par Tania Sollogoub, Economiste chez Crédit Agricole
Selon le ministre de la Défense taïwanais, la tension militaire est au plus haut depuis 40 ans avec la Chine continentale. La récente déclaration de Joe Biden à propos du soutien que son pays apporterait à l’Île en cas d’attaque a fait monter d’un cran l’inquiétude, laissant redouter aux observateurs du monde entier que les États-Unis ne soient en train de sortir de leur traditionnelle « ambiguïté stratégique » – ce statu quo qui leur permet de livrer des armes sans reconnaître officiellement la souveraineté de l’Île, ni définir précisément la nature de l’aide en cas de conflit. Le doute quant à une véritable (r)évolution stratégique américaine semblait d’autant plus justifié que le président avait déjà fait une remarque très similaire en août. Mais que nenni ! L’administration américaine, visiblement embarrassée, a immédiatement réaffirmé son attachement à la ligne de l’ambiguïté stratégique. Du côté chinois, le président réagissait tout aussi rapidement pour rappeler l’absence totale de compromis possible de la part de Pékin sur le sujet de Taïwan.
Cafouillages diplomatiques et bruits de bottes donnent une réalité au risque de guerre ouverte, et le mot est tout aussi décrié ouvertement dans les médias : il est passé en moins de cinq ans du domaine commercial au domaine militaire, en envahissant au passage le cyberespace… Mais, pour des citoyens occidentaux habitués à la paix, comment « habiter » psychologiquement cet univers marqué par des menaces militaires majeures ? La question vaut pour les entreprises : s’agit-il d’un marqueur durable de notre environnement ? Dans quelle mesure les tensions autour de Taïwan en sont-elles le révélateur ?
Derrière les droits de l’Homme, la bataille hégémonique
Ces tensions rappellent, en premier lieu, la nature très spécifique de l’affrontement géopolitique des États-Unis avec la Chine qu’il faut désormais prendre systématiquement comme base avant de tracer un scénario prospectif global. Biden, Trump ou Mister Smith, peu importe. Il s’agit d’une tension hégémonique, grand classique des politologues[1] qui nous permettent de ne pas oublier que derrière les habits « confortables » (et très clivants) de l’affrontement idéologique – la défense des droits de l’Homme pour les Américains contre la proposition d’une autre version de la mondialisation pour les Chinois – se déroule surtout un affrontement de puissance.
Concrètement, cela signifie que la tension se déploie dans tous les domaines de puissance, traditionnels (du commerce au militaire, en passant par la diplomatie, l’économie, le soft power, etc.) mais aussi « nouveaux » (le cyberespace et le spatial), visibles ou invisibles[2]. De plus, les interdépendances des acteurs sont telles, nées de la globalisation, que la définition de la puissance se perd à l’aune des chaînes de valeurs complexes. Dit autrement : que signifie être une grande puissance militaire si on ne sait plus fabriquer son Doliprane ? De la même façon, la miniaturisation des armes nucléaires et le contrôle de plus en plus difficile de la dissémination brouillent les notions géopolitiques de « grand » et de « petit » pays. Il suffit de posséder une arme de ce type pour rentrer sur la scène globale, Corée du Nord en tête.
Contrôler les verrous
En fait, aucune grande puissance ne peut plus contrôler les terrains d’affrontement du monde entier. Mener la guerre hégémonique signifie donc qu’il faut surtout identifier les flux, les ramifications, les nœuds stratégiques. On parlera de la même manière d’un détroit géographique ou d’un secteur clé, comme les semi-conducteurs. L’accès technique aux puces les plus petites, par exemple, est devenu un véritable « territoire » que les États-Unis et leurs alliés vont surveiller avec la même acuité[3]que le détroit de Malacca… Le seuil technologique se transforme en seuil géopolitique.
Par ailleurs, la digitalisation des économies est aussi en train de modifier le champ de la puissance en créant les conditions d’une « guerre hors limites », du nom de ce livre de deux militaires chinois qui, dès 1999, pressentaient la puissance stratégique des objets connectés. Kissinger avait raison d’alerter, lui aussi : la numérisation participe aux tensions géopolitiques en créant un nouvel espace international d’affrontement sans règles. La question n’est pas de refuser la modernisation mais de prendre la mesure de l’impréparation de nos sociétés à une telle transformation[4], plutôt subie que pilotée par un projet politique préalablement défini. La promesse économique de gains de productivité ne doit pas effacer le coût politique.
L’affrontement hégémonique va donc durer longtemps et il est littéralement en train de redéfinir tous les équilibres internationaux. C’est notre nouvel environnement de pensée et d’action, un « New Normal », diraient les marchés, qui peut interférer brusquement dans certaines opérations. La principale question que doivent se poser les agents économiques est donc : suis-je dans un secteur qui peut être considéré comme stratégique par l’un ou l’autre des États avec lequel je travaille ou dont je dépends ? Si c’est le cas, des scénarios de stress doivent être construits et réévalués régulièrement.
