par Hervé Goulletquer, économiste au Crédit Agricole
Les marchés paraissent être dans une attitude de sur-réaction. Voici quelques mauvais chiffres sur l’économie américaine, et, l’aversion pour le risque de repartir à la hausse, les marchés actions de se mettre en berne et les rendements des titres d’État des pays-références d’atteindre des niveaux très faibles. Voilà une série de chiffres meilleurs qu’attendu, même si ce n’est que relativement à une cible le plus souvent modeste eu égard à la prudence actuelle des confiance des ménages et taux de chômage économistes, et par des enclenchements à l’opposé de se mettre en place.
Cette sorte de désarroi traduit la difficulté du moment à se poser les bonnes questions. La principale preuve est sans doute à trouver dans le débat sur le risque pour les États-Unis de retomber en récession (le fameux double dip, selon l’expression anglaise). Celui-ci est vraisemblablement mal engagé et ceci à un double titre : la nature de la récession et le message envoyé par les indicateurs sensés capter les signes annonciateurs d’un retournement.
Commençons par scruter ce que les indicateurs disent. Dans le cas de l’économie américaine, dont le repérage des mouvements cycliques (reprise, maturité, surchauffe et récession) est un exercice assez bien maîtrisé, les indicateurs avancés (les fameux leading indicators) n’envoient pas à ce jour de signes de retournement de l’activité ; qu’il s’agisse de la dynamique des stocks ou de la durée hebdomadaire du travail, pour ce qui est de la sphère réelle ou de la forme de la courbe des taux, pour ce qui est des marchés de capitaux (pour ne retenir que ces quelques variables). Les stocks ne sont pas à des niveaux si élevés qu’une correction baissière imminente soit à redouter, la durée du travail n’est pas en train de s’effondrer et la courbe des taux est très pentue. A ce titre, le double dip ne paraît pas poindre à l’horizon immédiat.
Penchons-nous maintenant sur la nature des enchaînements économiques intervenus ces dernières années aux États-Unis. La récession intervenue n’a pas été avant tout de nature cyclique (un déséquilibre entre une demande trop importante au regard des capacités d’offre, générant davantage d’inflation et obligeant à un resserrement de la politique monétaire). Son origine est surtout à rechercher dans un déséquilibre grave de bilan chez les ménages d’abord, chez les institutions financières ensuite : la valeur des actifs a baissé, tandis qu’évidemment les dettes sont restées à leur haut niveau antérieur. Le rééquilibrage des bilans impose de privilégier l’épargne à la dépense pendant le temps nécessaire. Le retour sur l’histoire permet de dire que la conséquence essentielle est un régime de faible croissance, relativement aux expériences passées, pendant un temps assez long.
Cette mécanique n’a sans doute été intégrée que partiellement par les marchés. Tout en admettant la logique d’une récession de bilan, les réflexes restent ceux d’enchaînements cycliques classiques. Tout le monde s’accordait sur l’idée d’une reprise plus faible que suggérée par l’ampleur de la récession (plutôt 3% l’an et non 5% ou 6%) ; mais le choc d’un ralentissement de la croissance, à partir du deuxième trimestre 2010, a fait craindre la perspective du retour dans la récession.
On l’a dit, le déroulé est peu probable ; d’où le sentiment d’une sorte de confusion dans les esprits. Le vrai risque est celui d’une période longue de croissance faible et la traduction de celui-ci par le marché est la crainte d’une baisse d’activité. Dans ces conditions, les anticipations des opérateurs et des investisseurs ne sont pas stables. Pour tenter de remettre de la stabilité, sans doute est-il nécessaire de se faire une idée aussi précise de la trajectoire de moyen terme de l’économie mondiale, afin d’y inscrire d’une façon à- peu-près calée les enjeux de court terme. Voici ce qu’on a envie de dire.
La première question est celle de l’importance et de la durée de la faiblesse de la croissance américaine. Il n’y a pas de réponse sous-tendue par une conviction forte. Il n’empêche que le mix des indicateurs conjoncturels actuels et de l’expérience de phases similaires au cours de l’histoire des décennies passées suggère un rythme de 2% pour plusieurs années. Nous verrons par la suite le genre de réaction de politique économique que ce type de perspectives peut créer.
Le deuxième point est de prendre la mesure des implications sur la dynamique économique dans le reste du monde.
Pour ce qui est de l’Europe et du Japon, rien ne permet de dire que leur croissance ne reste pas synchrone avec celle des États-Unis. Le plus probable est donc de redouter que la faiblesse prolongée de l’activité aux États-Unis ne se traduise par un tempo de la marche des affaires encore plus lent qu’observé au cours de la décennie passée. Bien sûr, cette perspective peut avoir quelque chose d’inacceptable et enclencher des sursauts salutaires en termes de réformes de structure jusqu’à maintenant trop longtemps repoussées et d’efforts plus marqués pour aller chercher la croissance là où elle se trouve.
