Inde : retour à une croissance élevée

par Edgardo Torija Zane, économiste chez Natixis

Alors que les moteurs de croissance restent bien orientés, la stabilisation de l’inflation apparaît comme le principal défi à court terme. La diminution du besoin de financement du gouvernement devrait donner à la Banque Centrale plus de marges de manœuvre pour intensifier sa politique de resserrement entamée depuis le début de 2009. Avec une croissance vigoureuse, l’Inde devrait s’affirmer progressivement sur la scène internationale. Sa montée en puissance reste toujours dépendante du développement des infrastructures, principal défi structurel de l’économie indienne.

La croissance maintenue à flot en 2009, attendue à la hausse en 2010

En dépit d’un ralentissement qui lui a fait perdre environ trois points de croissance dans le sillage de la crise internationale, l’économie indienne a continué d’afficher un dynamisme remarquable. En 2009, la PIB a enregistré une expansion de 6,5%, un chiffre inférieur à la moyenne de la décennie 2000 mais largement au dessus de la croissance mondiale (contraction d’environ 2%) et de la moyenne historique du pays. L’Inde a en effet affiché un taux de croissance annuel de 4,7% depuis son indépendance de l’Empire Britannique en 1947.

Le premier facteur de résistance de l’économie indienne face à la crise est le faible poids relatif de son industrie (16% du PIB). Relativement autocentrées (60% de la production industrielle est vendue sur le marché domestique en franche expansion) les entreprises indiennes ont moins accusé l’impact de l’effondrement de la demande des consommateurs des pays industrialisés au pire moment de la crise. Après un ralentissement marqué, qui s’explique principalement par l’attentisme du consommateur indien dans un environnement incertain, s’en est suivi un rebond de la production industrielle au début de 2010 (graphique 1). Le secteur automobile, une des principales industries du pays (avec l’industrie pharmaceutique), connaît un véritable essor avec 153 mille voitures particulières vendues en février 2010, soit une hausse de 33% sur un an et un record historique qui témoigne de la reprise de la consommation privée.

Mais, ce sont surtout les secteurs des nouvelles technologies de l’information (software) et de la communication (centres d’appel), moins régulés que la production des manufactures et bénéficiant de l’abondance d’une main d’œuvre qualifiée et anglophone, qui continuent à tirer la croissance économique (graphique 2 et couverture), poursuivant leur expansion spectaculaire initié au début des années 2000.

Ce bon dynamisme de l’industrie et du secteur tertiaire n’a cependant pas été accompagné par celui de l’agriculture, dont les performances en 2009 sont médiocres en raison de la faible mousson de l’été 2009 (le niveau de précipitations a été le plus bas en quarante ans). La production agricole, dont le poids dans le PIB est de 17%, s’est contractée de 1,5%. Statistiquement, cela n’a fait perdre que 0,3 points de pourcentage de croissance mais ce chiffre ne capte pas les effets indirects de la mauvaise récolte, liés à la chute des revenus d’une bonne partie de la population. Celle-ci reste majoritaire rurale : 70% de la population vie dans des zones rurales et 52% des travailleurs sont employés dans l’agricole.

L’inflation est de retour

Outre la chute des revenus des secteurs ruraux, la mauvaise récolte « kharif » (d’automne) a été à la base d’une nouvelle phase d’accélération de l’inflation (graphique 3). La hausse du prix des produits alimentaires clés pour le panier de consommation des ménages (céréales, riz, lentilles, sucre) résultant de la contraction de l’offre et des dysfonctionnements du système de distribution explique l’essentiel de l’envolée de l’inflation (+14,8% en février). Elle n’en est pourtant pas la seule cause. La faiblesse relative de l’épargne dans le pays (comparativement à la Chine par exemple) implique une moindre accumulation de capital alors que le taux d’expansion de la demande privée et publique est élevé, entraînant assez régulièrement des tensions sur les capacités de production et des tensions inflationnistes.