Les effets de la fragmentation géopolitique globale
Cependant, les événements taïwanais doivent aussi se lire dans le cadre d’une fragmentation géopolitique générale, autre grande tendance qui participe à la redéfinition des équilibres politiques internationaux. En effet, beaucoup d’acteurs locaux « opportunistes » sont en train de bouger dans leur espace d’influence, soit par résurgence d’une ambition impériale (Turquie évidemment), soit pour profiter des espaces d’action ouverts par la désorganisation globale – le conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie n’en est que l’un des symptômes. Quant à la Russie, l’affrontement global entre les États-Unis et la Chine lui ouvre aussi une marge de manœuvre en Méditerranée, au Moyen-Orient, en Afrique… Au final, beaucoup de zones sont désormais marquées par les mouvements stratégiques plus actifs de certains pays, notamment sur le pourtour méditerranéen (gaz oblige…) et au Moyen-Orient.
Pour tous les États, le souci accru de souveraineté nationale et d’autonomie stratégique est également un accélérateur des tensions géopolitiques. En fait, cette nouvelle primauté des États est un énorme « game changer » qui va déplacer tous les équilibres politiques, économiques et institutionnels extérieurs et intérieurs des pays. Les grandes entreprises publiques ou privées doivent dorénavant articuler les points de contact de leur stratégie avec des politiques publiques qui vont s’orienter vers le structurel et le long terme, tout en garantissant les approvisionnements stratégiques.
Enfin, les événements taïwanais marquent aussi la colère croissante des populations, et ce n’est pas le moins important, bien au contraire. C’est même l’une des causes les plus profondes des guerres, selon Clausewitz. Aux États-Unis, le consensus bipartisan est désormais bien installé dès qu’il s’agit d’un vote concernant la Chine. En revanche, l’intérêt de la population pour le sujet est plus récent, mais Trump et la crise sanitaire sont passés par là. Cet été, un sondage du Chicago Council on Global Affairs pointait le fait qu’une majorité d’Américains seraient en faveur d’une reconnaissance de Taïwan par les États-Unis… On est donc proches, de plus en plus proches, des lignes rouges. A. Blinken reconnaissait lui-même que le risque d’incident ou de « miscalculation » devenait très élevé.
Dans ce contexte, quels sont les scénarios stratégiques autour de Taïwan ?
La plupart considèrent qu’un affrontement ne serait de l’intérêt d’aucun des belligérants, que leurs fragilités intérieures incitent à gagner du temps. La Chine est en pleine tension financière ; quant aux États-Unis, ce ne sont pas six mois de présidence Biden qui peuvent résorber des clivages sociaux, culturels et politiques si profonds. Pour les républicains, 44% veulent que Trump se représente aux prochaines élections et 67% qu’il reste une figure majeure du parti.
Dans cette perspective, les tensions actuelles participeraient donc de ce régime dit de « coopétition » qui reste le scénario central, d’autant qu’il a été évoqué par les Américains comme par les Chinois. Il est fait à la fois de compétition dans les secteurs et lieux stratégiques, mais potentiellement de coopération dans des domaines ressortant des biens publics mondiaux. Considérant l’escalade actuelle, il faudrait cependant que des signes d’apaisement se dessinent vite, ce qui n’empêcherait pas d’ailleurs que des tensions perdurent en même temps dans d’autres domaines (notamment sur les échanges de biens technologiques). Inconvénient pour les investisseurs : ce déploiement ambigu de la relation sera difficile à lire et risque d’augmenter la volatilité des anticipations de marché.
Cependant, la « coopétition » a ses limites. D’une part, elle devient dangereuse si l’un des belligérants est trop faible politiquement en interne. Cela peut l’inciter à aller chercher de la légitimité dans le fait guerrier. D’autre part, un déclenchement de conflit à Taïwan mettrait aussi bien l’Otan, l’Europe que les États-Unis eux-mêmes dans une position très délicate… La Chine peut être tentée de provoquer le dilemme et le problème d’alliance. De fait, l’affrontement hégémonique est aussi une guerre à bas bruit dans laquelle les alliances vont jouer un rôle majeur. L’affaire Aukus n’a fait que mettre en lumière la formation d’un bloc anti-chinois assez puissant en Asie. Mais n’oublions pas que cela pousse au rapprochement de la Chine avec la Russie – réponse naturelle à la stratégie du « double ennemi » américain. De là à ce que ce rapprochement se transforme un jour en action plus coordonnée russo-chinoise, cela deviendrait le problème stratégique majeur des Américains et des Européens.
NOTES
[1] Robert Gilpin, “War and Change in World Politics”, Cambridge University Press, 2010
[2] Thomas Gomart, Guerres invisibles, Tallandier, 2021
[3] Rabindra Rengaradjalou, Les semi-conducteurs incontournables, au cœur d’enjeux géopolitiques, Focus en page 10 de la publication Monde – Scénario macro-économique 2021-2022
[4] Henry Kissinger, « How the Enlightenment Ends », The Atlantic, 2018
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