Allemagne : pas un « bazar » mais une industrie !

par Benoit Heitz, Economiste chez Société Générale

•  Les performances à l’exportation de l’Allemagne depuis 2000 se démarquent nettement de celles de ses principaux voisins, avec un solde commercial, des exportations et des parts de marché à l’exportation nettement mieux orientées.

•  L’argument souvent avancé de moindres coûts de production en Allemagne, notamment grâce à des coûts salariaux mieux contenus, ne semble pas pouvoir expliquer à lui seul cette meilleure performance allemande.

•  L’Allemagne ne s’est pas non plus, comme cela a pu être avancé, changée en une « économie de Bazar » qui se contenterait principalement de réexporter des contenus essentiellement produits à l’étranger, notamment dans les pays d’Europe de l’Est. En effet, le contenu en valeur ajoutée importée des exportations allemandes ne se démarque pas de celui du Royaume-Uni ou de la France, une fois tenu compte des spécificités de composition sectorielle.

•  En fait, le point sur lequel l’Allemagne se démarque très nettement, est qu’elle n’a pas connu de mouvement de désindustrialisation sur les 20 dernières années, contrairement à ses grands voisins.

L’Allemagne, une machine à exporter

– L’excédent commercial en forte hausse depuis 2000

Au début des années 1990, juste après sa réunification, l’Allemagne ne présentait pas un visage très différent de celui de la France ou du Royaume-Uni en termes d’échanges extérieurs. Notamment, son solde commercial était quasiment à l’équilibre, comme cela était également le cas pour les deux autres pays. De plus, le poids des exportations dans l’économie était également à un niveau comparable. Et même, dans les années qui ont suivi, le solde commercial de la France a connu une évolution plus favorable que celui de l’Allemagne.

Toutefois, cette situation a bien changé depuis, conduisant l’Allemagne a très nettement se démarquer de ses deux principaux voisins. Ainsi, le solde commercial allemand rapporté à son produit intérieur brut (PIB) s’est très fortement accru au cours des années 2000, pour atteindre environ 6 % de son PIB depuis 2006. Dans le même temps, la France et le Royaume-Uni se sont installés dans une situation durable de déficit commercial, de l’ordre 2 % du PIB. Par rapport à la France, la divergence des trajectoires est même encore plus marquée si l’on se place depuis le milieu des années 1990 : alors que l’Allemagne voyait son excédent s’accroître rapidement, la France voyait le sien fondre (il atteignait tout de même près de 3 % du PIB en 1997), puis se changer en déficit à partir de 2005.

– Des exportations qui représentent un poids de plus en plus important dans l’économie du pays

Cette hausse de l’excédent allemand a été soutenue par un boom des exportations. Certes, on observe également en France et au Royaume-Uni une tendance au développement des échanges extérieurs. Pour autant, cette évolution est sans commune mesure avec celle observée en Allemagne. Ainsi, le poids des exportations allemandes dans le PIB est passé de 20- 25% au début des années 1990, soit un niveau comparable à celui de la France ou du Royaume-Uni, à environ 50 % aujourd’hui, là où ces deux autres pays n’ont atteint qu’un niveau d’environ 30 % de leur PIB.

– L’Allemagne a sur préserver des parts de marché

Résultat de ces évolutions divergentes, alors que la France et le Royaume-Uni ont vu s’éroder leurs parts de marché à l’exportation au sein des pays de l’OCDE1, l’Allemagne a réussi à préserver ses parts de marché et même à regagner le terrain qui avait été perdu pendant la décennie 1990.

Lorsque l’on décompose le commerce extérieur, on constate que l’Allemagne a non seulement réussi à préserver ses parts de marché à l’exportation de biens, mais qu’elle a également légèrement accru ses parts de marché sur le segment des services.

Des exportations qui reposent sur les importations, mais pas davantage que chez ses grands voisins

– La compétitivité peine à expliquer à elle seule la performance allemande

Pour expliquer cette performance particulière de l’Allemagne, une première explication possible serait que les exportateurs allemands ont gagné en compétitivité, notamment grâce à la modération salariale et aux réformes du marché du travail (dont les fameuses réformes Harz entre 2003 et 2005).

Cette explication part du constat que, particulièrement depuis 2000, les coûts salariaux unitaires2 allemands ont connu une évolution plus favorable que ceux de ses voisins. Ils ont en effet baissé entre 2000 et 2007, alors que ceux de la France, par exemple, progressaient de 15 %. Et c’est justement à partir de 2000 que l’excédent commercial allemand a commencé à s’accroitre fortement, de même que la part des exportations dans le PIB allemand.

Toutefois, il convient de relativiser quelque peu cet argument. Tout d’abord, cette divergence des coûts salariaux unitaires de production avait en fait commencé plusieurs années plus tôt, dès 1995. Ensuite et surtout, lorsque l’on se restreint au champ de l’industrie manufacturière, qui est plus directement exposée à la concurrence internationale, on observe que l’écart entre la France et l’Allemagne est nettement moins marqué. De plus, la divergence des coûts salariaux unitaires de production entre la France et l’Allemagne ne s’observe qu’à partir de 2004, soit après qu’a déjà eu lieu la plus grande partie de la divergence des soldes commerciaux et des parts de marché.

