Ce qui est bon pour la croissance américaine deviendrait mauvais pour la politique de la Fed ?

par Xavier Lespinas, Directeur de la Gestion Actions, Laurent Geronimi, Directeur de la gestion de taux, et Gérard Cercet, Stratège multi-gestion, chez Swiss Life Banque Privée

Nous l’avons dit et écrit à maintes reprises : une hausse des taux n’est pas une mauvaise nouvelle en soi, si elle trouve sa justification dans une certaine robustesse de la croissance et donc, éventuellement, dans des risques de redémarrage de l’inflation. Nous n’en sommes pas encore là outre-Atlantique, mais la Fed est dans son rôle, quand elle commence à préparer la communauté financière à un changement de politique monétaire. Les taux ne pourront pas rester à des niveaux aussi bas et il faudra réapprendre à vivre avec une politique moins accommodante. Un changement de psychologie à piloter avec la plus grande prudence.

Rappel de notre scénario de mai 2013

  • Nous observions une légère fragilisation de la croissance américaine, du fait des coupes budgétaires. La Fed maintenait le cap, mais en mettant l’accent sur l’activité et en appelant de ses voeux une politique budgétaire plus appropriée.
  • Nous déplorions une tendance encore négative des ISM américains, mais notions une poursuite de l’amélioration du marché de l’emploi.
  • Nous prenions acte, avec intérêt, des changements annoncés au Japon, par le gouvernement de Shinzo Abe, avec ses premiers effets, estimant que, si un miracle japonais n’était pas certain, les réallocations d’actifs, au plan géographique, pouvaient encore laisser une marge de hausse.
  • En zone euro, les tendances se poursuivaient (activité, chômage), l’Allemagne commençant à ralentir et la BCE réduisait ses taux, sans aller au-delà, avec d’autres mesures. L’Italie semblait connaître une stabilisation politique.
  • Sur les émergents, nous constations des situations disparates, les investisseurs scrutant les chiffres publiés par Pékin.
  • Nous n’apportions pas de bouleversements majeurs dans nos gestions en laissant donc nos allocations inchangées ; nous soulignions juste notre intérêt pour le Japon et une certaine lassitude sur les pays émergents, les Etats-Unis restant un vecteur porteur. Les gestions de taux commençaient à être plus prudentes.

Etats-Unis : accompagner la croissance pour qu’elle puisse s’auto-entretenir, en évitant un krach obligataire

La Fed, par sa communication, doit mettre en scène l’art de la mise en condition, pour éviter un krach obligataire. Pour ce faire, il est probable que, lors des prochains mois, nous aurons droit à un certain nombre de déclarations plus ou moins contradictoires, d’un jour sur l’autre, de la part de Ben Bernanke, mais aussi des présidents des Fed régionales, au gré des chiffres qui seront publiés ; il va falloir souffler le chaud et le froid.

Même si le mois de mai a confirmé le raffermissement de l’activité (ventes et commandes de biens durables notamment), la production industrielle est plus hésitante.

Il est donc urgent d’attendre, les rachats d’actifs compensant à peine les mesures d’austérité mises en place. Le secteur immobilier réaffirme sa bonne tendance (permis de construire pratiquement au plus haut depuis trois ans et hausse des prix de près de 11 % sur douze mois).

L’indicateur de confiance des ménages (Conference Board) s’est inscrit à un plus haut de cinq ans (72.6) et les premiers indicateurs de mai semblaient mieux orientés, après une consommation difficile sur avril.

Pour la première fois également, depuis février 2008, les demandes hebdomadaires d’allocations chômage passent sous la barre des 350 000, mais le marché du travail connaît une amélioration en trompe-l’œil, si l’on considère la durée moyenne du chômage et la part d’emplois précaires.

Enfin, pour illustrer la capacité de rebond qui caractérise encore l’économie américaine, signalons que le déficit budgétaire continue à se réduire sensiblement ; il était ainsi de 10.4 % du Pib en 2010, 8.7 % en 2011 et en 2013 nous devrions atteindre les 5 %.

Japon : la troisième flèche de Shinzo Abe

Après avoir annoncé un plan de soutien à l’économie de 80 milliards d’euros et une politique monétaire très agressive, le premier ministre vient de présenter le dernier train de mesures de sa stratégie portant essentiellement sur des réformes structurelles. Dans cette perspective l’idée est d’avoir une croissance annuelle réelle du PIB de 2 %, soit 3 % en nominal, pendant dix ans. L’un des objectifs consiste à relancer la demande intérieure en redonnant du pouvoir d’achat et créer une rupture avec l’environnement déflationniste. Les entreprises seront mises à contribution en augmentant les salaires et plusieurs grandes multinationales, comme Toyota, s’y sont déjà engagées. L’accent est mis sur la R&D, la consolidation des entreprises et la fiscalité des capex. Les centrales nucléaires, après Fukushima, reviennent sur le devant de la scène. Les femmes vont être davantage incitées à entrer dans le monde du travail.

