par Hervé Goulletquer, économiste au Crédit Agricole
Le diagnostic conjoncturel paraît se stabiliser. Pour ce qui est des pays développés, une reprise incomplète se poursuit. Il s’agit bien d’une reprise dans la mesure où les indicateurs montrent clairement que la croissance est de retour et sans doute de façon pérenne. Il en est ainsi des chiffres du PIB les plus récents (pour les troisième et/ou quatrième trimestres de 2009) ; il en est de même des résultats des enquêtes auprès des entreprises, sensés baliser la trajectoire de l’activité au cours des prochains mois. Le caractère incomplet se perçoit de différentes manières.
Premièrement, si les données relatives au secteur manufacturier envoient des signaux encourageants, aidées par un arrêt du processus de déstockage et par une normalisation du commerce mondial, celles concernant les consommateurs et l’investissement en construction sont beaucoup plus ternes. Deuxièmement, le crédit n’est pas vraiment reparti et les incertitudes sur le nouveau cadre réglementaire, qui s’imposera au secteur bancaire, ne participeront sans doute pas d’un redémarrage spectaculaire. De plus, la spectaculaire montée des dettes publiques fragilise l’image d’une croissance saine et durable, assise sur une attention forte portée au respect des grands équilibres macroéconomiques.
Du côté des pays émergents, les perspectives sont plus flatteuses. La croissance du PIB avoisinerait les 6 % tant cette année que l’an prochain (d’abord un peu moins, puis un peu plus). Si l’Asie continue de faire la « course en tête » avec des projections supérieures à 7 %, c’est ailleurs que l’inflexion est la plus impressionnante avec le passage d’une sévère récession en 2009 à des rythmes de croissance au moins honorables en 2010. Ainsi, pour les pays de l’Europe émergente, la performance passerait de -5,5 % à +2,4 %. Bien sûr, ce tempo renforcé ou retrouvé, selon les régions, doit encore trop à la demande extérieure et pas assez aux dépenses domestiques. Mais la consolidation des grands équilibres macroéconomiques de l’essentiel des pays concernés (inflation sous contrôle, volonté de resserrer les réglages monétaires en fonction de l’évolution des prix et situation des comptes publics plutôt flatteuse) envoie une image à la fois rassurante et attractive.
Cette divergence entre les régimes de croissance des pays développés et émergents pourrait même être accentuée en termes d’attractivité relative des marchés de capitaux par des réglages de politique économique opposés. Dans le monde émergent, la force de la croissance, le faible niveau de la dette publique et la volonté de contenir les pressions inflationnistes participent de l’option de combiner resserrement de la politique monétaire avec maintien en l’état du réglage budgétaire. Ce qui se traduirait plutôt par des pressions haussières sur les taux d’intérêt réels. Au final, l’espérance de rendements anticipés élevés pour les actifs émergents devrait se traduire par davantage d’entrées de capitaux vers ces régions.
Pour ce qui est des pays avancés, la crise grecque apparaît comme un catalyseur de la prise de conscience de la nécessité de prendre sans tarder des mesures de rééquilibrage des comptes publics. Ce qui ne manquera de peser sur une reprise déjà anticipée comme faible relativement aux expériences passées. Les banques centrales devront intégrer cette composante dans leur processus de décision. Il y là de quoi confirmer que la remontée des taux directeurs, tant aux Etats-Unis qu’en Europe sera tardive et lente.
Cette opposition entre les réglages de Policy Mix des pays émergents par rapport aux pays développés renforce l’idée d’un plus fort attrait en termes d’Expected Return pour cette première zone comparée à la seconde. De façon sans doute encore plus fondamentale, ce contraste est quelque chose de perçu comme potentiellement durable. La conjonction d’une croissance potentielle assez forte (peut-être autour de 6 % ; même si l’approche est vraisemblablement à « manier avec des pincettes ») et de l’apprentissage d’une culture de la stabilité macroéconomique (inflation contrôlée, finances publiques équilibrées et comptes extérieurs en bon état) participent évidemment à la fois d’une espérance de rendements élevés et de l’idée que la perception du risque lié à ce type d’investissement est peut-être appelée à se corriger à la baisse le temps passant. En sachant que même en maintenant une approche un peu conservatrice de stabilisation du risque émergent, l’expression du ratio rendement/risque reste très favorable. C’est pourquoi il faut sans doute se préparer à des allocations de portefeuille accordant des pondérations plus élevées aux actifs émergents. D’où l’insistance particulière sur l’idée que les flux de capitaux vers les marchés émergents devraient augmenter d’une façon marquée.
Cet environnement nouveau, tant en termes de perspectives de croissance (en insistant sur la médiocrité de celles concernant les pays développés) que de volume des flux de capitaux (avant tout en direction des marchés émergents), pose de lourdes questions de politique économique.
