par Stéphane Monier, Directeur des investissements chez Lombard Odier
• Les États-Unis ont élaboré un plan de 2 250 milliards USD de dépenses pour moderniser les infrastructures et inverser six décennies de sous-investissement
• Les dépenses étant réparties sur plusieurs années, nous ne nous attendons pas à une accélération permanente de l’inflation
• La Chine continue de dépenser plus que le reste du monde et l’UE dispose d’un budget pour rénover ses infrastructures
• Certaines entreprises bénéficieront du plan américain, tandis que d’autres risquent de souffrir d’un relèvement de l’impôt sur les sociétés. La sélection de titres est cruciale.
La Chine a coulé plus de béton entre 2018 et 2019 que les États-Unis durant tout le 20ème siècle. L’Amérique peut désormais inverser des décennies d’investissements au ralenti et renouveler ses infrastructures vieillissantes grâce à un programme de dépenses de 2 250 milliards USD. Ce qui offre l’opportunité unique d’investir dans les gagnants potentiels de la nouvelle économie.
La relance économique post-pandémie est l’occasion de rénover les infrastructures, un domaine qui a manqué d’investissements depuis la grande crise financière de 2008-2009. La nécessité d’investir dans les infrastructures ne se limite pas aux États-Unis, même si elle y est spécialement impérieuse. En 2017, la Banque mondiale a calculé que l’écart entre les dépenses des États-Unis et les besoins du pays en investissements d’ici 20 ans pourrait s’élever à 3 800 milliards USD, soit le double de l’écart constaté en Chine (1 900 milliards USD). Après plusieurs décennies d’investissements pour moderniser son économie, la Chine se situe à un stade de développement différent ; le pays consacre déjà plus de 5% de son produit intérieur brut à des projets d’infrastructures.
Le « plan américain pour l’emploi », proposé le 31 mars par l’administration Biden, permettrait d’inverser des décennies de « désinvestissements » publics américains et de placer l’économie sur des fondements durables pour l’avenir. La proposition souligne que les États-Unis sont classés au 13e rang mondial pour la qualité de leurs infrastructures. Au cours des soixante dernières années, les dépenses du gouvernement fédéral américain en matière d’infrastructures ont reculé de plus de moitié en pourcentage du produit intérieur brut, passant de 3,8% dans les années 1960 à 1,6% durant la dernière décennie.
Les gigantesques projets de génie civil réalisés au cours du siècle dernier doivent être renforcés, remplacés ou recyclés. Selon un rapport publié le mois dernier par la Société américaines des ingénieurs civils (ASCE), les barrages, les digues, les routes, les écoles, les systèmes de transport en commun, les déchets dangereux et les infrastructures du transport aérien du pays sont en mauvais état et n’ont pas connu de réelle amélioration entre 2009 et 2021. Pour remédier à cette situation, l’ASCE a estimé que les infrastructures américaines nécessiteront un investissement de 2 390 milliards USD durant la prochaine décennie.
Payer le passeur
Entre 2015 et 2020, les États-Unis ont enregistré un déraillement de train par 30 kilomètres de voie ferrée. Près de 8% des ponts doivent être réparés ou remplacés à l’échelle nationale. Aux niveaux actuels de dépenses, les États-Unis prendraient 40 ans pour réparer l’ensemble des 45 000 ponts fragiles, indique encore l’ASCE.
La moitié des dépenses totales du plan américain servira à réparer les routes et les voies ferrées, et à moderniser les conduites d’eau en plomb et les aéroports. De plus, 620 milliards USD seront injectés dans le réseau de transport, y compris la recharge des véhicules électriques et la mise en place d’un accès universel à l’internet à haut débit.
Le président Biden veut aussi lier ces dépenses au renforcement du pouvoir des syndicats et à l’augmentation des salaires. Il a également promis des investissements dans les « infrastructures humaines », notamment dans l’éducation et la garde d’enfants.
Après avoir atteint un pic de presque 15% au moment où la pandémie a frappé, le chômage américain est déjà retombé à 6% au début de ce mois. Ce taux est encore loin du niveau le plus bas depuis 50 ans enregistré fin 2019. En effet, il subsiste encore quelque 10 millions de sans-emploi de plus qu’avant la pandémie, ce qui renforce l’argument en faveur des dépenses d’infrastructures comme soutien contra-cyclique à l’économie. La Réserve fédérale (Fed) a fait savoir qu’elle mesurait la vigueur de l’économie en observant les tendances de l’emploi à long terme et en ne se souciant que des niveaux d’inflation moyens.
Les dépenses américaines seront étalées sur de nombreuses années, ce qui limitera leur effet inflationniste. Dans les économies avancées, il se peut aussi que les grands projets se heurtent à des difficultés imprévues. A Boston dans le Massachusetts, les travaux concernant un tunnel routier, approuvés pour la première fois en 1982 et budgétés à 2,6 milliards de dollars, ont fini par durer seize ans et coûter près de six fois plus cher que prévu. L’aéroport Brandenburg de Berlin a ouvert en octobre 2020, avec neuf ans de retard et un coût trois fois supérieur à la somme budgétée.
En outre, la Fed réagit désormais de manière asymétrique aux chocs d’inflation. Pour ces raisons, nous ne pensons pas que l’interaction entre l’inflation et ces dépenses déclenchera une poussée inflationniste ; par ailleurs, elle ne devrait pas avoir d’impact significatif sur le dollar.
