par Philippe Ithurbide, Directeur Recherche, Stratégie et Analyse chez Amundi
Deux périodes bien distinctes peuvent être évoquées s’agissant de 2015 : Un premier semestre au cours duquel les craintes de resserrement monétaire américain ont été largement absentes, dans des marchés financiers il est vrai, davantage sous l’influence de la BCE. En janvier, celle-ci a en effet décidé de mettre en œuvre un vaste programme de « Quantitative Easing » officiellement pour contrer les menaces de la conjoncture internationale et européenne sur la stabilité des prix. Durant cette période de faiblesse de l’euro, mais aussi de confirmation de la meilleure santé de l’économie européenne, la recherche de rendement (actions et crédit) et de spreads (crédit corporates et souverains) a dominé les allocations d’actifs.
Malgré une nouvelle crise grecque (qui s’est traduite par un nouveau plan de sauvetage… adopté dans la douleur), l’Europe est apparue plus attractive, compte tenu de la maturité du cycle (moins avancé que celui des États-Unis) ou de la faiblesse des économies et marchés émergents, affectés par le ralentissement de la Chine, la chute des prix des matières premières, le repli du commerce mondial, la faiblesse des devises émergentes…
Le second semestre a vu s’amplifier des faiblesses déjà bien installées, mais a également vu se propager des craintes plus fortes sur un atterrissage plus brutal de l’économie chinoise, de forte dépréciation potentielle du yuan, ou encore de resserrement monétaire de la part de la Fed.
Le fléchissement de la croissance mondiale ne date pas du second semestre. Nous avons pour notre part fait l’essentiel de notre révision de PIB mondial en 2014 : elle est ainsi passée de 3,8 % en janvier 2014 à 3,1 % fin 2015, et elle oscille depuis entre 2,9 % et 3,1 %. En revanche, le consensus de marché est resté tout au long de 2015 bien plus optimiste (et il l’est encore actuellement) et c’est sans doute cela qui a favorisé la forte correction des marchés durant l’été. La révision à la baisse de la croissance mondiale n’est pas homogène: au fur et à mesure de notre révision du chiffre global, nous révisions à la baisse la croissance dans les pays émergents (et notamment les grands pays comme la Russie, le Brésil et la Chine), mais à la hausse celle des pays avancés, États-Unis et Europe en tête, ce qui pour partie expliquait le biais pays de nos recommandations et allocations.
Le QE de la BCE a été un grand facteur d’apaisement pour la zone euro: non seulement il a permis de stabiliser taux, spreads corporates et spreads souverains à de bas niveaux, mais il a également permis à la fragmentation financière de la zone euro de refluer. Par sa politique de taux et son QE, la BCE a assuré une nette dépréciation de l’euro, contre dollar, mais surtout en termes effectifs, ce qui est bien plus important pour l’activité économique et pour les profits des entreprises de la zone. La BCE n’en a pas fini avec sa politique de taux bas et d’injections de liquidités: on commence à reparler de taux de dépôts BCE encore plus négatifs (un élément extrêmement préjudiciable aux marchés de taux et notamment aux fonds monétaires, mais sans doute porteur d’une nouvelle dépréciation de l’euro), à évoquer la nécessité d’élargir le QE actuel et à jauger la probabilité d’assister à un QE2.
Le ralentissement de la Chine n’est pas nouveau: de nombreux indicateurs montrent que le modèle de croissance et le rythme de la croissance ont franchi un nouveau cap en 2011, que seul l’activisme des autorités chinoises a réussi à endiguer. Même si le chiffre officiel de la croissance est resté stable, la composition du PIB a changé et il est bien question de changement de modèle, et d’essoufflement du modèle de croissance actuel. Comme tout pays qui se développe, son taux d’épargne est amené à se réduire, ainsi que sa croissance économique. Comme en plus, la croissance des gains de productivité et l’évolution de sa démographie (croissance de la population en âge de travailler) sont peu favorables, la croissance potentielle est en repli : elle a probablement baissé de l’ordre de 50 % en l’espace de 10 ans, pour atteindre désormais 5 % environ. La Chine n’est pas encore un pays riche, mais a une démographie de pays riche: vieille avant d’être riche, la transition vers une croissance équilibrée ne se fait pas sans heurts. Notons que la démographie, qui détermine pour partie la croissance potentielle, devient un problème auquel peu de pays échappent (voir encadré page 16).
