par Edgardo Torija Zane et Bei Xu, économistes chez Natixis
En Asie émergente, la reprise économique est forte et le risque inflationniste est plus présent qu'ailleurs. Certains pays ont déjà commencé à "normaliser" la politique monétaire très accommodante de la période de crise. Le choix du timing et des instruments se différencie d'un pays à l'autre. Dans un contexte d'incertitude des perspectives de croissance et d'abondance de la liquidité, la sortie de politique de crise se fera avec beaucoup de prudence.
Une reprise économique plus forte en Asie qu’ailleurs…
Spécialisées dans le commerce extérieur, les économies de l'Asie émergente ont été lourdement affectées par l’entrée en récession des économies industrialisées. Elles ont connu une contraction sévère des exportations et de la production industrielle pendant les six mois qui ont suivi la faillite de Lehman. Mais après avoir enregistré un arrêt soudain de la croissance, les émergents asiatiques ont été parmi les premiers du monde à sortir de la crise globale.
Plusieurs facteurs expliquent cette croissance économique plus forte et surtout plus avancée que dans le reste du monde – les "points de retournement" ont été marqués avant ceux des pays développés pour ensuite atteindre des rythmes de croissance supérieurs (graphique 1). Dans un premier temps, les plans de relance par le biais de programmes de dépenses budgétaires (financés par l’épargne domestique) ont partiellement compensé la chute de la demande extérieure. La reprise avancée de l'économie chinoise bénéficiant d’un plan de relance particulièrement ambitieux (projets d'infrastructures, soutien aux achats d'électroménager et d'automobile) a ensuite encouragé une dynamique accrue d'échanges intra-asiatiques qui se rétablissent plus rapidement que les échanges avec le reste du monde. Enfin, on assiste dans un troisième temps à une reprise progressive de la demande venant des pays développés qui rétablit petit à petit la chute antérieure des exportations de la zone.
Cette reprise quasi-généralisée des émergents d'Asie s'opère dans un environnement d'abondance de liquidité aussi bien domestique qu'internationale, les différentes économies du monde ayant mis en place des politiques monétaires très accommodantes face à la crise. Il convient de noter la progression considérable des agrégats monétaires dans la période d'après-crise (graphique 2).
Dans le cas de l’Asie, celle-ci s’explique par des facteurs domestiques (en Chine par exemple avec l’ouverture du robinet du crédit bancaire) et internationaux, en particulier à partir d’avril avec le retour des capitaux vers les économies émergentes qui ont « monétisé » leurs interventions de change.
…avec des risques inflationnistes plus importants
Alors qu’en Asie l’expansion de la liquidité s'accompagne de la forte reprise économique, ce qui n’est pas le cas des économies développées, une hausse du risque inflationniste est à craindre, notamment dans les pays où la croissance du crédit est forte.
Au risque inflationniste venant de l’expansion du crédit et de la vigueur de la demande domestique, s’ajoute l’effet d’un « choc d’offre » lié à la montée des cours mondiaux des matières premières, qui contribue de façon immédiate à la hausse de l'inflation. D'une part, l'augmentation des prix de certaines matières premières comme le pétrole (le prix du baril aujourd’hui est de 28% supérieur à la même période de l’année dernière) vient alimenter directement les prix à la consommation. D'autre part, l'augmentation des prix d'autres matières premières comme l'acier (+25% en GA) et le cuivre (+45% en GA) contribue à la montée des de production qui pourrait avoir des répercussions diffuses sur les prix à la consommation.
La politique monétaire change de direction
Dans le sillage de la crise financière de 2008-09, toutes les banques centrales d’Asie ont utilisé leurs instruments disponibles de politique monétaire pour assouplir significativement les conditions d’accès à la liquidité et/ou les coûts de financement. Alors que la conjoncture économique ne justifie plus un tel assouplissement de la politique monétaire, les pays de la zone ont commencé à entamer un processus de « normalisation » afin de contenir les anticipations d’inflation et maîtriser les risques inflationnistes.
Le premier pays à avoir restreint l’accès à la liquidité a été la Chine, qui a relevé le taux des réserves obligatoires à 3 reprises (janvier, février et mai). Ce ratio est ainsi passé de 15,5% à 17% pour les grandes banques. Les autorités chinoises ont aussi limité la quantité des crédits bancaires ; en ce qui concerne le secteur immobilier dont les prix ont considérablement augmenté, l'accès au crédit hypothécaire est devenu très difficile pour le financement d'un 2ème logement ou plus.