Les dépenses en Chine et en Europe
La vision pluridécennale de la Chine en matière de leadership économique prévoit de lier à ses capacités militaires les investissements qu’elle consent dans les infrastructures de secteurs tels que l’intelligence artificielle et la fabrication de semi-conducteurs.
La Chine, qui se situe à un stade très différent de son évolution économique, continue de dépenser plus que le reste du monde. Au cours des deux prochaines décennies, la deuxième économie mondiale devra consacrer 28 000 milliards de dollars à ses infrastructures si elle entend suivre le rythme de son développement, selon les estimations de la Banque mondiale en 2017.
Les investissements en infrastructures de l’Union européenne sont en déclin depuis 2010 environ, dans le sillage de la grande crise financière. En 2017, les dépenses de l’UE en la matière équivalaient à 2,7% du PIB et cette parcimonie a fait des ravages jusque dans les nations les plus riches du continent. L’Allemagne possède l’un des pires réseaux numériques parmi les économies avancées de la planète, selon l’Organisation de coopération et de développement économiques, tandis que d’autres nations, comme l’Espagne et l’Irlande, ont taillé dans les coûts afin de faire face à la crise financière de 2008-2009. Au Royaume-Uni, le Trésor a promis d’investir 100 milliards GBP dans les dépenses d’infrastructure économique.
L’Union européenne a d’ores et déjà énoncé son programme de dépenses. L’année dernière, elle a établi un plan de relance de 1 800 milliards EUR, qui comprend son budget septennal de 1 150 milliards EUR et un fonds de relance « Nouvelle génération » de 750 milliards EUR. Les 27 États membres ont pour ambition de transformer leurs infrastructures dans les secteurs de l’énergie, des transports, de l’agriculture et de la santé. Sur ce total, quelque 1 000 milliards EUR sont liés à l’objectif de neutralité carbone nette fixé par l’Union pour 2050.
Dépenses climatiques
Le projet de loi proposé par les États-Unis comprend des projets spécifiques au climat pour un montant de quelque 670 milliards USD, soit un tiers de la somme totale. L’objectif est de garantir une économie neutre en carbone d’ici 2050, notamment une électricité sans carbone d’ici 2035, et de mettre fin aux allègements fiscaux et autres subventions accordés aux industries des combustibles fossiles. Le plan prévoit également de maintenir pendant dix ans les crédits d’impôt pour l’énergie éolienne et solaire, d’offrir aux consommateurs des incitations pour les véhicules électriques et d’améliorer le réseau ferroviaire.
S’il s’agit d’une contribution considérable à l’avenir durable de l’Amérique, il convient de la considérer à la lumière des dépenses en matière de subventions aux combustibles fossiles. Le président Biden a engagé son pays à supprimer ces aides, évaluées à 650 milliards USD par an par le Fonds monétaire international. Cette évolution ne se limite pas aux États-Unis. Alors que le monde dépense des sommes record pour s’attaquer aux problèmes environnementaux et de soutenabilité, des subventions et des lois nuisibles sapent ces ambitions environnementales. À l’échelle mondiale, 6,5% du PIB, soit 5 200 milliards USD, servent à subventionner les combustibles fossiles, éclipsant les 4,5% du PIB mondial consacrés à l’éducation.
Qui seront les bénéficiaires ?
Les bénéfices de ces programmes de dépenses pour l’économie américaine devraient être visibles au cours de ces huit prochaines années, tandis que l’effet négatif des augmentations d’impôts ne se fera sentir qu’au bout de quinze ans. Beaucoup dépend du niveau absolu final des hausses d’impôts.
Les 1 700 milliards de dollars de ce plan affectés aux projets physiques profiteront, à long terme, à des secteurs tels que les transports et les véhicules électriques, la construction, les services publics, la production manufacturière et la recherche. Ce plan soutiendra également le secteur industriel, celui des métaux et des minerais et l’industrie des semi-conducteurs. Pour générer de meilleures performances d’investissement, il s’agira de sélectionner les bonnes entreprises, plutôt que de d’adopter une vue sectorielle.
Du côté moins positif, les secteurs de la technologie, de la santé et des biens de consommation seront probablement les plus touchés par un relèvement de l’impôt sur les sociétés. Dans l’ensemble, si l’on devait recourir à une telle hausse pour compenser le coût des programmes de dépenses d’infrastructures, le consensus indique une réduction moyenne de 7 à 10% du bénéfice par action du S&P 500.
Le contexte macroéconomique extérieur aura également une incidence sur le dollar américain. Si les États-Unis poursuivent leurs mesures de relance budgétaire pendant que le reste du monde stagne, leur devise s’appréciera. En revanche, l’amélioration de la croissance mondiale et du commerce international pourrait réduire la demande en dollars.
Compromis politique
L’enveloppe doit encore obtenir le soutien des adversaires politiques de M. Biden au Congrès, ce qui implique quelques compromis. Nous nous attendons à un accord au troisième trimestre de cette année avec un résultat proche des propositions initiales. Les dépenses bénéficient d’un certain soutien chez les républicains, du fait qu’un plan d’infrastructures a déjà été esquissé sous l’administration Trump. Conjugués à la volonté d’éviter les erreurs politiques commises il y a dix ans suite à la crise financière, l’impact économique de la pandémie et la concurrence avec la Chine pourraient aider le processus politique.