Banques centrales : le grand écart

par Hélène Baudchon, Frederik Ducrozet et Slavena Nazarova, économistes au Crédit Agricole

Les Banques centrales des pays industrialisés empruntent des trajectoires pour le moins différentes au niveau de leur politique monétaire. Tandis que la Fed a annoncé une seconde vague d’achats de titres, la BCE est déterminée à poursuivre sa sortie graduelle des mesures non conventionnelles de soutien à la liquidité. Dans l’intervalle, la BoE prolonge son statu quo, partagée sur le besoin d’un surcroît d’assouplissement quantitatif. De plus, la RBA continue de se distinguer, en procédant à une hausse surprise de 25 pdb de son taux directeur, le portant à 4,75%.

QE2 : la Fed joue son va-tout

L’issue du FOMC des 2-3 novembre n’a pas surpris, ce qui est plutôt une bonne chose. L’annonce officielle de la reprise du quantitative easing (QE2) met ainsi un terme au suspense qui dure depuis cet été et constitue un virage à 180° par rapport aux discussions du printemps sur la stratégie de sortie, pas si lointaines que ça. Les marchés ont plutôt favorablement accueilli la nouvelle.

Sans surprise, la Fed a réitéré sa formule consacrée selon laquelle les conditions économiques (taux d'utilisation des ressources bas, inflation contenue, stabilité des anticipations d'inflation) justifient de laisser les Fed funds à un niveau exceptionnellement bas pour une période prolongée. Elle a également maintenu sa politique de réinvestissement du remboursement du principal des titres de son portefeuille qui arrivent à échéance (annoncée lors du FOMC du 10 août) : elle estime ainsi acheter entre 250 et 300 milliards de dollars de titres longs du Trésor d'ici juin 2011. Tout l'intérêt de ce FOMC réside dans le nouveau programme d’achats de titres longs du Trésor et l’intention de la Fed d'acquérir 600 milliards de dollars supplémentaires à l'horizon de juin 2011 (un étalement sur huit mois donc), à comparer aux 300 milliards de dollars de titres du Trésor achetés dans le cadre du QE1 entre mars et octobre 2009. Les deux programmes additionnés se montent donc à 850-900 milliards de dollars, soit un QE2 pas si modeste que cela et un rythme mensuel moyen d'achats d'environ 110 milliards de dollars (dûment précisé par la Fed). Les titres achetés auront une duration moyenne de cinq-six ans1.

Autre point important, la Fed se laisse la possibilité d'en faire plus comme d'en faire moins en précisant qu'elle procèdera à une revue régulière du rythme et du montant total de ses achats à la lumière de l'information reçue et qu'elle ajustera sa politique afin de répondre au mieux à ses objectifs de plein emploi et de stabilité des prix. T. Hoenig a de nouveau voté contre ces décisions.

Au regard des indicateurs conjoncturels récemment publiés plutôt encourageants, pourquoi donc la Fed s’est-elle de nouveau engagée dans du QE ? Parce qu’elle doit et pense pouvoir faire baisser plus vite le taux de chômage. On ne peut que lui souhaiter de réussir mais cela n’empêche pas de s’interroger sur le résultat et les risques pris. Le fait est que, derrière l’annonce d’un surcroît de stimulus monétaire, a priori positive, l’inquiétude de la Fed continue de percer. La tonalité du communiqué est dovish comme en atteste la répétition par la Fed, sous des formes diverses, de son double mandat et de la non satisfaction de ses objectifs de plein emploi et de stabilité des prix. La formulation des raisons évoquées est intéressante : les progrès réalisés vers ses objectifs sont «d’une lenteur décevante », le taux de chômage est jugé élevé (et non trop élevé) et l’inflation sous-jacente plutôt basse (et non trop faible) par rapport aux niveaux estimés adéquats, sur le long terme, avec son double mandat.

Comme le souligne Ben Bernanke lui-même dans un article daté du 4 novembre dans le Washington Post, une inflation faible, c’est généralement bien, mais une inflation trop basse représente un risque pour l’économie, surtout quand cette dernière manque de vigueur. Dans des cas extrêmes, une inflation très basse peut en effet se transformer en déflation (baisse des prix et des salaires) et contribuer à des périodes longues de stagnation économique. Et même sans ces risques, une inflation basse et baissant est le signe d’importantes capacités de production inemployées dans l’économie, le signe que la politique monétaire a de la marge pour soutenir l’emploi sans risquer la surchauffe.

