par Nic Brown, Salima Ramdani et Micaella Feldstein, économistes chez Natixis
Le cours du baril de brut a continué de rebondir à la faveur d'un regain d'optimisme sur l'économie et de la faiblesse du dollar. La vigueur de la demande de produits pétroliers peut-elle justifier un tel redressement ? La demande d'essence, particulièrement aux États-Unis, est plus sensible à l'évolution des prix qu'à l’état de santé de l'économie mondiale, comme le montre la corrélation entre les prix de l'essence et le nombre de kilomètres parcourus par les automobilistes.
En revanche, la demande de fioul dépend fortement de la croissance économique, aussi bien termes d'énergie consommée pour la production de biens dans les pays développés que de produits finis transportés à l’échelle mondiale. La demande de kérosène peut être très sensible au cycle économique, même si d'autres facteurs inhérents au secteur des compagnies aériennes peuvent également affecter la demande de kérosène.
Plusieurs indicateurs permettent d'évaluer la demande de fioul
Contrairement à l'indice Baltic Dry, qui concerne essentiellement le transport de minerai de fer, de charbon et de céréales, l'indice Harper Peterson reflète le coût de transport par porte-conteneur, un type de navire essentiellement utilisé pour transporter des produits finis. Si l'indice Baltic Dry a fortement rebondi depuis le début d'année, tiré par la composante Cape Size relative aux navires de très gros tonnage, l'indice Harper Peterson reste proche du plancher touché en début d'année. Le volume des conteneurs entrant dans les ports américains permet de comprendre pourquoi la demande de porte-conteneurs est si faible : en juin, le volume des conteneurs à destination des États-Unis affichait une baisse de 17 à 25% en glissement annuel. Les statistiques de l'ATA le confirment : elles montrent qu’en juin les volumes transportés par camion aux États-Unis ont baissé de 14% en glissement annuel et le recul mensuel le plus prononcé depuis le début de l'année. Les porte-parole de l'ATA ont indiqué n’anticiper aucun redressement à court terme.
Aux États-Unis, la demande de fioul a fortement pâti cette année du niveau extrêmement faible du prix du gaz naturel.
Aux États-Unis, les consommateurs d'énergie ont le choix, mais il est de plus en plus intéressant de consommer du gaz naturel compte tenu de la nette dépréciation de cette source d’énergie résultant de la récente augmentation de l'offre domestique. Il est fort probable que la demande américaine de fioul reste faible jusqu'à la fin de l'année et ce, pour deux raisons :
- les réserves nord-américaines de gaz naturel remontent vers leur récent sommet et sont susceptibles d’atteindre leur niveau théorique maximum de stockage ;
- sous l’influence d’El Niño, les Etats-Unis pourraient connaître un automne et un hiver doux.
Dans les pays émergents, la demande de fioul en tant que source d'énergie devrait réagir plus favorablement à la conjoncture économique actuelle, mais il nous semble illusoire d'extrapoler les tendances observées jusqu'au milieu de l'année 2008 pour anticiper son évolution. En effet, certaines économies asiatiques avaient crû à un rythme si rapide que la production domestique d'électricité ne suffisait pas à satisfaire la demande. Un grand nombre d'entreprises s’étaient ainsi trouvées dans l’obligation de produire leur propre électricité pour répondre aux besoins non satisfaits par le réseau national. La situation s'est aggravée à l'approche des Jeux Olympiques de Pékin, les autorités chinoises ayant décidé d’augmenter les réserves de produits pétroliers à titre préventif.
Depuis, le ralentissement de la croissance a permis aux compagnies d'électricité domestiques de tirer profit de sources d'énergie bon marché, le charbon notamment, pour rattraper leur retard. Leur production couvre désormais largement la demande locale et les centrales électriques chinoises s'apprêtent même à alimenter directement les producteurs d'aluminium. Ceci pourrait contribuer à expliquer l’augmentation en juin de la quantité d'électricité produite en Chine.
