par Yoann Lhonneur et Jean-Marc Velasque, Associés de Velhon Partners
La crise a mis à l’épreuve les ambitions des banques émergentes, amenant ces dernières à ralentir le rythme d’expansion de leurs réseaux. En plus de l’augmentation du nombre d’agences, l’heure est à l’« innovation inversée » et au multicanal.
A l’heure où les règlementations incitent progressivement les groupes bancaires à séparer leurs activités de détail de leurs BFI, certaines régions font figure d’eldorado pour les banques commerciales, depuis le début de la crise. Ce sont les zones émergentes. Bancarisation, émergence de vastes classes moyennes, évolutions institutionnelles (désintermédiation) et technologiques favorables… Les acteurs bancaires ont entamé depuis plusieurs années une course de fond visant à maîtriser de nouvelles clientèles, via une densification de leurs réseaux à un rythme inédit.
Mais voilà. La crise a subitement mis à l’épreuve toutes ces ambitions. Tout d’abord, les surliquidités apportées par les banques centrales pour désamorcer la crise financière ont fait bondir le ratio crédits/dépôts à des niveaux historiquement élevés, notamment en Europe de l’Est. Illustré par une dégradation marquée du ratio provision/PNB, le coût du risque s’est également accru, alors même que les dispositifs de suivi des risques ne sont pas toujours adaptés à cette nouvelle typologie de clientèle. C’est notamment le cas, ici encore en Europe de l’Est, mais aussi, dans une moindre mesure, en Afrique du Nord. Enfin, la décélération des économies s’est accompagnée d’un vif ralentissement des PNB bancaires, dont la croissance a chuté de 14% en 2008 à seulement 2% en 2011.
Cet environnement financier a eu des répercussions importantes, sur les fondamentaux économiques des réseaux. La concomitance entre la fragilisation des équilibres financiers et la course à la taille engagée depuis plusieurs années a en effet fortement affecté la rentabilité unitaire des clients. Dans certains cas, elle a même provoqué un recul des revenus générés par agence (corrigés de l’inflation). Ce fut le cas en Roumaine dès 2008, mais aussi plus récemment au Maroc et en Turquie, où les surinvestissements ont provoqué un renchérissement des structures de coût particulièrement préjudiciable pour la rentabilité globale du secteur. Autre précédent malheureux : les filiales des banques grecques en Europe de l’Est ont doublé leurs réseaux au cours des 5 dernières années, au prix d’un coefficient d’exploitation supérieur de 6 points à la moyenne et d’un coût de risque de 10 points plus élevé.
Autant d’agences créées en un an que les réseaux cumulés de BNP Paribas, LCL et Société Générale
Résultat de cet environnement tendu, les stratégies d’expansion dans les pays émergents ont été largement amendées. Poursuivant de fait leur décélération entamée en 2009, les réseaux bancaires n’y ont plus progressé que de 2,8% en 2011, contre 4,1% l’année précédente (et 14,1% en 2008 !). Autre signe de cette normalisation, seule une banque sur deux a continué d’y croître en 2011. Finalement, seule l’Amérique Latine, qui a amorcé son rattrapage à contretemps, après avoir restructuré son parc lors de la période 2008-2009, fait figure d’exception. La région affiche une croissance moyenne des réseaux bancaires de l’ordre de 3,9%, contre 1,7% l’année précédente.
Alors, est-ce fin de l’eldorado ? Pas si simple. D’une part, le repli du taux de croissance des réseaux cache une augmentation encore massive du nombre d’agences en valeur absolue : un peu plus de 6.000 nouvelles agences ont ainsi été ouvertes par les acteurs du Top50 dans les pays émergents en 2011, soit l’équivalent cumulé de l’ensemble des réseaux de BNP Paribas, LCL et Société Générale ! Quant au brésilien Bradesco, lauréat du classement « VELHON 300 » 2012, il a ouvert en une seule année (2011) à lui seul un peu plus de 1.000 agences.
Prime à la taille
D’autre part, loin d’illustrer un paysage homogène, cette décélération générale reflète des réalités très différentes d’un acteur à l’autre. Elle pose notamment les conditions d’un marché bancaire à plusieurs vitesses, où la taille est devenue un enjeu crucial. La taille des marchés domestiques, tout d’abord. Les banques issues des BRIC sortent renforcées de la crise, du fait de leurs spécificités respectives : protection légale de leur marché domestique, barrière à l’entrée naturelle du seul fait de leur taille, rédaction progressive des coûts d’acquisition et de traitement pour les acteurs installés… En conséquence, les acteurs des BRIC ont affiché en 2011 des ROE moyens proches de 20%, soit près du double de la moyenne des pays émergents, tandis que leurs PNB, certes en ralentissement, a progressé au rythme encore élevé de 7% à 8%.
La taille des banques est aussi un facteur-clé pour comprendre les divergences de trajectoires. Les banques les plus importantes ont ainsi joué de leur assise pour préserver leurs niveaux de rentabilité, affichant un ROE de 12% en 2011 (contre 8% en 2009). A l’inverse, l’agilité des banques plus petites, dont la taille réduite était justement un facteur clé de succès jusqu’à récemment, s'est transformée en faiblesse en période de crise. Faute de taille critique suffisante pour mutualiser l’inflation des coûts, leurs coefficients d’exploitation se sont fortement dégradés et atteignent désormais des niveaux proches des banques occidentales.
Des laboratoires de démarches bancaires novatrices
Le voilà donc, l’enseignement de ces dernières années. Pour répondre à la masse et aux besoins spécifiques de leurs cibles, les banques émergentes ne doivent pas se contenter de répliquer les recettes des banques occidentales. Autant qu’à la densification des réseaux, l’enjeu pour elles consiste à industrialiser la relation client en développant des modèles de distribution propres à ces régions. Première nécessité : répondre à une logique d’« ultra-mass market ». Le chinois ICBC compte à lui seul pas moins de 282 millions de clients, tandis que State Bank of India s’appuie sur un réseau de 13.700 agences qui a grandi sans discontinuer au rythme de +9%/par an depuis 5 ans comme analysé par le « VELHON 300 ». Autre nécessité : adresser des populations nouvellement bancarisées avec le bon mix produit et les canaux de distribution idoines.
Résultat, les acteurs de ces régions sont structurellement enclins à tirer profit, voire à initier des sauts technologiques. Sommées d’initier des avancées qualitatives et de réinventer sans cesse leur modèle en marge des standards des pays développés, ceux-ci deviennent parfois de véritables laboratoires de démarches bancaires novatrices.
L’heure est à l’innovation inversée (et non subie) et au low cost, c’est-à-dire aux produits et services simples (ce qui ne veut pas dire de mauvaise qualité) et peu chers. L’heure est aussi à un multicanal «émergent», seule façon d’adresser une cible exponentielle dans un contexte de carence en infrastructures. Sans surprise, les pays émergents sont donc à ce jour les principaux cadres d’expérimentation et d’utilisation effective des services de paiement mobile (notamment au Kenya), tandis que les GAB biométriques connaissent un essor croissant sur certains méga-marchés émergents. Pour ces raisons, la croissance des réseaux apparaît comme une condition certes nécessaire, mais pas toujours suffisante, pour répondre à la massification des marchés bancaires de ces pays. Plus que dans les pays développés, la stratégie de densification des réseaux doit en effet s’accompagner de la recherche empirique d’un modèle hybride, équilibré entre plusieurs canaux de distribution. Et ce n’est qu’un début.
NOTES
*Les données chiffrées présentes dans cette tribune sont toutes issues de l’étude « Emerging Banking Report 2012 » (EBR 2012) de Velhon Partners