les barrières douanières ! Dans un court document, le Confederation of Business Industry (CBI), le plus important syndicat patronal britannique, a listé en octobre dernier les 5 conséquences principales d’un « no deal » :
- Une montée des coûts pour les consommateurs et les entreprises
- Des disruptions au niveau des ports et des aéroports
- Confusion généralisée, notamment au niveau des contrats et des aspects régulatoires
- Incertitude sur le sort des britanniques vivant dans l’UE et des européens vivant au RU.
- Confusion au sujet des activités de services internationales.
La réintroduction de contrôle aux frontières (au niveau des ports, des aéroports et à la sortie du tunnel sous la manche) compliquerait les importations de produits agricoles, certains contrôles phytosanitaires pouvant prendre un temps suffisant long pour empêcher la consommation. Le trafic aérien serait très perturbé. Si le Royaume-Uni quitte l’UE sans un accord sur l’aviation, les vols entre le Royaume-Uni et l’UE cesseraient immédiatement puisque les licences émises par l’UE pour effectuer des vols vers ou en provenance de l’UE ne seraient plus valides.
Chronologie :
- 23/06/2016 : Vote en faveur du Brexit
- 29/03/2017: Activation de l’article 50 du traité de Lisbonne par le Royaume-Uni. Début des négociations formelles - Mai 2017: Adoption par les 27 des directives de négociation de l’Union européenne
- Décembre 2017: Accord sur les modalités du Brexit (facture, droits des citoyens européens, Irlande)
- Mars 2018 : Accord sur la période de transition
- Octobre 2018 : Conseil européen devant examiner l’accord de retrait
- 13-14 décembre 2018 : Dernier conseil européen permettant la validation d’un accord avant ratification par les parlements nationaux
- 29/03/2019 : Date effective du Brexit
- 31/12/2020 : fin de la période de transition
NOTES
- Organisation intergouvernementale qui rassemble 47 Etats membres par le biais de normes juridiques dans les domaines de la protection des droits de l’homme, du renforcement de la démocratie et de l’Etat de droit.
- EEE : union économique qui rassemble 31 Etats européens, les 28 appartenant à l’Union européenne et 3 des 4 membres de l’Association européenne de libre-échange, Islande, Norvège et Lichtenstein.