par Ibra Wane, Stratégiste, Corinne Martin et Laurent Paris, analystes chez Amundi
epuis la dévaluation du peso argentin, le 23 janvier dernier et le doublement des taux d’intérêt de la banque centrale turque quelques jours après, les attaques contre les monnaies émergentes les plus fragiles se sont multipliées. Compte tenu de l’ampleur des mouvements sur les taux d’intérêt et le change, ceci ne manquera pas de rejaillir sur la croissance des pays concernés d’une part et les résultats des entreprises qui commercent avec ces pays d’autre part. Ce dernier point est d’autant plus sensible qu’une bonne part de l’argumentaire en faveur des actions européennes reposait sur un fort rebond de leurs profits en 2014. C’est pourquoi ce papier sera centré sur les répercussions concernant les sociétés européennes.
Mais avant d’en arriver là, il faut au préalable quantifier ce que pourraient être le périmètre, l’intensité et les répercussions de cette nouvelle crise émergente sur la croissance mondiale.
Concernant le périmètre de cette crise tout d’abord, si tous les pays émergents ne sont pas à la même enseigne, ceux dont la monnaie a le plus décroché présentent cependant de nombreuses caractéristiques communes. Ainsi, l’Afrique du Sud, le Brésil, l’Inde, l’Indonésie et la Turquie cumulent déséquilibres de la balance courante, déficits budgétaires et une inflation moyenne de plus de 7 %. La Russie est également sous pression car si sa balance courante est positive elle se dégrade vite et l’inflation y est forte. Dans un registre plus dégradé on retrouve l’Ukraine, qui s’est embrasée au plan politique et flirte avec le défaut de paiement, ainsi que l’Argentine et le Venezuela, dont l’historique ne plaide pas en leur faveur après avoir fait, ensemble, huit fois défaut depuis les années 80. Ces neuf pays, que nous dénommerons pour simplifier les Most Fragile pèsent ensemble 17 % du PIB mondial à parité de pouvoir d’achat (PPA) et 34 % du MSCI Emergents. En contrepoint, la Chine d’une part, la Corée du Sud, Taïwan, le Mexique et les pays du Golfe d’autre part, dont les fondamentaux demeurent bien plus solides, n’ont pas vu leur monnaie vaciller et pèsent plus lourd avec 24 % du PIB mondial (PPA) et 53 % du MSCI Emergents.
Concernant l’intensité de cette crise, le FMI estimait en octobre dernier que le taux moyen de croissance du PIB réel des Most Fragile pour 2014 devait être de +3,75 %. Compte tenu des événements survenus depuis, il y a tout lieu de penser que ces estimations seront revues à la baisse en avril prochain. Pour sa part, Amundi a déjà commencé à réviser ses prévisions sur les principaux Most Fragile. Sous l’hypothèse que la Chine maintienne son régime de croissance aux environs de +7,5 %, la révision en baisse du PIB des Most Fragile serait de -0,3 %. Ces révisions s’échelonneraient de -0,2 % pour l’Afrique du Sud et l’Inde, à -0,3 % pour le Brésil et la Russie et jusqu’à -0,5 % pour la Turquie, compte tenu de l’importance de ses déséquilibres et du fort relèvement de ses taux d’intérêt. Le sujet étant relativement nouveau et ne faisant pas encore consensus, nous avons testé différentes hypothèses, dont certaines nettement plus agressives.
À titre d’exemple, concernant les répercussions de la crise des Most Fragile, ces neuf pays pesant ensemble 17 % du PIB mondial (PPA), une révision en baisse de 1 % de leur PIB aurait un impact direct de -0,17 % sur la croissance mondiale. Par ailleurs, via le commerce international, une baisse de 1 % des Most Fragile entraînerait une révision additionnelle de 0,03 % du PIB mondial. Au total, une révision de -1 % des Most Fragile aurait donc un impact direct et indirect de -0,2 % sur la croissance mondiale. Ces données étant proportionnelles, en retenant le scénario central d’Amundi d’une révision de -0,3 % des Most Fragile, l’impact sur la croissance mondiale serait de -0,07 %, autrement dit quasi négligeable. En d’autres termes, sauf à prévoir un effondrement de la croissance des Most Fragile, (-300 pb) ou un décrochage de la Chine, la croissance mondiale devrait se maintenir au-dessus de +3 % en 2014.
Si les conséquences macroéconomiques mondiales du ralentissement dans ces neuf pays semblent devoir être relativisées, qu’en sera-t-il du point de vue des résultats des entreprises?
