par Patrick Artus, directeur de la recherche et des études économiques de Natixis
Il est tentant de faire le parallèle entre les bulles sur les prix des actifs "privés" qui ont été observées avant la crise (actions, immobilier, ABS…) et une bulle sur les dettes publiques qui serait observée depuis la crise. La crise opère effectivement un transfert de l'endettement privé vers l'endettement public et la liquidité excédentaire qui faisait monter anormalement les prix des actifs privés avant la crise pourrait faire monter anormalement les prix des dettes publiques après la crise, c'est-à-dire déprimer anormalement les taux d'intérêt à long terme.
L'équivalent de l'explosion des bulles sur les actifs privés serait donc un "krach obligataire" avec très forte remontée des taux d'intérêt à long terme. Mais nous ne sommes pas du tout convaincus qu'il y aura crise obligataire :
- à la différence de ce qui se passe avec les actions, les taux de change ou l'immobilier, il ne peut pas y avoir en théorie de bulle sur les obligations, puisque leur prix de remboursement futur est connu ; le bas niveau des taux d'intérêt à long terme peut alors venir simplement de l'anticipation de croissance faible et de taux d'intérêt à court terme restant très faibles ;
- les politiques monétaires des pays de l'OCDE vont rester durablement très expansionnistes, avec le chômage élevé et l'inflation basse, ce qui implique la poursuite de la monétisation des dettes publiques, du transfert des dettes publiques sur le bilan des banques centrales ;
- la monétisation des dettes publiques n'est pas seulement le fait des banques centrales des pays de l'OCDE mais aussi de celles de tous les autres pays (Asie, OPEP…) au travers de l'accumulation de réserves de change.
On ne peut donc pas parler de "bulle obligataire" : la situation est très différente de celle observée avec les actions des nouvelles technologies, par exemple, où la bulle était liée à des achats spéculatifs visant une revente rapide à un prix plus élevé. On a aujourd'hui, en ce qui concerne les dettes publiques, l'effet normal de ce qu'une partie importante de la dette publique est retirée du marché par la monétisation des banques centrales, donc que l'offre nette de dette publique est réduite.
Le risque en ce qui concerne les taux d'intérêt à long terme n'est donc pas le risque d'explosion d'une bulle, mais un risque objectif de changement de comportement des banques centrales qui réduirait la monétisation, donc la demande de titres publics. Ce changement n'aura probablement pas lieu rapidement.
Le parallèle tentant entre les bulles sur les prix des actifs privés et les bulles sur les prix des obligations publiques
On entend souvent dire qu'il y a aujourd'hui bulle sur les prix des obligations, avec le bas niveau des taux d'intérêt à long terme malgré le niveau très élevé des déficits publics.
Le parallèle avec la situation d'avant la crise est en effet tentant :
- croissance toujours très rapide de la liquidité mondiale avec à la fois les politiques monétaires très expansionnistes dans les pays de l'OCDE et l'accumulation de réserves de change, à nouveau depuis le deuxième trimestre 2009, visant à stabiliser le dollar ;
- remplacement de la très forte hausse du taux d'endettement privé (sauf au Japon) par celle du taux d'endettement public (g ; le désaffaiblit durablement la demande et conduit aux politiques budgétaires expansionnistes.
On passerait donc de bulles sur les prix des actifs privés, résultant de la canalisation de la liquidité vers ces actifs, dans une situation où c'est le secteur privé qui avait des besoins de financement importants (…) à des bulles sur les dettes publiques résultant de la canalisation de la liquidité vers l'achat de titres publics, dans une situation où c'est le secteur public qui a des besoins de financement importants désormais.
Les tenants de la théorie de la "bulle obligataire" prévoient donc un "krach obligataire", d'où une forte remontée des taux d'intérêt à long terme.
Mais il faut être prudent avec ce type d'analyse.
Pourquoi on ne peut pas parler de bulle obligataire ?
Argument # 1 : pas de bulle sur les obligations
Une bulle spéculative est une situation où les acheteurs d'un actif comptent le revendre plus tard à un prix plus élevé. Ils anticipent donc une trajectoire de hausse forte et continue pour le prix de l'actif.
Ceci est possible pour des actifs dont le prix fondamental (la valeur à long terme) est inconnu ou incertain (actions, immobilier, taux de change, matières premières…). Ce n'est pas possible pour une obligation dont la valeur future de remboursement est connue avec certitude.
Aux effets d'offre et de demande près, que nous examinons ci-après, les taux d'intérêt à long terme reflètent les taux d'intérêt à court terme futurs anticipés. Avec la faible croissance anticipée qui vient du désendettement, avec la faible inflation anticipée qui vient de la faible croissance, du maintien d'un chômage élevé, il est raisonnable d'anticiper le maintien de politiques monétaires expansionnistes qui peuvent expliquer le bas niveau des taux d'intérêt à long terme.
Argument # 2 : monétisation des dettes publiques
Nous regardons maintenant les arguments liés à l'équilibre de l'offre et de la demande d'obligations publiques.
Le fait central est qu'il y a monétisation des dettes publiques : les Banques Centrales des grands pays de l'OCDE mettent des portefeuilles importants de dettes publiques à l'actif de leur bilan via leurs opérations de politique monétaire ; les Banques Centrales des pays émergents et exportateurs de matières premières font de même par l'accumulation de réserves de change.
La monétisation des dettes publiques consiste donc à transférer les dettes publiques sur le bilan des Banques Centrales et à remplacer les dettes publiques par des liquidités dans les bilans des banques (il s'agit alors des réserves des banques auprès des Banques Centrales et des autres agents économiques (il s'agit alors d'actifs liquides, de monnaie, graphique 9, qui réaugmentent très fortement depuis le début de la crise).
La monétisation des dettes publiques réduit alors le montant de dette publique qui doit être détenu par les agents économiques privés, d'où la baisse des taux d'intérêt à long terme d'équilibre.
Synthèse : faut-il craindre l'explosion de la bulle obligataire ?
Ce qui précède montre :
- qu'il ne peut pas y avoir de vraie bulle spéculative sur une obligation, puisque son prix de remboursement futur est connu, ce qui exclut les trajectoires avec bulle où les prix anticipés de l'actif croissent toujours ;
- que les perspectives de faible croissance et de faible inflation dans les pays de l'OCDE maintiennent des anticipations de politique monétaire expansionniste ;
- que le point central est la monétisation des dettes publiques par les Banques Centrales, qui enlève du marché une partie de la dette publique, transférée sur le bilan des Banques Centrales.
Le risque n'est donc pas l'explosion d'une bulle spéculative sur les obligations, mais le changement de comportement des Banques Centrales :
- dans les grands pays de l'OCDE, réduction de la taille de leur bilan qui remettra sur le marché une partie des titres publics qu'elles détiennent ;
- dans les pays émergents et exportateurs de pétrole (Chine, pays de l'OPEP, Hong Kong… en particulier), passage à la flexibilité des taux de change et arrêt de l'accumulation de réserves de change.
Compte tenu de la situation économique (croissance faible) et des risques encourus (perte de compétitivité), nous ne pensons pas que ces deux évolutions auront lieu rapidement.