L’Inde, qui enregistre une hausse de l’inflation assez marquée (9,9% en GA pour les prix de gros en avril 2010), a également eu recours à la hausse des réserves obligatoires en février 2010 ; une nouvelle augmentation de ce ratio en avril 2010 s'est accompagnée d'un relèvement du taux repo et reverse repo de 25pb.
Parmi les banques centrales qui gèrent la politique monétaire principalement par le ciblage du taux d’intérêt, seule la Banque de Malaisie a procédé à une hausse du "loyer de l'argent", les autres gardent encore une politique monétaire quasi- identique1 qu'au lendemain de la crise.
Cependant, l'ampleur du resserrement, ou plutôt de la « normalisation » de la politique monétaire de crise, que ce soit le nombre de pays commençant à resserrer la liquidité dans la région d'Asie ou au sein d'un pays (l’intensification du resserrement et les instruments utilisés), est plutôt faible dans l'ensemble.
Reprise des interventions de change
Depuis plusieurs années, la plupart des économies d’Asie accumulent des réserves de change. Cette politique a essentiellement pour objet de retarder l’appréciation des monnaies, spécialement lorsque celle-ci est la conséquence des flux de capitaux spéculatifs et apparaît comme étant « déconnectée » des fondamentaux économiques. A ce sujet, il est possible d’observer que l’accroissement des réserves de change dépasse sensiblement le montant total du solde des transactions courantes (graphique 5). Le financement de cette accumulation de réserves de change est principalement associé à une expansion de la liquidité domestique, même si les autorités des pays asiatiques stérilisent en partie leurs interventions de change.
L’accumulation des réserves de change a connu un arrêt significatif durant la phase la plus aigüe de la crise financière de 2008, mais cette pause liée aux sorties de capitaux -qui se réfugient sur le dollar américain- n’a été que de courte durée (graphique 6). Un an après la crise, les banques centrales de Chine, d'Inde, de Thaïlande, et de Malaisie détiennent dans leurs actifs un record historique de réserves de change.
Scénario de politique monétaire à suivre
Comme ce que nous avons décrit précédemment, l'abondance de liquidité en présence de forte reprise économique est une menace importante pour la stabilité des prix dans la zone. Ce qui est un appel à la poursuite du resserrement de la politique monétaire.
L'ampleur du processus de la normalisation de la politique monétaire expansionniste est pourtant conditionnée par l'incertitude des perspectives de croissance économique et spécialement celles des pays développés. D'une part, la reprise de ces économies est plutôt timide, même si elle a été largement soutenue par des stimulus massifs, l'absence de relais au niveau de la consommation et de l'investissement privés après le retrait des programmes publics laisse les émergents d'Asie songer à un risque de "double dip" chez les pays développés. Actuellement, la crise des dettes publiques en Europe constitue une autre source d'incertitude quant à la solidité de la reprise économique mondiale.
Étant donné que les économies d'Asie émergente sont toutes orientées à l'exportation des biens et services, les incertitudes concernant la reprise de la demande extérieure pèsent donc sur un des moteurs importants de la croissance de leurs propres économies. En plus de cette incertitude concernant la croissance économique, si le resserrement de la politique monétaire se faisait par une hausse des taux d'intérêt, il risquerait d'être inefficace.
Rappelons que la liquidité mondiale est abondante, et que les banques centrales de la zone ont une "préférence" pour la stabilité du change et/ou le retardement de l'appréciation de la monnaie. Une hausse des taux d'intérêt attirerait des capitaux spéculatifs (les frontières ne sont pas étanches malgré les mesures de contrôle des capitaux pour les pays qui les pratiquent). L'accumulation des réserves de change continuerait sans être parfaitement stérilisée, donc entraînerait une croissance « autonome » de la base monétaire et le maintien de taux d’intérêt long bas.
D'ailleurs, une hausse des taux d'intérêt courts serait coûteuse d’une part pour les banques commerciales (confrontées à une courbe de taux aplatie) et d’autre part pour le financement des déficits publics des pays dont les montants sont importants à financer (l'Inde par exemple).
Nous concluons par conséquent que les banques centrales asiatiques vont être très prudentes quant à la poursuite pour certaines, ou au déclenchement pour d'autres, du resserrement de la politique monétaire. Elles choisiront aussi avec précaution les instruments adaptés compte tenu du contexte international d'abondance de liquidité et des situations propres des économies. La stratégie de sortie de politique monétaire accommodante se fera par conséquent "en douceur".
NOTES
1 Certaines autorités monétaires ont arrêté le programme d'achat de titres publics, c'est par exemple le cas de Taiwan.