Ce double « acte de foi » ne doit vraisemblablement pas être rejeté et c’est pourquoi il n’est peut-être pas utile de projeter un nouveau franchissement à la baisse des rythmes de croissances européen et japonais, par rapport aux références récentes. Si le rythme des réformes peut être l’objet d’appréciations différentes, le diagnostic en termes de perspectives de croissance dans les pays émergents est sans doute mieux établi. Même si la dépendance à la demande des pays avancés reste forte, la dynamique progressivement renforcée des dépenses intérieures, les bons fondamentaux en termes de grands équilibres macroéconomiques et une plus grande maturité dans la gestion des politiques budgétaire et monétaire devraient assurer des perspectives de croissance attractives (autour de 6%) et surtout offrir une visibilité en termes de rendements attendus des placements que ni les États-Unis, l’Europe ou le Japon ne peuvent proposer au double titre du caractère terne de la croissance économique attendue et des incertitudes qui planent autour.
Le troisième point concerne les anticipations d’inflation. Le marché semble plutôt convaincu que le risque d’emballement à la hausse des prix est réduit, tant les perspectives de croissance sont faibles dans les pays avancés et tant le principe d’un monde « ouvert » n’est pas remis en cause (tout au moins pour l’instant ; la vigilance s’impose en la matière). Sans doute a t-il raison. Il n’empêche que dans un environnement perçu comme peu lisible et donc incertain, le degré de conviction ne doit pas être exagéré. L’importance des dettes publiques (et donc le risque de monétisation) et la forte augmentation du bilan des principales Banques centrales peuvent rendre mal à l’aise (même si les multiplicateurs monétaires ne fonctionnent pas bien actuellement). D’où la difficulté pour les marchés à se désintéresser de la thématique de la dérive des prix et pour les Banques centrales à se risquer à proposer une révision des objectifs d’inflation afin de maintenir un réglage accommodant plus longtemps. De même, les marchés ne peuvent être indifférents au risque de déflation, même si la probabilité semble faible. D’une part, les chiffres américains d’inflation « noyau dur » au niveau des prix de détail ralentissent et d’autre part, l’expérience japonaise de « déflation douce » et la difficulté d’en sortir sont dans tous les esprits.
On ne peut évidemment se désintéresser, et c’est le quatrième point, des déséquilibres des balances extérieures et de la façon dont ils sont financés. A priori, tant l’excédent des pays émergents que le déficit des pays avancés sont voués à se réduire, avant tout du fait de dynamique relative des rythmes de demande intérieure. Même si les politiques souvent mercantilistes des premiers en matière de taux de change peuvent freiner la tendance. Au final, les points de préoccupations sont le déséquilibre persistant du déficit courant américain et l’ampleur des mouvements de capitaux. La double hypothèse la plus probable est un niveau de déficit « soutenable » aux États-Unis (inférieur à 3,5 % du PIB) et facilement finançable, dans la mesure où dans un monde incertain le pays maintiendra son statut de lieu de refuge. Les questions en suspens sont celles de l’ampleur des entrées de capitaux sur les marchés émergents, leur caractère déstabilisant ou non et la capacité des autorités locales à prendre des mesures préventives et curatives. Rien de très clair ne se dégage, avec au final la crainte de mouvements de marchés trop marqués dans les deux sens.
Que veut dire cette nouvelle « normalité » en termes d’anticipations de moyen terme sur les marchés ? Il ne fait guère de doutes que les espérances de rendement sont plus élevées sur les marchés émergents, avec sans doute une révision progressive à la baisse du risque perçu. En la matière, et quelles que soient les contraintes politiques, les devises émergentes devraient maintenir une tendance haussière par rapport au dollar, à l’euro, au yen ou à la livre. Dans le bloc des pays développés, le profil des taux d’intérêt paraît se dessiner, avec une translation à la baisse par rapport à la courbe « fondamentale » des années d’avant la crise de 2008. Ainsi, le niveau d’équilibre d’un taux d’État à dix ans américain ou allemand ne dépasserait sans doute pas 4%. La faiblesse de la croissance et la préférence pour l’épargne seraient donc des facteurs autrement décisifs que l’importance des déficits publics. Quant au marché d’actions, les repères tant pour le niveau d’équilibre du PER que pour la tendance des profits par action sont à revoir. Dans le cas américain, un multiple de capitalisation de 13 et une progression des EPS (earning per share) de 5% à 7% sont peut-être des ordres de grandeur raisonnables à garder à l’esprit.