L’Inde s'attaque au déficit dans son budget annuel

Le budget 2010/11 a été présenté le 26 février devant le Parlement et est entré en vigueur le 1er avril 2010. Le déficit budgétaire prévu pour 2010-11 se situe à hauteur de 5,5% du PIB, contre 6,9% pour l'année fiscale 2009/10. Le gouvernement estime que la croissance se situera à la hauteur de 8,5%.

Deux facteurs sont à la base de la réduction du déficit. Sur le plan des recettes, le gouvernement central va augmenter les droits de douane sur les importations de produits pétroliers (qui s’établissent désormais à 5% pour le pétrole brut, 7,5% pour le diesel, 10% pour les produits raffinés) et sur l’ensemble des marchandises (hausse de 2pp sur l’ensemble des biens). La hausse des droits de douane devrait rapporter 0,7% du PIB de recettes additionnelles. Le deuxième facteur est la réduction de subventions (en particulier au prix de l’essence) dont le poids total passera de 4 % à 1,7% du PIB.

Le budget 2010/11 devrait être en principe favorable à la consommation : avec la hausse de la limite des revenus exemptés d’imposition, le revenu disponible des ménages devrait augmenter sensiblement. Le changement des tranches d’imposition permet à un individu dont les revenus imposables sont de 500,000 roupies (soit USD 11,000), d’augmenter le revenu disponible de 20,000 roupies (USD 444). Pour ceux dont le revenu se situe sur les 800,000 roupies (USD 17,000), l’épargne devrait se situer à 50,000 roupies (USD 1,100). L’investissement en infrastructure est aussi l’une des priorités du budget. Le gouvernement prévoit une hausse de 30% des dépenses de capital, en particulier dans le secteur énergétique qui verra son allocation annuelle doubler.

Avec une hausse des dépenses de l’ordre de 8,5% qui devraient situer les dépenses globales à un niveau équivalent à 16% du PIB mais une augmentation encore plus importante des recettes (19,5%), qui totaliseraient 10,5% du PIB, le besoin de financement du gouvernement central devrait diminuer en 2010/11, passant de 4,503 milliards à 4,214 milliards de roupies (soit 94 milliards de dollars US).

Une partie du financement devrait venir de la vente d’actions des entreprises publiques qui rapporterait 400 milliards de roupies. Mais l’essentiel du financement (3,980 milliards de roupies) proviendra des emprunts sur le marché domestique, principalement auprès des banques et des entreprises d’assurance. La banque centrale devrait acheter des obligations publiques pour un montant de 500 milliards de roupies par des opérations d’open-market1.

Quant à la trajectoire de moyen terme du déficit et de l’endettement public, le gouvernement a annoncé l’intensification des efforts de consolidation budgétaire à l’horizon 2014, où le déficit devrait être ramené à 3% du PIB. Les autorités ont annoncé la mise en place en 2012 d’une taxe sur les biens et services -partagée entre le gouvernement central et les Etats- visant à simplifier le schéma actuel (caractérisé par la coexistence de plusieurs impôts sur la production de biens et services au niveau régional). Cet impôt devrait rapporter 1,5% du PIB de recettes additionnelles. Situé actuellement aux environs de 77%, la dette publique sur PIB devrait descendre à 68% du PIB en 2014 selon les estimations officielles. Cet effort de consolidation a bien été valorisé par Standard & Poor's, qui a relevé sa perspective sur la note souveraine de "négative" à "stable", maintenant le rating BBB- (investment grade).

La politique monétaire entre dans une phase de resserrement

Avec des besoins de financement publics en légère diminution, la politique monétaire pourrait avoir des marges additionnelles pour intensifier le retrait de sa politique accommodante sans pénaliser excessivement le coût de financement du gouvernement.

Une phase de resserrement est déjà entamée. Après avoir abaissé de 475 points de base le taux repo et de 275 points le taux reverse repo pour soutenir l'économie, la RBI (Reserve Bank of India) a commencé à durcir sa politique monétaire. En février 2010, elle a augmenté le taux de réserves obligatoires de 5% à 5,75%. Fin mars 2010, la banque centrale a augmenté le taux auquel elle prête aux banques commerciales de 25 points de base à 5% (taux repo) et a relevé le taux auquel elle emprunte aux banques de 25 points de base à 3,5% (taux reverse repo). La liquidité reste abondante, comme en témoigne le taux interbancaire, toujours très proche du plancher du corridor.

