par Tania Sollogoub, Economiste chez Crédit Agricole
Quel est l’état de l’économie russe ? S’il y a une chose qui traverse toute l’économie russe et la caractérise le mieux aujourd’hui, c’est l’empreinte de la stratégie de l’État. Pour trois raisons : à cause de la place de ce dernier dans l’économie (dans les banques, les structures de production et l’emploi) ; à cause des sanctions internationales ; mais aussi, plus largement, plus anciennement, à cause d’une posture stratégique de puissance traditionnelle et constitutive de l’État.
En Russie, on ne doit donc jamais l’oublier, y compris dans les analyses conjoncturelles à court terme : s’il s’agit d’un domaine stratégique (et ils sont de plus en plus nombreux), c’est la logique politique qui l’emportera.
Les deux piliers de la politique publique russe
Cela se traduit par deux axes de politiques publiques. Le premier pilier, c’est qu’elles vont toujours privilégier la prudence, la stabilité et l’autonomie vis-à-vis de l’extérieur. Le second, c’est en filigrane, l’impératif de la puissance. Ainsi, l’obsession de V. Poutine pour la digitalisation de son pays a été moult fois martelée. « L’intelligence artificielle est non seulement l’avenir de la Russie, mais de toute l’humanité », déclare-t-il en 2018. Il poursuit : « Le pays leader en la matière deviendra maître du monde ». Cela peut sembler une lapalissade, mais il est important de rappeler que c’est la priorité du Kremlin depuis longtemps…
Ironie de l’histoire : les pays occidentaux qui aspirent à nouveau aux vertus de la planification stratégique vont entrer dans un monde que la Russie n’a jamais quitté ! Cela explique certes beaucoup de sa faible croissance potentielle, car l’État peine à augmenter une productivité qui n’est qu’à 40% des niveaux américains ; mais beaucoup aussi de sa grande résilience, qui est l’argument que les agences de notation soulignent, pour expliquer le rating stable de ce pays. Cela a permis de résister aux sanctions et à la Covid-19, mais cela a gelé le dynamisme économique. C’est toute l’équation que la Russie n’arrive pas à résoudre : comment être résilient ET dynamique.
Budget, monnaie, dette, réserves : prudence, résilience, autonomie…
Tout cela est visible dans la façon dont l’État russe gère la crise sanitaire.Non seulement l’allocation d’aides exceptionnelles a été très limitée (selon les estimations entre 2 et 4% du PIB), mais les équilibres budgétaires reviennent vite à l’équilibre avec un solde primaire positif en 2021, et un déficit qui pourrait être de l’ordre de -0,5% du PIB selon Standard and Poor’s. Par ailleurs, l’État cherche à profiter du cycle de hausse du prix des matières premières et n’hésite pas à préempter la rente en imposant une taxe temporaire sur les métaux qui va coûter 2,3 milliards de dollars aux producteurs et qui pourrait devenir permanente. La hausse de l’impôt sur les hauts revenus a été décidée en pleine épidémie, rompant avec le régime d’imposition unique qui a été le marqueur, en 2001, des réformes de V. Poutine.
Même constat du côté de la politique monétaire. La Banque centrale russe est aujourd’hui l’une des plus rigoureuse du monde ; elle a, à nouveau, récemment augmenté ses taux de 25 points de base, à 6,75%. Il faut dire que l’inflation russe, à 6,7% en septembre, est poussée à la hausse par toutes ses composantes. Externes d’abord, car 70% de la hausse des prix alimentaires et 50% du non alimentaire, selon Alfa Bank, seraient liées à des facteurs globaux de problèmes d’approvisionnement.
En interne, le taux de chômage est au plus bas (4,5%), marqué par la baisse des entrées migratoires, alors que le taux de vacances des emplois est au plus haut ; tandis que la hausse des salaires réels et du crédit, ainsi que la désépargne poussent les ventes au détail, qui ont été l’un des moteurs de la reprise au deuxième trimestre. Dans ce contexte, les anticipations d’inflation sont très hautes et on peut craindre que la reprise ne se transforme directement en surchauffe.