C’est pour cela que la baisse du yuan, intervenue en août dernier a marqué les esprits et ses effets ne sont pas près de disparaître. Au-delà de son ampleur, très faible (4 % en une poignée de jours), c’est le geste qui a marqué: voilà en effet un pays, la Chine, qui s’était engagée auprès du G20 à ne pas laisser filer sa devise, assurant que les politiques de relance de la croissance passeraient par le triptyque politique monétaire – politique budgétaire et fiscale – politique de revenu… une situation bien confortable pour le G20, mais qui se révèle bien difficile pour la Chine. Après le dollar, c’est le yuan qui s’est le plus apprécié en 2015, une appréciation que l’économie chinoise ne peut sans doute pas s’offrir. La décision de laisser filer le yuan, même pour quelques jours et pour quelques pourcentages signifie-t-elle que la croissance est en fait plus faible que ne l’indiquent les chiffres officiels, que la Chine considère le triptyque désormais inopérant et non souhaitable (il s’est traduit par une forte augmentation de la dette chinoise, plus de 100 % du PIB en 10 ans) ou qu’elle prépare une vaste dévaluation du yuan (comme en 1994 quand la Chine avait dévalué sa monnaie d’un tiers) ? Voilà pourquoi la baisse du yuan a provoqué un vaste repli de l’ensemble des marchés financiers, émergents en tête.
Le repli des marchés émergents a certes été spectaculaire, mais il n’est pas nouveau, lui non plus. En fait, il a débuté en 2013, lorsque les premières craintes d’abandon du QE par la Fed se sont manifestées. Ces marchés, qui selon les estimations, avaient attiré 20 % des liquidités injectées par la Fed, ne pouvaient que souffrir à l’annonce de l’abandon de cette politique. Depuis, le ralentissement de la Chine, la chute du prix des matières premières, les problèmes spécifiques de certains grands pays (Brésil, Russie, Turquie…) et la volonté – annoncée – de la Fed de commencer à resserrer sa politique monétaire ont été autant de facteurs qui ont poussé les capitaux à continuer à sortir des marchés émergents, tant sur les actions que sur les produits de dette.
Le jeu de la Fed pourrait s’avérer bien dangereux. On comprend bien que les gouverneurs souhaitent envoyer un message positif en décidant de tourner la page de la politique ultra-accommodante, mais le contexte international et la situation des États-Unis ne justifient ou ne permettent pas un tel geste. Sur le plan international, les pressions déflationnistes n’ont pas disparu. Ces pressions concernent désormais davantage l’économie mondiale et les économies émergentes, mais elles sont néanmoins fortes: repli des prix des matières premières, repli du commerce mondial en valeur, stagnation du commerce mondial en volume, croissance de la Chine, prix des biens manufacturés, devises émergentes… Quant aux États- Unis, en l’absence d’accélération de l’investissement et de hausse plus franche des salaires, et compte tenu de la forte appréciation du dollar (15 % depuis la mi-2014 en termes effectifs réels), il n’y a pas lieu de précipiter les hausses de taux.
La situation politique de certains grands pays (Brésil, Turquie notamment) s’est assez considérablement assombrie, et le contexte géopolitique s’est complexifié (Syrie, État islamique pour ne citer que ces deux points chauds…). Alors que le premier de ces facteurs intervient dans un contexte difficile pour la classe d’actifs émergente (ralentissement de la Chine, craintes de dévaluation du yuan, flux de capitaux…), le second se traduit par des interventions militaires, des dissensions diplomatiques et des flux de migrants que les États, notamment européens peinent à contenir/accueillir… et il s’agit d’une tendance durable (lire par ailleurs « Population mondiale, les tendances lourdes à horizon 2050 »).
Au total, nous sommes entrés dans une nouvelle phase de plus grande volatilité. Si entre 2008 et 2014, les banques centrales, par leurs actions, ont écrasé cette dernière, à partir de maintenant, elles (Fed, BCE et PBoC essentiellement) vont être à l’origine d’un regain de cette même volatilité. Ce mouvement est sans doute durable, et s’il ne change pas radicalement la donne, il modifie néanmoins les profils de risque.