La Fed ne risque probablement pas grand-chose à en faire trop. C’est d’abord une assurance contre les risques baissiers sur la croissance et l’inflation et c’est mieux que rien (surtout en l’absence d’aide côté budgétaire). Le résultat n’est pas garanti mais la multiplicité des canaux de transmission accroît les chances de succès : détente de l’ensemble des conditions monétaires et financières, lutte contre l’aversion pour le risque et ancrage des anticipations d’inflation. Il n’y a pas que le canal des taux et du crédit (sur lesquels la Fed peut effectivement difficilement compter) : il y a aussi l’effet richesse et la baisse du dollar. Le QE1 a plutôt bien marché de ce point de vue ; l’anticipation du QE2 aussi : maintenant, il faut que l’effet dure et se transmette à l’économie.

Si la Fed s’est relancée dans le QE, c’est qu’elle estime, aujourd’hui, les bénéfices supérieurs aux risques. Sa démarche n’est cependant pas exempte de critiques. D’abord, elle peut se tromper et surestimer le risque de déflation. Ensuite, le soutien apporté à la croissance devrait être limité, l’économie continuant de purger les excès d’endettement passés. Ce n’est pas non plus une réponse ciblée et donc la plus adaptée aux problèmes propres du marché immobilier (vague de saisies, difficultés à bénéficier des taux bas pour les ménages inéligibles à un refinancement de leur prêt) et du marché du travail (hausse du chômage structurel même si la Fed semble penser qu’elle est surtout conjoncturel et peut donc y remédier par plus de stimulus monétaire). Si la Fed échoue, elle met sa crédibilité en péril. Enfin, gonfler ainsi plus avant son bilan, même graduellement, n’est pas sans risque. La Fed avance en terrain inconnu quant aux répercussions ultimes de cette politique monétaire non conventionnelle. Elle ne contrôle pas le chemin emprunté par cette liquidité. Elle risque de distordre l’allocation des ressources et les prix d’actifs et de contribuer à la formation de bulles aux Etats-Unis comme ailleurs dans le monde (sachant en plus que, par le passé, elle s’est montrée plus prompte à assouplir sa politique monétaire qu’à la durcir, une asymétrie de réaction qui fait débat). Elle s’expose à des moins- values sur son portefeuille de titres 2 . Le guidage des anticipations d’inflation pourrait s’avérer un exercice périlleux: il n’est pas totalement impossible qu’elle obtienne l’effet contraire à celui recherché sur les anticipations d’inflation, qu’à force de vouloir éviter qu’elles ne décrochent à la baisse, celles-ci ne dérapent vers le haut (même si B. Bernanke affirme que ce risque-là est sous contrôle car la Fed a les outils pour retirer en temps voulu la liquidité injectée).

 BCE : pas de QE pour les braves

A aucun moment, la BCE n’a laissé entendre que la décision de la Fed (qu’elle a d’ailleurs refusé de commenter, notant que les deux banques centrales avaient des mandats différents), aurait un quelconque impact sur la politique monétaire en zone euro. Au contraire, le Président Trichet s’est montré relativement confiant sur les perspectives d’activité pour les dix-huit mois à venir, soulignant que les données d’activité récentes étaient en ligne avec le scénario de la BCE d’une croissance plus modérée, mais positive. La hausse de l’euro ne semble toujours pas inquiéter le Conseil des Gouverneurs outre mesure, ce qui s’explique, au moins en partie probablement, par le fait que les prix des matières premières en euros n’ont pas baissé, au contraire. Surtout, M. Trichet a de nouveau souligné la détermination de la BCE à poursuivre sa sortie graduelle des mesures non conventionnelles de soutien à la liquidité, jugée « temporaires » par nature, tout comme le programme de rachats de titres de dette d’Etat. Ce dernier est toutefois toujours actif, et Trichet a laissé entendre que des interventions avaient été réalisées récemment après trois semaines d’inaction (probablement sur des titres irlandais selon nous), ce que les chiffres publiés mardi prochain pourraient confirmer.