De fait, la croissance du PIB est en train d’être révisée à la hausse, et aurait été de 4,8% sur 7 mois, selon le ministère du Développement économique. C’est tout cela que pilote la Banque centrale avec beaucoup de doigté, et surtout une forte crédibilité, en interne comme en externe. Il n’en reste pas moins que le taux d’entreprises « zombies » serait de 10 à 15%, selon la Higher School of Economics, ce qui incite à surveiller l’évolution des créances douteuses dans les banques dans les mois qui viennent.
Du côté des comptes extérieurs, la reprise des exportations a été portée par des effets prix, bien sûr, pétrole oblige, mais aussi des effets volumesfavorables sur le gaz, le charbon, les fertilisants, les métaux et le bois. 37% des exportations sont dirigées vers l’Union européenne et 15% vers la Chine (respectivement 33% et 23% pour les importations). Au final, et avec la résorption du traditionnel déficit dans le tourisme, la Russie a un excédent courant solide, et cela aide à augmenter régulièrement les réserves de change de la Banque centrale, qui sont la clé, avec la faible dette publique, de l’autonomie souveraine russe (d’autant que la part du dollar baisse régulièrement).
La Russie est donc gérée comme une forteresse et le choix de remplacer aux postes de pouvoir les hommes de la vieille garde poutinienne par une armée de jeunes technocrates très bien formés n’y est pas pour rien, clé de voûte d’un appareil administratif qui a remplacé celui du parti soviétique, et qui en garde beaucoup des caractéristiques, idéologie en moins. En Russie, l’effet d’éviction des pouvoirs publics ne se fait pas par la dette mais par les ressources humaines ! Tout cela rend le pays solide face aux chocs externes mais est-ce suffisant pour sortir la croissance potentielle d’un chemin plat ?
Digitalisation : les cerveaux, les institutions et le caillou dans la chaussure
La digitalisation accélérée pourrait être une des solutions bien que, pour l’instant, la contribution au PIB ne dépasse pas 5%. Dans ce domaine, la Russie a des atouts, notamment du côté des ressources humaines et de l’appétence de la population. Dans le classement 2020 du Network Readiness Index, on remarquera que la Russie est mieux classée que la France dans deux domaines : les compétences en matières de nouvelles technologiques russes et le gender gap (sans surprise, car bien que le conservatisme russe soit un problème sur la question du genre, l’autonomie des femmes et leur forte participation à la vie publique a été une constante depuis la révolution russe. Paradoxe du féminisme à la russe…).
La position russe n’est pas mauvaise non plus en matière d’utilisateurs internet, de digitalisation du secteur financier ou du e-commerce, secteurs dans lesquels le pays est dans les 50 premiers mondiaux. En revanche, le retard est très net en ce qui concerne la régulation et la gouvernance. On retrouve dans le secteur internet le talon d’Achille de toute l’histoire de la transition russe…
De fait, si la Russie a les moyens et les compétences de concourir le grand challenge digital, elle risque d’être rattrapée par d’autres faiblesses. Ainsi, il va falloir convaincre les jeunes diplômés de rester et de se plaire dans ces villes du futur, comme Innopolis, où l’on teste des voitures sans chauffeur. Il va aussi falloir convaincre ces mêmes jeunes de se sentir à l’aise dans un univers de plus en plus répressif sur la toile, alors même qu’ils font en général partie d’une frange politique d’activistes, dans le digne héritage de « l’esprit sillicon valley ». Beaucoup de chercheurs en sciences politiques soulignent les contradictions entre innovation et totalitarisme digital… Cela peut être le gros caillou dans la chaussure d’un certain nombre de pays…
Il va falloir améliorer la digitalisation des administrations publiques puisque, selon la Banque mondiale, à peine 10% des structures administratives locales répondraient aux objectifs fixés par le gouvernement. Enfin, et surtout, il va falloir piloter de concert l’équipage digitalisation/transition climatique, d’autant que ce dernier point est une préoccupation politique très importante chez les jeunes. Selon le Centre Levada, cela arrive devant les questions de corruption. La Russie n’échappera pas au choc politique de la génération-Greta. La jeune administration technocrate est la réponse du gouvernement à l’usure du pouvoir, reste à savoir si cela va suffire pour s’engager dans les transitions structurelles, digitales et climatiques.