Les scénarios en présence
– Trois scénarios méritent l’attention. Résumons-les succinctement :
• Dans notre scénario central (probabilité de 70 %), la croissance se poursuit dans les pays développés en 2016. Le déclin de la croissance potentielle de la Chine se poursuit, mais les craintes de « hard landing » en 2016 et 2017 (que l’on définira par une croissance du PIB de l’ordre de 3-4 %) sont contenues. La relance de la croissance, via une combinaison de politique de taux d’intérêt — politique de réserves des banques — politique budgétaire – politique fiscale – politique de revenu et non via une politique de change agressive se traduisant par une chute soudaine du yuan (de 10 % ou plus) rassure, et l’impact du ralentissement de 2015 reste essentiellement cantonné aux économies « émergentes ». Au total, la croissance mondiale reste proche de 3 % (un scénario bien plus pessimiste que le consensus actuel). Ce mouvement global (baisse de la croissance dans les EMG, perte de compétitivité des pays « avancés » du fait des cours de change…) provoquera néanmoins un fléchissement de la croissance mondiale en 2017. La Fed conserve une politique plus prudente que ne l’indiquent ses propres prévisions. Elle resserre avec extrêmement de prudence, lentement (50pb en 2016). La BCE poursuit une politique monétaire accommodante: les taux courts restent inchangés pendant encore 3 à 5 ans, un QE2 est envisageable, ainsi qu’une nouvelle baisse du taux de dépôt. Ce dernier est un outil utile pour limiter les dépôts des banques auprès de la BCE, mais un nouvel assouplissement ne garantit pas qu’il y aurait un transfert vers l’économie réelle. En revanche la perspective de voir ce taux abaissé et d’assister à une extension du QE assurera une nouvelle dépréciation — bienvenue — de l’euro. In fine, la BCE, la BoJ et la PBoC resteront accommodantes pour les quelques années à venir. Les taux longs restent bas, notamment en Europe. L’euro se stabilise contre USD, et le yen reprend des couleurs. La croissance est suffisamment solide pour favoriser la recherche de rendement et de spreads. Niveau des taux, BPA et baisse du stress favorisent les marchés d’actions, notamment européens, où le rendement du dividende est 4 fois supérieur aux taux longs. Attention cependant, l’environnement global créera davantage de volatilité qu’au cours des dernières années.
• Le premier scénario alternatif, à plus forte probabilité (20 %), est le plus pessimiste: dans ce cas de figure, la Chine ralentit fortement (le « hard landing » s’avère inévitable), et l’impact sur les économies émergentes s’amplifie. La croissance mondiale va vers les 2 % voire moins. La croissance mondiale s’étiole, et du fait de l’impact sur les pays avancés (chute des marchés boursiers, forte volatilité, dégradation supplémentaire de la situation financière de pays déjà lourdement endettés) les politiques monétaires, y compris celle de la Fed redeviennent accommodantes. La baisse du commerce mondial, du prix des matières premières, des prix industriels s’amplifie, ce qui dégrade encore les pressions déflationnistes mondiales actuelles. Les politiques monétaires redeviennent (ou restent) accommodantes à peu près partout. On assiste à la fin du pseudo-cycle de resserrement monétaire de la Fed, tandis que la BCE et la BoJ accélèrent le rythme de leur QE et que la BCE adopte un QE2. Les taux longs des souverains solides (États-Unis, noyau dur de la zone euro) fléchissent encore. L’environnement de taux bas se généralise (maturités, pays), mais les pays périphériques de la zone euro sont de nouveau dans le viseur: niveau de dette et des déficits, perte de compétitivité… Devises des pays émergents et devises matières premières sont de nouveau fragilisées, tandis que la solvabilité des entreprises revient sur le devant de la scène, et notamment pour les pays et secteurs qui se sont ré-endettés. Les marchés d’actions restent en souffrance (impact sur profits, chiffres d’affaires, et solvabilité…).
• Le second scénario alternatif est plus optimiste (probabilité 10 %). La croissance mondiale accélère en 2016 et en 2017 (et au-delà). Elle va vers les 4 %. Trois éléments déclencheurs sont possibles : la reprise de l’investissement (Europe, Chine, mais aussi États-Unis), une hausse plus prononcée des salaires (États-Unis et Europe notamment), et une nouvelle accélération de la croissance de la Chine, qui parvient à redresser l’activité économique grâce à de nouvelles mesures de stimulus… sans opter pour une forte dévaluation du yuan. Un bon point pour l’euro, qui cède du terrain contre les devises constituant son cours de change effectif, ce qui donne un coup de pouce supplémentaire à une croissance déjà plutôt solide. La baisse des pays « émergents » est globalement contenue et ces pays bénéficient de la faiblesse passée de leurs devises, qui s’apprécient désormais. Le cycle de resserrement monétaire américain devient crédible, et peu dangereux (aux erreurs de communication près). Un QE2 de la part de la BCE ne sera plus un sujet de débat, sans doute jugé inutile. La BCE pourra commencer à relever ses taux d’intérêt à horizon 2/3 ans… au plus tôt. On assisterait à un aplatissement généralisé des courbes de taux. Les devises des pays producteurs de matières premières repartent à la hausse, en ligne avec le prix des matières premières. Les spreads de crédit (souverains et corporates) resteraient serrés et on assisterait à une nouvelle progression des marchés boursiers, Europe en tête, avec un attrait particulier pour les émergents, susceptibles d’attirer de nouveau les flux de capitaux internationaux.