Deux d’entre elles sont particulièrement importantes. La première concerne avant tout les Etats-Unis, l’Europe de l’ouest et sans doute aussi le Japon. Comment à la fois recréer les conditions de davantage de croissance économique (repositionner la croissance potentielle sur une trajectoire plus élevée) et revenir à un réglage plus neutre de la politique économique ; c'est-à-dire retrouver les moyens d’un interventionnisme public efficace lorsque pour une raison ou une autre l’activité s’affaiblira à nouveau dans le futur ? Pour nombre de pays européens (de l’Espagne au Royaume-Uni en passant par l’Irlande, pour ne retenir que ceux-là) et aussi pour les Etats-Unis, le moteur de la demande à l’horizon des prochaines années devra être moins la consommation des ménages ou l’investissement logement que les exportations et l’investissement des entreprises. Et ceci avant tout parce que les ménages doivent consolider leur bilan (moins de dettes et plus d’épargne accumulée).
Il n’empêche que la capacité de compenser est limitée. Le seul poids de la consommation dans le PIB est ainsi aux Etats-Unis le triple de celui du couple formé par les exportations et l’investissement des entreprises. Tout ralentissement de 1 % du premier doit être équilibré par une accélération de 3 % du second. L’objectif n’est en rien facile à atteindre et il est à craindre que le régime de croissance soit durablement affecté par ce rééquilibrage sans doute incomplet par nature. N’est-ce pas le message envoyé par les expériences allemande ou japonaise ? Il reste à espérer un nouveau choc technologique et l’arrivée d’une nouvelle offre qui trouvera d’elle-même sa propre demande.
Mais peut-on affirmer hic et nunc que cela arrivera vite ? Sans doute pas. Dans ces conditions, comment réussir à stabiliser puis à réduire le ratio dette publique sur PIB tout en revenant à des taux d’intérêt à court terme plus en harmonie avec l’expression de la neutralité monétaire et en maintenant un niveau de croissance socialement acceptable ? La question est redoutable et il ne sera pas facile d’y répondre. La lisibilité de la politique économique sera faible à l’horizon des prochains trimestres et le risque d’erreur, vraisemblablement supérieur à ce qui a pu être observé par le passé.
Du côté des pays émergents, la perspective d’un afflux potentiellement important de capitaux en provenance de l’Ouest n’est pas sans poser de difficultés. Il ne faut pas oublier que la capitalisation de l’essentiel des marchés de la zone émergente est de taille réduite relativement à celle observée dans les pays avancés. Pour ce qui est des marchés d’actions, les pays développés « pèsent » 70 % de la capitalisation mondiale ; la proportion étant encore plus élevée si on ne s’intéresse, comme il faut le faire, qu’au « flottant ». Le risque d’apparition de phénomènes de bulles est donc réel. Les conséquences seraient dommageables : durant la formation de celle-ci, d’une perte de compétitivité-prix à cause de la surévaluation de la devise à un développement excessif du crédit ; lorsqu’elle éclate, des effets-richesse négatifs à la nécessité de consolider les bilans des agents économiques. Il faut donc comprendre la préoccupation des responsables de politique économique et leur souhait de prendre des mesures pour éviter l’enclenchement de ce type de mécanisme. Des initiatives de contrôle des capitaux ont déjà été prises au Brésil et sont discutées dans certains pays asiatiques (Corée, Indonésie ou Taïwan). Bien sûr, l’efficacité de ces restrictions est sujette à discussion et il apparaît souvent que celles-ci impactent davantage la composition des entrées de capitaux que le montant total. De plus, d’autres moyens existent pour réduire le flux entrant de capitaux comme la stérilisation des réserves de change, le réglage de la politique monétaire ou les mesures prudentielles. On le voit, la « boite à outils » de la gestion du volume des capitaux en direction des marchés émergents est bien fournie. Mais on sait moins dans quelle mesure elle devra être utilisée et si la palette des remèdes choisis sera efficace. Une fois encore, la politique économique se retrouve en première ligne pour baliser des perspectives potentiellement déstabilisatrices ; sans que pour autant l’investisseur puisse être pleinement confiant sur l’efficacité des solutions mises en œuvre.
La crise nous a appris que le marché ne savait pas toujours mieux que les autres (les opérateurs prix individuellement, les responsables de la politique économique, les régulateurs ou les analystes).
L’après-crise va beaucoup solliciter les politiques économiques. Dans les pays développés, l’objectif est à la fois de normaliser les réglages très accommodants que la crise a forcé à prendre et de favoriser le renforcement d’une croissance sans doute faible au moins dans un premier temps. Dans les pays émergents, le but est d’éviter les emballements de marchés et de consolider cette culture de la stabilité apparue progressivement au cours de la décennie passée. L’enjeu est de taille et de lourdes questions de calendrier (quand faut-il bouger ?) d’outils à privilégier et du degré d’utilisation de ceux-ci vont se poser. Les marchés, pour leur part, vont être attentifs à la crédibilité et à l’efficacité attendue des mesures décidées. Gageons que la lisibilité va manquer et que le regard des investisseurs sera prudent, voire sceptique. Avoir été déçu par le marché ne veut pas dire revenir à une confiance absolue dans la politique économique.