De prime abord, d’un point de vue commercial, les pays occidentaux ne semblent pas très exposés à l’égard de ces neuf pays. Ainsi, selon la Banque des Règlements Internationaux, le montant des exportations vers les Most Fragile ne représente que 5 à 7 % des exportations du Japon, des États-Unis, de la Grande-Bretagne et des principaux pays de la zone euro. Au plan microéconomique toutefois, l’impact des Most Fragile est en réalité plus important. Il y a deux raisons à cela: 1) les grandes sociétés figurant parmi les indices actions sont souvent parmi les plus internationalisées, 2) leurs flux d’échanges se résument rarement aux exportations, mais comprennent, par exemple, un volet de production local. Au total, en agrégeant les ventes des sociétés européennes couvertes par les analystes Buy Side d’Amundi, la part réalisée sur les marchés émergents, hors Chine, s’élèverait à 24 % en 2013, dont vraisemblablement 12 %, pour les Most Fragile. Les sociétés ne fournissant pas plus de détails, il convient en effet d’estimer la part des Most Fragile au sein des 24 %. Leur poids macroéconomique et celui des autres émergents hors Chine se répartissant de façon équilibrée (respectivement 17 et 18 % du PIB mondial en PPA), nous avons retenu la moitié du total. Si la croissance mondiale n’est a priori guère vulnérable au ralentissement des Most Fragile, on commence à se rendre compte qu‘il peut en être autrement en matières de résultats si l’exposition moyenne des ventes est de l’ordre de 12 %.
Et pourtant, bien plus que la décélération du PIB ou l’exposition des ventes, c’est le change et notamment « l’effet transaction », qui auront un impact prépondérant sur les résultats. Pour bien saisir cela, supposons la vente d’une tonne d’engrais pour un chiffre d’affaires (CA) de 100 et un résultat net (RN) de 10 à un pays à monnaie faible. Entre-temps, la devise de l’acheteur dévalue de 20 %. Ipso facto, le RN du vendeur se réduit de 10 à 8. Mais l’opération ne s’arrête pas là. S’il s’est engagé à livrer ses engrais à 100 en monnaie faible, il recevra 20 % de CA en moins dans sa devise. C’est donc bien « l’effet transaction » qui est le plus coûteux. Dans la réalité, les entreprises ont bien sûr des parades pour amoindrir ou reporter cet effet: les couvertures de change, l’intégration locale, les gains de productivité, les hausses de prix, etc. Quoi qu’il en soit, ces différentes parades ont des limites car, en bout de chaîne, il faut bien que le coût de la dévaluation soit supporté par l’un ou l’autre des opérateurs.
In fine, dans nos simulations, nous avons retenu un effet transaction atténué de 60 % en moyenne pour tenir compte de ces parades. Dans la pratique, il n’y a cependant pas de règle absolue car ce coefficient varie au cas par cas, d’une société à l’autre au sein d’un même secteur, voire, au sein d’une même société, d’un pays à l’autre. Pour ceux désirant aller plus loin dans l’exploration de ces mécanismes, les deux encadrés consacrés au secteur agroalimentaire et aux matériaux de construction, élaborés par les analystes Buy Side d’Amundi illustrent cette variété de réactions. Au final, si l’on retient une exposition moyenne des ventes aux Most Fragile de l’ordre de 12 % ainsi qu’une baisse moyenne des changes plus ou moins agressive de 10 ou 15 % sur l’année, la progression des résultats 2014 d’actions de la zone euro, par exemple, serait de +3 à +6 % contre +12 % dans notre estimation initiale voire +16 % selon le consensus. En d’autres termes, c’est l’effet de change et notamment « l’effet transaction » bien plus que la révision du PIB, qui pèsera sur les résultats des pays à monnaie forte. Par ailleurs, comme l’essentiel du décrochage des devises émergentes s’est produit au 2nd semestre 2013, la comparaison des résultats lors du 1er semestre 2014 sera d’autant plus sévère si les parités en restent là.
Répétons-le, il s’agit de simulations et non pas de prévisions. L’idée n’est donc pas d’inquiéter mais de faire prendre conscience des mécanismes et des enjeux liés aux changes. Dans la réalité, il conviendra d’affiner les paramètres. Au total, si ceci doit conduire a plus de prudence concernant la progression des bénéfices 2014 de la zone euro, il ne faudrait pas en tirer des conclusions hâtives en matière d’allocation géographique. Au-delà de la zone euro en effet, c’est l’ensemble des pays dont la monnaie a résisté, comme la Grande-Bretagne, les États-Unis et bien d’autres, qui seront touchés. Par ailleurs, la bonne nouvelle est que l’effet de transaction est un one-off. Ce qui veut dire que, après s’être promptement recalés comme à leur habitude, les marchés pourront repartir à la hausse.