La question de la politique économique a été passée sous silence jusqu’à maintenant ; non parce qu’elle n’est pas importante ; mais bien parce qu’elle devient cruciale à partir du moment où le balisage de cet environnement de nouvelle normalité est effectué. Le projecteur est avant tout sur les pays avancés. La croissance y est ex-ante faible ; ce qui pose des difficultés de communication, de gestion de la situation intérieure à chaque pays ou zone et de relations internationales.
Commençons par la communication. Reconnaître que la situation économique est particulièrement incertaine ne suffit pas. Le mot a même une dimension anxiogène. Il vaut mieux préparer l’opinion (y compris les milieux d’affaires et les marchés) à la persistance d’un équilibre sous-optimal, aux chocs qu’il induit (du chômage élevé aux défauts en passant par le risque d’erreurs de politique économique) et aux réponses que cela implique. Ne pas le faire serait s’exposer à des ajustements parfois brutaux des anticipations de marché, à même d’amplifier les chocs.
Dessiner une trajectoire de moyen terme et mettre davantage l’accent sur les politiques structurelles devient essentiel. Il n’empêche que, même une fois ce balisage effectué, la « dictature » du court terme restera forte. Les États-Unis peuvent-ils tolérer un taux de chômage de 10% et l’Europe arrivera-t-elle à réduire ses déficits publics alors même que la croissance apparaît devoir rester durablement faible ? Les réponses respectives sont vraisemblablement et respectivement non et oui ; mais l’essentiel est d’insister sur deux choses : le bon choix de policy mix et une nécessaire différenciation entre ce qui optimal d’un côté à l’autre de l’Atlantique.
Confrontés à une reprise post récession de bilan, les responsables de la politique monétaire doivent reconnaître que l’effet de leurs initiatives est plus faible qu’à la normale : les taux monétaires sont déjà extrêmement bas, tandis que l’offre et la demande de crédit sont relativement « en berne ». Parler de situation de « trappe à liquidité » est sans doute excessif ; insister sur le risque d’une moindre efficacité est assez fondé. Le Quantitative Easing ou le Credit Easing est assurément le type d’initiative qui peut, si nécessaire, être décidé et appliqué. La zone d’ombre consiste en savoir s’il s’agit d’un accompagnement de mesures de politique budgétaire (en fait le financement de mesures de soutien à la croissance dans un contexte d’interrogations sur l’ampleur des déséquilibres des comptes publics et de manque de clarté de la communication gouvernementale) ou s’il s’agit d’initiatives davantage autonomes. La seconde option vient buter sur la double difficulté de taux d’intérêt déjà bas, au moins pour ce qui est des principales grandes références et du choix de papiers privés à acheter quand l’urgence d’une crise de marché laisse place à des situations difficiles demandant des traitements en profondeur. A ce titre, la première option a un caractère rassurant, par son côté davantage automatique. Encore faut-il être sûr que davantage d’activisme budgétaire soit politiquement possible et encore efficace avec les niveaux de déficit observé aujourd’hui.
La réponse ne va pas de soi et il nous semble que sa déclinaison est différente aux États-Unis de ce qu’elle est en Europe. Dans ce premier pays, une épargne des ménages encore faible et toujours en reconstruction et une marge de manœuvre en termes de hausse des prélèvements obligatoires invitent à conclure qu’il est possible de rendre compatible la nécessité de soutenir une demande privée défaillante et d’envoyer un message crédible de rééquilibrage sur la durée des comptes publics. En Europe, la situation serait plutôt l’inverse, avec des prélèvements souvent proche d’un point haut tolérable en économie ouverte et un taux d’épargne des ménages élevé. Un plan clair de réduction des déficits participerait de davantage de confiance chez les ménages et donc à une baisse de l’effort de l’épargne. La demande s’en trouverait soutenue. Ce contraste entre les choix de part et d’autre de l’Atlantique ne sera pas sans intriguer les marchés. Une fois encore, les responsables de la politique économique seront en première ligne pour convaincre que la logique du One Size Fits All n’est pas en l’espèce celle à retenir.
Finissons par regarder la signification de ces changements annoncés en termes de relations internationales. Le monde à la recherche de plus de visibilité va peut-être être confronté à plus d’incertitudes. Au moment où un certain nombre de pays émergents cherchent à affirmer leur présence et leur rôle sur la scène internationale, les États-Unis vont très probablement être forcés de réduire la taille des budgets consacrés à la projection à l’extérieur (avant tout relativement au PIB). Le budget militaire serait le premier touché par la triple contrainte de moyen terme de réduire les déficits, de payer une charge de la dette plus lourde et d’augmenter les dépenses d’intervention sociale. Comprendre, puis gérer le « concert des Nations » va gagner en complexité. La marche des affaires en sera freinée et la volatilité des marchés accrue à certains moments.
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