par Jean-Paul Betbèze, directeur des études économiques de Crédit Agricole
Les économistes sont divisés sur la dette publique et sur ses effets, pour la bonne raison que la dette publique est en réalité, une addition de dettes spécifiques. Chacune d’elle dépend en effet de ses origines, mais aussi de la force des économies nationales, de la conjoncture, des politiques suivies, des consensus nationaux pour les résorber… Et nous savons que ce qui se passe actuellement ne peut durer.
Les cinq dettes publiques
D’abord il y a la « dette fatale ». Elle provient de la chute d’activité et qu’il faut bien accepter pour éviter une crise majeure. Les grandes économies ont subi une récession d’une ampleur sans précédent qu’il a fallu amortir. Des dépenses de fonctionnement fixes (salaires des fonctionnaires et frais liés), des entrées fiscales diminuées, des dépenses de soutien accrues : le déficit croît.
Plus ancienne et problématique, il y a la « dette sociale », dans la lignée de Beveridge et de l’État providence, pour soutenir, aider, réduire les inégalités et permettre une croissance à moyen terme économiquement et socialement stable. Mais on sait que les aides ont des effets pervers, puisqu’il faut les financer, qu’on n’est jamais sûr de leur bonne affectation et moins encore de leurs effets secondaires : l’accoutumance de ceux qui en bénéficient, les coûts croissants de ceux qui les administrent.
Plus grave, il y a la « dette permanente », celle qui vient d’un État qui dépense trop pour sa sphère publique, d’une « économie qui vit au dessus de ses moyens » pour reprendre l’expression consacrée. Les États-Unis sont toujours citésà cet égard (pour sa dette privée), ce qui évite à la France de l’être pour sa dette publique : la sphère publique y a des frais fixes qui dépassent la capacité contributive de l’économie. Le ratio dette/PIB mesure l’accumulation des retards d’ajustements des dépenses publiques d’un côté, de la faiblesse du PIB potentiel de l’autre. Un concept apparaît alors : la « soutenabilité » de la dette, avant que son poids ne soit jugée « insoutenable » par les experts. Mais ils seront précédés, dans l’ordre, par les marchés financiers, les entrepreneurs, les agences de rating, puis viendront les politiques. Comme il y a des dettes publiques, il y a des soutenabilités.
Plus dangereuse, il y a la « dette de crise », qu’on serait tenté d’appeler la « dette Damoclès ». Elle a explosé et vient des garanties données par les pouvoirs publics à leurs systèmes bancaires.
Quand une entité est jugée too big to fail pour des raisons systémiques, elle bénéficie d’une garantie implicite de la puissance publique. On a vu ce que ceci voulait dire pour les États-Unis, mais aussi pour l’Angleterre, l’Irlande ou la Suisse. Le ratio dette/PIB y a bondi à 2,4 quand ses autorités ont décidé de garantir, pendant trois ans, les actifs de leurs grandes banques. Inévitable dira-t-on, mais jamais pris en compte jusqu’à présent.
Enfin, il y a la « dette stratégique ». C’est celle qui vient d’une dépense faite aujourd’hui pour permettre plus de croissance demain, donc moins de dette après-demain. On comprend que les pays développés cumulent actuellement ces difficultés, et que la France, avec le Grand emprunt, est un pays de dettes fatale, sociale, permanente, Damoclès, plus stratégique.
Les risques de la dette
La question est donc de mesurer les risques pris. En théorie, si les agents sont au courant de la montée de la dette, ils s’en inquiètent en se disant qu’il faudra la rembourser. Cette inquiétude les pousse à épargner (effet Ricardo), d’autres à partir vers d’autres pays jugés plus sûrs, mais personne n’est incité à investir et à innover davantage, pour renforcer la croissance et contrer l’effet Ricardo ! C’est plutôt le contraire : l’effet d’éviction est là. L’investissement public se fait en lieu et place du privé, il le freine, en attendant de l’empêcher, et on n’est pas sûr de son effet sur la croissance potentielle, au contraire. Dit autrement, sans perspective stratégique, la dette augmente, jusqu’au jour où survient la crise et montée des taux.