Alors que le crédit commercial est à nouveau orienté à la hausse et que la croissance rebondit, de nouvelles hausses des taux d’intérêt de politique monétaire devraient intervenir assez rapidement. Cependant, le resserrement ne sera pas brusque. La RBI doit également considérer l’effet que pourrait avoir une hausse des taux d’intérêt sur le volume des flux entrants de capitaux internationaux. Une hausse des taux pourrait encore renforcer l’afflux de capitaux et exercer une pression additionnelle sur la roupie indienne, orientée déjà à l’appréciation. Le pilotage de la politique monétaire consistera à arbitrer entre les besoins de financement du secteur public, la stabilité du taux de change (la RBI continuera d’intervenir sur les marchés de changes pour éviter une appréciation trop forte de la roupie) et la stabilité des prix, objectif qui peut rentrer en conflit avec les deux premiers, auquel cas il ne serait pas prioritaire.

Le secteur bancaire indien à l’abri de la crise mais face à des défis

Tout au long de la crise financière et en particulier lors de phases les plus aiguës dans le sillage des faillites des banques d’investissement américaines, les banques indiennes, peu exposées aux actifs « toxiques » ou à des risques de marché excessifs, se sont montrées très résistantes maintenant une rentabilité positive.

Les banques publiques (76% du système bancaire par le poids de l’actif), ont continué à attirer des dépôts, bénéficiant tout particulièrement de gains de parts de marché face aux banques privées. L’actif de ces dernières est de qualité plus risquée, en raison d’une exposition plus élevée à des activités comme les prêts immobiliers et le crédit commercial. A noter que les banques indiennes sont contraintes de maintenir 25% de leur actif en titres publics et que cette réglementation est plus que satisfaite avec une détention d’obligations publiques de l’ordre de 30% début 2010.

Les prêts non-performants restent bas (à 2,1% pour les banques publiques, 3,2% pour les privées, 4,2% pour les banques étrangères) même si les restructurations actuelles de certains prêts en difficulté (qui ne sont pas considérés comme des prêts non-performants) masquent une partie de la réalité.

A court terme, l’expansion du système et la création de liquidités via le crédit bancaire (cf. graphique 5 infra) sera probablement contrainte par la capacité des banques à augmenter leurs fonds propres. Les banques publiques bénéficieront pendant l’année fiscale 2010/11 de l’apport des fonds publics à hauteur de 3,5 milliards de dollars (dont 2 milliards de dollars financés par des prêts de la Banque Mondiale) pour maintenir les ratios de capitalisation à hauteur de 12%. Les banques privées devront avoir recours à des IPOs, tâche qui par le passé récent a été en général très réussie (graphique 6). Enfin, la capacité à prêter et la profitabilité du secteur seront également contraintes par la décision de la RBI d’augmenter les provisions sur les prêts non-performants, couverture qui doit passer de 55% à 70% (minimum) en septembre 2010.

Les échanges commerciaux toujours dans le rouge, mais la roupie indienne reste bien orientée grâce aux entrées de capitaux

Au cours des dernières années, la balance commerciale s’est fortement dégradée (graphique 7), tendance qui devrait continuer en 2010, en particulier si le pétrole venait à se renchérir. Le déficit commercial (environ 10 % du PIB) est partiellement compensé par les revenus des exportations de services et de transferts des émigrés (la diaspora indienne compte plus de 20 millions d’individus), qui limitent le déficit des transactions courantes à 2% du PIB.