Même mineurs, les changements apportés au communiqué de la BCE peuvent être interprétés comme plus « hawkish » que le mois dernier. La mention d’une croissance « faible » des agrégats monétaires et de crédit a été supprimée (malgré une stagnation inattendue de la croissance annuelle de M3 à 1% le mois dernier), et le communiqué signale explicitement que le point bas pour l’offre de crédit bancaire a été dépassé plus tôt cette année. Par ailleurs, le mot « toujours » a été inséré dans les phrases caractérisant les risques inflationnistes (« toujours » légèrement haussiers à court terme, mais « toujours » contenus à moyen terme) ce qui, en langage de banquier central européen, suggère que ce jugement peut être amené à évoluer prochainement en fonction de la balance des risques.

De ce point de vue, la prochaine échéance importante sera la réunion du 2 décembre au cours de laquelle le staff des économistes de la BCE doit publier ses nouvelles projections jusqu’en 2012. Cette réunion sera surtout l’occasion pour le Conseil des Gouverneurs de dévoiler la prochaine étape de sa stratégie de sortie, qui a toutes les chances de prendre la forme d’un retour à des opérations de refinancement classiques (en quantités limitées et à taux variable) pour les maturités les plus longues (3 mois), et ce dès le premier trimestre 2011. M. Trichet a de nouveau indiqué que la hausse des taux interbancaires, qui a ralentie sur la période la plus récente, devait être interprétée comme un signe positif de normalisation des conditions de liquidité en zone euro, au regard notamment de l’augmentation des volumes d’échange sur le marché interbancaire.

Lors de la conférence de presse de la BCE, les questions n’ont pas manqué sur la situation de plusieurs pays de la périphérie, et de l’Irlande en particulier, mais M. Trichet s’est employé à y répondre de manière très générale, indiquant simplement que les efforts fournis par le gouvernement irlandais étaient probablement assez importants pour répondre au défi de la consolidation budgétaire dans les années à venir. Il s’est montré critique, en revanche, sur le projet de réforme du Pacte de Stabilité et de Croissance et des principes de gouvernance de l’UE, et en particulier sur l’absence de sanctions automatiques pour les pays déficitaires (celles-ci ne seraient que semi-automatiques selon les propositions actuelles, à la main du Conseil européen donc des chefs d’Etats et de gouvernements), mais aussi sur le manque de précision quant à l’utilisation de nouveaux critères de surveillance comme le ratio de dette ou de dépenses publiques.

Banque d’Angleterre: en attendant le rapport sur l’inflation

A l’issue de sa réunion du 4 novembre, la BoE a maintenu son taux directeur au niveau exceptionnellement bas de 0,5% et le montant des titres achetés au travers du programme d’assouplissement quantitatif (QE) à 200 milliards de livres. La BoE est restée silencieuse sur les arguments de sa décision, se contentant de signaler les deux dates clés à venir: le rapport trimestriel sur l’inflation le 10 novembre prochain et les minutes de la réunion le 17 novembre. Les données macroéconomiques récentes ont apporté un ensemble de signaux encourageants sur la croissance sur la seconde moitié de l’année : croissance du PIB au troisième trimestre plus élevée que prévue et des indices PMI en hausse au mois d’octobre dans le secteur manufacturier et dans les services. Les prévisions de croissance et d’inflation à court terme pourraient donc être revues à la hausse dans le rapport trimestriel sur l’inflation de novembre. Mais il est peu probable que la BoE modifie sa rhétorique dovish sur les perspectives d’inflation a moyen terme. Les capacités non utilisées dans l’économie, même si elles ont vraisemblablement diminué grâce à la reprise, devraient continuer d’être considérées comme la source principale de pressions baissières sur les salaires et les prix. Une modération de l’inflation à l’horizon des deux prochaines années devrait par conséquent continuer d’être vue comme le scenario le plus probable.

NOTES

  1. Cette duration assez courte vient de la faible proportion de titres très longs, qui a surpris les marchés mais qui se justifie parce que les taux d’intérêt auxquels s’endettent le secteur privé – ceux dont la Fed se soucie le plus – sont déterminés par les rendements sur ces maturités-là.
  2. D’autant plus élevées que les taux restent longtemps bas, que le QE2 est important, et que le durcissement futur de la politique monétaire est rapide.

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