– Le poids des importations allemandes a nettement crû en parallèle à celui des exportations

Une autre explication avancée, notamment par l’économiste de l’institut allemand IFO Hans-Werner Sinn3, serait que cette performance allemande à l’exportation cachait la transformation de l’Allemagne en une « économie de bazar ». Selon cette explication, l’Allemagne aurait profité de la chute du « rideau de fer » puis de l’élargissement de l’Union européenne à l’Est pour pousser toujours plus l’intégration de sa chaine de production avec des sites basés dans les pays de l’Est afin de profiter de moindres coûts de production. Il en aurait alors résulté une hausse des exportations allemandes, mais au prix d’un accroissement parallèle des importations. Au final, selon cette explication, les exportations allemandes auraient augmenté mais essentiellement du fait de la réexportation depuis l’Allemagne de produits fabriqués à l’étranger, puis intégrés dans la chaine de production allemande. Les bonnes performances commerciales de l’Allemagne s’expliqueraient alors non pas tant par la modération salariale interne, mais d’abord par un recours important et croissant à des intrants importés bon marché. En outre, la mesure des gains de parts de marché à l’exportation serait pour partie trompeuse, du fait de l’importance des réexportations de biens importés. Cette thèse expliquerait aussi pourquoi le boom des exportations allemandes aurait, moins que par le passé, bénéficié à l’emploi et aux salaires en Allemagne.

Allant dans le sens de cette explication, on observe sur la même période une forte hausse de la part des importations allemandes dans le PIB, parallèlement à celle des exportations et nettement plus marquée que dans le cas de la France ou du Royaume-Uni. De plus, la demande intérieure allemande a été particulièrement peu dynamique: elle n’a progressé en moyenne que 1 % par an alors que, dans le même temps, elle progressait de 1,5 % par an en France et de 2,5 % par an au Royaume-Uni.

– Mais le contenu en importations des expoortations allemandes n’est pas plus élevé qu’ailleurs

Selon cette explication qui voudrait que l’Allemagne se soit transformée une « économie de bazar », on devrait observer que les exportations allemandes incorporent une part croissante de composants fabriqués à l’étranger, et notamment dans les pays d’Europe de l’est. Et effectivement, il ressort des calculs de l’OCDE que le contenu en valeur ajoutée importée des exportations allemandes (i.e. la part de l’activité de productions des exportations allemandes qui a en fait eu lieu à l’étranger) a nettement augmenté entre le milieu des années 1990 et le milieu des années 2000. Cette part est ainsi passée de 20 % à 27% en l’espace d’une décennie Néanmoins, cette évolution est à relativiser. En effet, elle est très comparable, voire légèrement moins marquée, que celle observée en France. Certes, on constate à l’inverse que cette part de valeur ajoutée étrangère intégrée aux exportations a légèrement baissé au Royaume-Uni. Mais cela tient intégralement à une différence de structure des exportations allemandes et britanniques : quand on décompose les exportations par secteurs, les exportations allemandes de produits manufacturés ont un contenu en importations légèrement inférieur à celles du Royaume- Uni et les exportations de services ont un contenu importé comparable. Au total, il ressort que le contenu en valeur ajoutée importée des exportations allemandes n’a pas connu d’évolution spécifique, ce qui va à l’encontre de l’explication de la « bazar économie ». Certes, elle a profité d’une plus grande intégration de ses chaines de production avec les pays d’Europe de l’est mais, comparée à la France ou au Royaume-Uni, cela ne s’est pas fait davantage au détriment du contenu « made in Germany4 » de ses exportations.

– L’Allemagne a sur préserver sa base industrielle, le moteur de ses exportations

En fait, la véritable spécificité de l’appareil exportateur allemand tient à la force de son industrie. Ainsi, la production industrielle a été nettement plus dynamique en Allemagne qu’en France et au Royaume-Uni sur la décennie 2000, et le poids de l’industrie manufacturière est relativement stable dans l’économie allemande sur les vingt dernières années, alors qu’il a été quasiment divisé par deux en France et au Royaume-Uni. Par conséquent, ce poids de l’industrie manufacturière est maintenant plus de deux fois plus important en Allemagne qu’en France et au Royaume-Uni.

Cette différence se retrouve dans le commerce extérieur allemand. Ainsi, les exportations de biens pèsent près de 40 % du PIB allemand, quand leur poids est moitié moindre en France et au Royaume-Uni. On notera au passage le poids particulièrement élevé des exportations de services dans le cas du Royaume-Uni.

NOTES

  1. Du fait de la montée en puissance des pays émergents, tant comme exportateurs que comme marchés à l’importation, il est normal que les pays développés voient leur poids dans le commerce mondial baisser. Comparer les parts de marchés par rapport aux autres pays de l’OCDE permet de corriger de cette évolution structurelle.
  2. Soit la masse salariale totale, y compris charges salariales et patronales, rapportée à la valeur ajoutée en volume.
  3. « Die Basar-Ökonomie. Deutschland: Exportweltmeister oder Schlusslicht? », Hans-Werner Sinn, octobre 2005.
  4. In Deutschland hergestellt