Les entrées de capitaux privés (IDE et surtout investissements de portefeuille) sont largement supérieures au déficit courant depuis le deuxième trimestre de 2009, ce qui a permis la reprise de l’accumulation de réserves de change de la RBI. Après avoir enregistré une contraction de 68 milliards de dollars (dont environ 37 milliards expliqués par des effets de valorisation) dans le sillage de la crise financière internationale, qui a fait chuter le niveau des réserves à 237 milliards, les avoirs externes de la banque centrale se sont fortement récupérés, atteignant 255 milliards de dollars en mars 2010. Dans un contexte de liquidité mondiale abondante (conséquence des politiques monétaires accommodantes dans les principales économies du monde) et de diminution de l’aversion au risque, les entrées de capitaux devraient plus que compenser le déficit courant en 2010. Les pressions à l’appréciation de la roupie seront partiellement contenues par la RBI, soucieuse d’éviter que des fluctuations fortes de la devise exacerbent des déséquilibres macroéconomiques.

Le développement de l’infrastructure et la réduction de la pauvreté, les principaux défis

Avec une croissance vigoureuse et une démographie toujours très dynamique (même si le taux de croissance de la population tend à diminuer, les jeunes devront constituer la majorité de la population jusqu’à 2040), l’Inde apparaît aujourd’hui comme une puissance émergente en voie de s’imposer parmi les pays qui auront le plus de poids au XXIe siècle. Le développement de l’Inde et son affirmation sur la scène internationale est cependant un parcours semé d’obstacles.

Le premier frein à la croissance vient du sous-développement en infrastructures de transport, énergétique et d’accès à l’eau potable, qui se traduit par l’apparition régulière de goulots d’étranglement. La situation est assez critique pour ce qui est de la génération d’électricité. Plus de cent six mille villages en Inde sont complètement dépourvus d’électricité, et des coupures d’électricité sont récurrentes dans les villes -y compris les grandes mégalopoles, ce qui oblige à fermer les usines une fois par semaine. Quant à l’infrastructure de transport, le sous-développement du réseau routier se traduit entre autre par la perte d’une part considérable de la production périssable pendant l’acheminement vers et entre les villes. Le temps d’attente dans les ports et aéroports est également très supérieur à la norme internationale.

Un deuxième défi est celui d’augmenter la productivité du secteur agricole qui représente 17% du PIB mais dont dépendent les revenus de 70% de la population. Outre les inconvénients liés à l’existence de droits de propriété des terrains agricoles, seuls 42% des terres sont irriguées, ce qui rend la production dépendante des pluies.

Des dysfonctionnements graves apparaissent également en matière d’éducation. De bonne qualité dans le niveau supérieur, l’enseignement élémentaire reste très déficient. Même si l’éducation est obligatoire jusqu’à 14 ans, l’absentéisme des enseignants et des étudiants est fréquent. Le retard de l'Inde sur ce plan se traduit par un taux d’alphabétisation faible (61%) et un indice de développement humain de 0,61 (pour une échelle allant de 0 à 1) qui place le pays au 138ème rang sur 182 pays classés par les Nations Unis. Certains Etats du nord, comme le Bihar, Jharkhand et l’Uttar Pradesh affichent un IDH similaire au Niger, le pays le moins bien placé au monde selon ce critère de développement.

Alors que la phase récente de croissance a surtout été le résultat de l’expansion spectaculaire du secteur tertiaire, moins régulé que les autres activités et qui a fait de l’Inde le premier exportateur mondial des services informatiques, le dynamisme de l’industrie sera subordonné aux investissements en infrastructures et à l’amélioration de l’environnement des affaires. A ce titre, la Banque Mondiale souligne les difficultés du pays (l’Inde est située au 178ème rang au monde du classement Doing Business). Enfin, la réduction du taux de pauvreté (30% de la population) nécessite non seulement des filets de sécurité sociale mais une croissance plus « inclusive » venant d’une intensification de l’industrialisation du pays. S’attaquant à la question des infrastructures, le budget 2010/11, qui envisage une hausse considérable des dépenses en capital, pourrait constituer un bon point de départ.

NOTES

  1. Il convient de noter que l’effet net des opérations d’open-market de la RBI ne sera pas expansionniste. Dans le cadre des opérations de stérilisation des interventions de change –qui se font via le MSS (Market Stabilisation Scheme)- la RBI devrait absorber de la liquidité pour un montant supérieur à celui qu’elle injecte par la monétisation du déficit.

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