Qu'en est-il du kérosène ? En début d'année, l’effondrement de l’économie pesait déjà sur la demande de transport aérien. En glissement annuel, le trafic cargo avait baissé de plus de 20% et le trafic passager d'environ 5%. Depuis, les craintes d'une pandémie de grippe A n'ont fait que renforcer les pressions pesant sur le trafic passager ; les entreprises ont continué de réduire leurs frais de déplacement et les compagnies aériennes se trouvent dans une situation financière si précaire qu'elles continuent de réduire fortement leurs capacités (en juin, le nombre de kilomètres disponibles en terme de trafic passager et de trafic cargo affichait un recul de 9,8% en glissement annuel, sa plus forte baisse depuis le début de l'année). La dissipation des craintes de pandémie pourrait susciter un rebond du trafic passager mais les compagnies aériennes ne peuvent pas se permettre actuellement d’augmenter le nombre de kilomètres disponibles en termes de trafic passagers ou de trafic cargo. La demande de transport aérien devrait connaître un redressement plus limité, même en cas de rebond prononcé de l'économie mondiale.
Dans ce contexte, on ne sera pas surpris de constater que les stocks mondiaux de produits pétroliers ont fortement augmenté depuis le début de l'année. Aux États-Unis, ceux du fioul et du kérosène dépassent de respectivement 30 et 12 leur niveau habituel à cette époque de l'année. Le niveau des stocks d'essence est proche du niveau record de ces dix dernières saisons. Quel sera l’impact d’une reprise de l'économie mondiale sur des stocks aussi pléthoriques ? Jusqu'à présent, la croissance mondiale a été fortement tributaire des investissements en capital fixe et de l'augmentation de l'activité dans le secteur de la construction. Prenons en exemple la Chine qui au premier semestre, a produit et importé d’énormes quantités d’acier et autres métaux non précieux. Peut-on s'attendre à un rééquilibrage de cette croissance en faveur de la demande finale de produits finis ? Les mesures de relance des pouvoirs publics et l'instauration de primes à la casse dans l'ensemble des grandes économies ont fortement dopé la demande de biens de consommation durables, et notamment d'automobiles. Si cette embellie se confirme, elle continuera de soutenir la demande mondiale. Cela étant, un fort redressement des dépenses de consommation nous semble peu envisageable compte tenu du niveau déjà élevé du chômage et du sous-emploi à l'échelle mondiale (actuellement en hausse), de la volonté des ménages occidentaux de réduire leur endettement et de la perspective d'un arrêt à plus ou moins court terme des plans de relance monétaire adoptés pour soutenir la demande. La demande de produits pétroliers devrait à notre avis se redresser plus lentement que l'économie mondiale.
Quelles prévisions peut-on formuler à moyen terme ? Selon l’AIE et l’OPEP, la croissance à moyen terme de la demande sera essentiellement dictée par celle des distillats intermédiaires, en particulier dans les pays émergents, dans la mesure où les pays développées devraient progressivement améliorer l’efficacité de leur parc automobile et accroître leur consommation de biocarburants. En Chine, la demande de diesel représente l’essentiel de la demande commerciale et industrielle, mais la cherté du prix du diesel est peut-être l'une des principales raisons pour lesquelles les véhicules de tourisme chinois fonctionnent essentiellement à l'essence.
Autre facteur non négligeable : le niveau élevé de l'offre d'électricité (générée à partir de charbon bon marché, de gaz naturel propre, par les centrales nucléaires ou en utilisant d’autres sources d’énergie non polluantes) pèsera sur la hausse de la demande de fioul dans des économies comme la Chine. À notre avis, les nouvelles normes CAFE et les nouvelles exigences relatives aux carburants renouvelables finiront par avoir un impact significatif sur la demande américaine d'essence, mais produiront leurs effets plus lentement que ne l'anticipe le marché. Flambée des prix pétroliers oblige, la consommation de carburants renouvelables a augmenté en 2008 mais devrait croître à un rythme beaucoup plus lent au cours des prochaines années. L'effet de l’amélioration de l'efficacité énergétique du parc automobile américain de 26 mpg (miles per gallon) à 35,5 mpg (l’objectif visé) tardera à produire ses effets car les modèles qui permettront d’atteindre cet objectif avant 2016 n’en sont encore qu’au stade de projet.
