par Jean-Luc Proutat, économiste chez BNP Paribas
Le total du bilan de la Banque centrale européenne (BCE), ou plus exactement de l’Eurosystème, a franchi la barre des 3 000 milliards d’euros (près d’un tiers du PIB de l’Union économique et monétaire, UEM) le 3 mars 2012. Il a doublé depuis le 15 septembre 2008, qui marque la faillite de Lehman Brothers et l’engagement renforcé des autorités monétaires dans la lutte contre la crise1.
Cette prise de poids n’est pas isolée : la Fed (Réserve fédérale des Etats-Unis) et la Banque d’Angleterre ont, dans le même laps de temps, multiplié par plus de trois la taille de leur bilan. Mais, parce qu'elle n'est pas une institution nationale, la BCE l'assume avec plus de difficulté que d’autres. On sait, par exemple, que les achats d’obligations d’Etat, réactivés sans trop d'états d'âme outre-Atlantique ou outre-Manche, n’ont jamais fait l’unanimité en son sein. En 2011, ils ont provoqué la démission de MM. Weber et Stark, deux membres allemands du Conseil des gouverneurs.
Leur montant cumulé est pourtant resté modeste : 217 milliards d'euros au 19 mars 2012, soit 2,6% du stock de la dette publique dans l'UEM, contre par exemple 22% au Royaume-Uni. Au final, les achats de titres de l'Eurosystème (obligations sécurisées et d’Etat) ont moins contribué à la dilatation du bilan (19 points de pourcentage apportés sur 106) que les avoirs en or et devises, qui ont connu une forte réévaluation sur la période (cf. tableau)2.
Ce sont surtout les créances de l'Eurosystème sur les banques qui ont augmenté, notamment à l'occasion des deux prêts à trois ans octroyés en décembre 2011 et février 2012. Chiffré à plus de 1 100 milliards d'euros, leur encours a, comme le total des actifs, doublé depuis septembre 2008. Où va l'argent ? On peut estimer, sur la base des comptes de banques centrales nationales (BCN), que le groupe des "GIIPS" (Grèce, Irlande, Italie, Portugal et Espagne) capte près de 70% des prêts, soit le double de son poids économique dans l'UEM.
Le risque bilanciel de la BCE s'est donc logiquement concentré là où les financements privés font le plus défaut, c'est-à-dire à la périphérie de la zone euro. En Allemagne, certains s'émeuvent du grand écart des positions internes à l'Eurosystème que cette situation entraîne. La Bundesbank (la banque centrale allemande), par la voix de son président Jens Weidman, fait notamment valoir les 547 milliards d’euros de créances désormais inscrites sur ses comptes « TARGET2 »3, montant que l'on retrouve peu ou prou au passif des BCN de la périphérie et qui dépasse largement celui de la participation allemande au Fonds européen de stabilité.
Faut-il s'en offusquer ? La dilation des comptes TARGET ne fait jamais que traduire la cohabitation, en zone euro, d'excédents et de déficits courants élevés. Avant la crise, les déséquilibres du haut de la balance des paiements (par exemple les déficits courants des pays du Sud) étaient principalement compensés par les investissements de portefeuille du secteur privé (par exemple les excédents d’épargne des pays du Nord). Avec la raréfaction de ces derniers et la préférence pour la monnaie centrale (1140milliards d’euros de dépôts à la BCE, cf. tableau) le bouclage s’opère désormais à l’étage inférieur, au niveau des comptes officiels.
Les 547 milliards d’euros de créances qui inquiètent tant la Bundesbank sont finalement à mettre en face des quelque 650 milliards d’euros d’excédents courants que l’Allemagne a accumulés depuis dix ans vis-à-vis de ses partenaires de l’UEM. Des montants qui amènent toujours à la même conclusion : la zone euro est un espace d’interdépendances financières telles que le chacun pour soi n’est aucunement la solution à ses problèmes. Elle progressera donc vers le fédéralisme, par nécessité autant que par choix.
NOTES
- En zone euro, les premières opérations de refinancement à taux fixe et sans limite de montant interviennent le 15 octobre 2008. Les premiers prêts à un an ainsi que le programme d'achats d'obligations sécurisées sont décidés en mai 2009. Le Programme pour les marchés de titres (achats d'obligations d’entreprises et, surtout, d'Etat) se met en place en mai 2010.
- De septembre 2008 à février 2012, la valeur en euro de l'once d'or s'apprécie de 108% ; la valeur des principales devises contre euro s'apprécie de 10% (cacul basé sur l'évolution du taux de change effectif nominal).
- Trans-European Automated Real-time Gross settlement Express Transfer system, le système de règlements interbancaires géré par l’Eurosystème.