par Nathan Quentric, Economiste chez Crédit Agricole
Début novembre 2020, débutait le conflit entre le gouvernement d’Abiy Ahmed et les forces de la petite région du Tigré (6 millions d’habitants contre 106 millions dans le reste du pays). Tout laissait à penser que les combats seraient longs et âpres : le pedigree militaire des forces tigréennes, le poids politique à l’échelle nationale du Parti tigréen jusqu’à l’arrivée d’Abiy Ahmed au pouvoir, permettant d’amasser du matériel, ou encore une posture politique des responsables tigréens projetant un certain degré de confiance dans leur capacité à résister.
Pourtant, à peine un mois plus tard, les principales villes de la région étaient tombées aux mains des forces gouvernementales, les dirigeants tigréens étaient en fuite et leurs combattants s’étaient réfugiés dans les campagnes dans l’espoir de poursuivre la lutte par la guérilla. Dès la fin novembre, Abiy Ahmed se permettait donc de proclamer le succès de cette « opération de maintien de l’ordre », en annonçant que le gouvernement avait acquis un contrôle total sur la région.
Peu d’images, beaucoup d’atrocités
Depuis, très peu d’informations avaient pu filtrer sur la situation militaire dans la région. Un nombre croissant d’acteurs internationaux faisaient état d’atrocités et de crimes de guerre commis par les forces gouvernementales et leurs alliés érythréens. Certains de ces crimes montraient d’ailleurs que les combats n’avaient pas vraiment cessés, comme le récent bombardement aérien d’un village tigréen qui a fait plus de 50 morts. Par ailleurs, d’après la communauté internationale, entre 350 000 et 900 000 personnes feraient face à une situation de famine, tandis que plus de 5 des 6 millions d’habitants seraient en situation d’insécurité alimentaire sévère, par la faute du gouvernement d’Addis-Abeba.
Alors que le pays est en pleine négociation pour restructurer sa dette publique externe avec le G20 et que les problèmes de liquidité rendent l’aide internationale plus indispensable que jamais, la pression internationale, venant principalement de l’Union européenne et des États-Unis, s’est intensifiée.
Retournement inattendu et retour de la guerre ?
Indépendamment de leur importance, ce ne sont pas ces efforts diplomatiques qui aujourd’hui rebattent les cartes du conflit, mais une contre-offensive menée par les forces tigréennes. Celle-ci a permis la reprise de nombreuses villes, dont la capitale régionale Mekele, et mène au retrait des forces gouvernementales. Cet inattendu retournement est, sans que le gouvernement ou l’armée éthiopienne ne l’admettent, ce qui aurait forcé l’annonce d’un cessez-le-feu unilatéral. La pression internationale pour amener le gouvernement à réduire durablement l’intensité des combats est forte. Le gouvernement américain a, par exemple, menacé l’Éthiopie de nouvelles sanctions si le cessez-le-feu n’était pas rendu permanent ou si les forces fédérales tentaient de réoccuper la région. La sincérité du gouvernement dans ce cessez-le-feu sera également jugée à l’aune de l’amélioration de la situation humanitaire sur le terrain.
Selon un communiqué, les forces tigréennes n’auraient de leur côté pas répondu à cet appel au cessez-le-feu, promettant de poursuivre leurs efforts pour libérer l’ensemble de la région. Le communiqué faisant état de la libération de Mekele a d’ailleurs été transmis au nom d’un « Gouvernement de l’État national du Tigré ». Les scènes de liesse observées au Tigré rappellent qu’au-delà des équilibres militaires et des déclarations de souveraineté, le gouvernement fédéral aura tout le mal du monde à ce qu’une future présence éthiopienne dans la région ne soit pas perçue comme une occupation. La participation de l’armée érythréenne au conflit a grandement nourri ce sentiment.
Peu d’espace pour une solution politique
Avec la fin des élections et une victoire probable du parti d’Abiy Ahmed (le Prosperity Party), la pression politique pour continuer cette guerre est redescendue. Néanmoins, l’implication dans le conflit de forces qu’Abiy Ahmed ne peut pleinement contrôler, que ce soit l’Érythrée ou les milices à dimension ethnique (principalement Amhara), entrave la capacité du gouvernement fédéral à se diriger vers une solution politique pérenne. En effet, avec la participation des milices Amhara, la guerre civile au Tigré s’est doublée d’une lutte territoriale irrédentiste amhara, non seulement au Tigré, mais aussi dans d’autres régions éthiopiennes. Aujourd’hui, l’ouest du Tigré demeure occupé par ces milices qui considèrent ce territoire comme leur appartenant. Les conditions d’occupation dans cette partie du Tigré ont mené le secrétaire d’État américain Anthony Blinken à dénoncer un « nettoyage ethnique ». La suite de ce que beaucoup de Tigréens considèrent comme une lutte de libération, soit la reconquête de l’ouest de la région, pourrait donc entériner un tournant franchement ethno-nationaliste à la guerre, éloignant les maigres espoirs d’une paix rapide.
Notre opinion – Ce revers militaire est pour le gouvernement d’Abiy Ahmed un casse-tête politique. La faute originelle d’avoir voulu compenser les faiblesses militaires de l’armée fédérale, et politiques du Prosperity Party, par une alliance sur le terrain avec des milices Amhara pourrait aujourd’hui aggraver la déstabilisation locale et régionale. Une ethnicisation du conflit serait probablement suivie d’une régionalisation de celui-ci. Le porte-parole du mouvement tigréen a ainsi récemment déclaré que l’objectif militaire tigréen étant désormais de dégrader les capacités militaires de ses adversaires, l’armée tigréenne était prête à porter les combats en territoire amhara ou érythréen. Sans revirement politique du gouvernement fédéral en faveur de l’aide humanitaire, la fin du semblant de contrôle que l’armée fédérale aurait exercé sur l’armée érythréenne et les milices Amhara signifierait pour la population tigréenne que la situation humanitaire pourrait encore s’aggraver. Quant à l’efficacité de la réaction de la communauté internationale pour éviter ce drame, elle reste encore à prouver…
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