Pour nous, le scénario à long terme suggéré par l'AIE et l'OPEP n'a rien d'irréaliste, mais une hausse significative de la demande de distillats intermédiaires dans l'immédiat nous semble difficilement envisageable. La demande d'essence émanant des automobilistes chinois augmentant rapidement (grâce, dans une large mesure, aux mesures incitatives des pouvoirs publics et au prix de plus en plus abordable des automobiles pour nombre de ménages chinois), la demande mondiale d'essence pourrait à court terme augmenter tout aussi rapidement, voire plus rapidement, que celle de distillats intermédiaires.
Fatih Birol, Directeur des Etudes Economiques à l’AIE, a formulé quelques observations importantes dans un entretien qu’il a donné cette semaine. Il a indiqué que le déclin naturel de la production des champs pétroliers en exploitation était de 6,7% par an, soit bien plus que les 3,7 % précédemment anticipés par l’agence. De plus, l’essentiel de cette baisse se produit dans des pays extérieurs à l’OPEP, ce qui va progressivement accroître l’influence des producteurs de l’OPEP sur le marché pétrolier lorsque des tensions vont commencer à réapparaitre, au-delà de 2010.
Au sein de l’OPEP, il sera intéressant d’observer de quelle manière les membres soumis aux quotas de production vont réagir à l’augmentation de la production irakienne, en particulier si l’OPEP ressent la nécessité de durcir encore les quotas.
Depuis les points bas touchés en début d’année, la production irakienne a augmenté de 250 000b/j, pour atteindre environ 2,5 Mb/j. L’Irak souhaite porter sa production à 4Mb/j à court terme, puis à 6Mb/j à l’horizon 2015. S’il était couronné de succès, l’accord conclu avec BP et CNPC visant à accroître de 2Mb/j la production du champ de Rumaila contribuerait pour une grande part à atteindre ces objectifs. D’autres accords, ainsi que l’éventuelle restructuration de l’industrie pétrolière nationale, devraient également y contribuer. Si l’Irak parvient à accroître sa production, il pourrait en résulter des tensions accrues au sein de l’OPEP, particulièrement si une baisse des cours contraignait l’organisation à réduire sa production. Dans un tel scenario, certains membres de l’OPEP seraient confrontés à des difficultés financières grandissantes et pourraient se montrer peu disposées à laisser l’Irak accroître librement sa production au détriment de l’OPEP dans son ensemble.
Avant la réunion du 9 septembre, certains porte-paroles de l’OPEP ont laissé entendre qu’une nouvelle contraction des quotas pourrait s’avérer nécessaire. Mais, bien que les stocks mondiaux de pétrole et de produits pétroliers continuent à augmenter et atteignent des niveaux record, il serait très difficile pour l’OPEP de prendre une telle décision, alors que les prix sont élevés et orientés à la hausse. De nombreux membres de l’OPEP ont pour objectif des cours situés dans la fourchette $75-80 et au-delà, mais dans la conjoncture économique actuelle une baisse des quotas serait une provocation et pourrait compromettre la poursuite d’un redressement économique encore fragile.
En Chine, le NDRC, confronté aux critiques des compagnies pétrolières nationales, a affirmé qu’il maintiendrait l’actuel système de fixation des tarifs pétroliers en vertu duquel les prix sont ajustés après une hausse ou une baisse des cours du brut d’au moins 4 % sur une période de 22 jours. Les compagnies pétrolières ont souligné que ce système avait débouché sur une situation dans laquelle les produits pétroliers étaient stockés par des spéculateurs qui pouvaient aisément déterminer à quel moment les prix des produits pétroliers allaient augmenter, et qu’il en résulte une forte volatilité des ventes sur le marché domestique. Ainsi, la consommation a baissé de 3 % au T1 2009, alors que les cours du brut baissaient, puis augmenté de 5 % au T2, alors que les cours montaient. En conséquence, les importations chinoises ont augmenté d’environ 1Mb/j, entre les bas et les hauts de chacune de ces deux périodes, contribuant ainsi à alimenter la forte hausse des cours qui avait initialement déclenché le stockage de produits pétroliers en Chine.