Le danger de cet endettement est qu’il est insidieux et complexe à réduire. La bonne politique pour réduire les déficits est d’étaler les économies publiques (c’est le cas !), de les coupler avec une politique monétaire accommodante (c’est le cas), de mener une politique de nouvelle croissance : innovations, entreprise, flexibilité des marchés (c’est un peu le cas). Car réduire les charges publiques est toujours politiquement coûteux, et certains « experts » nous expliquent que ceci réduit l’emploi et donc la progression du revenu nominal ! En bref, il faudrait attendre que l’économie privée reparte pour faire des économies publiques.
Au fond, la gestion de la dette comporte des logiques de court terme, pour soutenir la demande, et de moyen terme, pour soutenir l’offre. Surtout, les anticipations y ont un rôle essentiel – ce dont on ne parle pas assez. L’effet Ricardo, à savoir l’idée que la dépense publique n’a pas d’effet multiplicateur car elle devra être payée par de l’épargne privée, suppose un État politiquement faible et peu capable de stimuler une phase d’innovations. On comprend donc le défi du Grand emprunt français : dire que cette dette supplémentaire réduit la dette future, au moment où on entend réduire les autres.
Les marchés financiers n’aident pas
On entend souvent parler des marchés comme autant de juges des politiques suivies. En l’espèce, tel n’est pas le cas. Les marchés financiers discriminent peu entre les diverses dettes, alors qu’ils hiérarchisent entre pays, selon leurs capacités de croissance et leur crédibilité passée dans la gestion de la dette globale. L’Allemagne sort gagnante du concours de beauté, mais il ne faut pas se cacher qu’elle aide ainsi, avec l’euro, d’autres pays à gagner du temps dans leurs ajustements, c’est-à-dire à accroître leurs dettes. En outre, une non bail out clause existe aussi au sein du Pacte de stabilité et de croissance, mais les marchés se disent qu’elle a été signée il y a longtemps, dans un autre contexte, avant la crise, et que la Banque centrale a bien aidé certains pays de l’Est…
La fameuse sanction des marchés, qui arrive toujours un jour ou l’autre, prend le risque d’arriver, et tout le monde le sait.
Le risque du cynisme
Certains font remarquer que c’est la crise de la dette qui permet les ajustements, puisque les décideurs se disent qu’ils n’ont plus le temps d’attendre. Le fameux modèle suédois des années 70 a fait faillite vingt ans plus tard – ce qui a permis des milliers d’économies d’emplois publics, une reprise économique du pays, donc de son modèle, mais en plus efficace. L’Irlande vient de décider de réduire ses emplois publics et les salaires de ses fonctionnaires, mais ceci ne sera pas suffisant. Alors : « après moi le déluge », ou « attendons le déluge pour faire de grands changements » ? Cette politique peut être jugée cynique, elle est surtout irresponsable.
Pour un policy mix augmenté
Le policy mix de sortie d’une récession classique consiste à maintenir une politique monétaire accommodante, le temps de faire des économies budgétaires. Peu à peu, les agents économiques comprennent que la croissance va revenir, la dette publique sera contenue, et qu’il n’y a aucune raison d’épargner trop. L’effet Ricardo recule. Cette logique doit se retrouver, en tenant compte de la gravité de la crise.
D’abord, les politiques monétaires doivent rester accommodantes, mais en préparant plus en amont la sortie (exit strategy). Il faut qu’elle soit crédible et mesurée. Ceci ne pourra se faire que si, d’un autre côté, les politiques budgétaires deviennent plus restrictives sur la dette récurrente.
Actuellement, aux États-Unis et en Angleterre, les banques centrales financent directement le déficit ; en Europe, grâce aux taux bas, ce sont les banques qui achètent des bons du trésor. Le risque d’une réaction violente sur les taux existe donc partout, et doit être géré.
Ensuite, ce policy mix plus long que de coutume doit être mieux expliqué. L’effet Ricardo doit être combattu par une autre formation des anticipations, insistant sur le contrôle des dépenses publiques. Mais ceci ne suffit pas si les anticipations d’une croissance plus forte ne se mettent pas en place. L’effet Ricardo compare un déficit anticipé à un PIB anticipé, l’action sur le premier doit être plus forte, celle pour soutenir la croissance beaucoup plus résolue. L’Allemagne surprend quand elle réduit la fiscalité des entreprises, mais c’est cette logique qui est en œuvre. La France combine un moindre prélèvement fiscal sur les entreprises (arrêt de la taxe professionnelle) à une politique industrielle dont les effets seront visibles à dix ans (Grand emprunt). Au-delà des choix de ces deux pays, une politique proprement européenne est donc bienvenue.