A ce «dispositif» tous azimuts, s’ajoutent la libéralisation d’un certain nombre de secteurs et la perte d’influence programmée de certains lobbies.

Les accords de libre-échange, tels que Trans Pacific Partnership (une douzaine de pays de la ceinture Pacifique) devront être multipliés pour que 70 % des échanges se réalisent de cette façon d’ici quinze ans. Face à cette panoplie de bonnes intentions, il faudra surveiller le niveau des taux qui ont déjà commencé à monter.

Zone euro : l’heure des réformes imposées par Bruxelles, en échange d’un aménagement de l’austérité

Hormis en Allemagne (à +0.10 %), tous les pays ont connu un premier trimestre négatif en termes de croissance. Certains indicateurs pourraient cependant anticiper un début de stabilisation (PMI, IFO, INSEE) ou un changement de perception chez les chefs d’entreprises, avec une légère avance pour les services.

En France, la confiance des ménages a décroché : conséquence de la dégradation du marché du travail et de leur situation financière. La consommation pourrait stagner, voire continuer à se dégrader.

Le taux de chômage moyen en zone euro a poursuivi son ascension pour atteindre 12 % et affecte particulièrement les jeunes, constituant un sujet majeur au cœur des débats entre les dirigeants allemand et français. Enfin notons que, pour la première fois, la Commission Européenne va pouvoir se prononcer sur les déséquilibres macro-économiques, quitte à exiger des mesures correctrices (commerce extérieur, dette privée, immobilier, etc…). L’Espagne, la France et, dans une moindre mesure, l’Italie, pourraient être visées.

Zones émergentes : une croissance à la recherche d’un second souffle

La Chine doit enrayer une tendance qui fait apparaître une croissance en décélération, alors que beaucoup tablaient sur un raffermissement en 2013. Pour la première fois depuis sept mois, des indicateurs montrent que le pays traverse une phase de contraction (secteur industriel). Le consensus mise sur une croissance de 7.5 % pour 2013, alors que nous sommes un peu plus circonspects et n’envisageons qu’un PIB en progression de 7 %, voire moins. Autre question, qui revient souvent dans les perspectives chinoises : combien de temps la démographie résistera-t-elle à la politique de l’enfant unique? Certains spécialistes n’hésitent pas à prédire un abandon assez proche de ce dogme (2014- 2015).

Au Brésil, la banque centrale a poursuivi le mouvement amorcé en avril et a remonté ses taux de 50 pbs à 8 %, malgré une croissance qui ne s’emballe vraiment pas (1.9 % au 1er trim.) et ne soutient pas le réal, qui inscrit un plus bas de six mois contre dollar ; pas d’incidence au final sur le 10 ans brésilien.

Contrairement aux économies matures, qui souhaiteraient davantage d’inflation, aucune accalmie sur les prix. En Inde, la situation s’étant un peu améliorée du côté des prix de détails, la banque centrale a profité de cette occasion pour abaisser son principal taux directeur (7.25 %).

Stratégie

– Actions / titres vifs

Les deux tendances marquantes qui ont retenu l’attention des investisseurs sont : la tension qui a touché les taux longs sur la plupart des places et la forte consolidation de la bourse de Tokyo. Avec un regain de volatilité sur les actions, comme sur les produits de taux.

Ainsi, les 10 ans américain et allemand ont vu leurs rendements respectifs remonter à 2.15 % et 1.51 %. Les souverains ont perdu en moyenne 3 % sur le mois, au niveau mondial, constituant ainsi la plus mauvaise performance depuis 2010, le rendement des dividendes revenant sous celui des obligations.

Il est clair qu’à court terme, ce mouvement ne crée pas, un environnement particulièrement haussier pour les actions ; à moyen terme il en va différemment. Nous adoptons donc une stratégie de wait and see en termes d’allocations d’actifs. Si des sorties importantes des obligations continuent, les capitaux pourraient revenir sur des produits de trésorerie ou sur des échéances très courtes, voire très longues (mais avec un comportement qui s’apparente davantage à celui des actions). On a là un type d’investissement qui concurrence les actions.

Concernant le marché japonais, nous attendions une consolidation, qui est arrivée plus forte et subite que nous ne le pensions, du fait de plusieurs facteurs, dont une tension sur les taux et une réaction du yen. Nous avons différé notre retour sur les valeurs nippones et avons donc trouvé un point d’entrée satisfaisant à court terme. L’idée étant de «donner une chance» au plan gouvernemental, tout en restant très vigilant. Le succès de cette nouvelle politique suppose une très forte adhésion et beaucoup de changements comportementaux de la part de tous les agents économiques.

– Multi-gestion

La hausse des taux longs termes orchestre l’ensemble des bourses mondiales : la remontée des taux à 10 ans au niveau de 1% au Japon a coïncidé avec un repli marqué du Nikkei. On observe le même phénomène aux Etats-Unis et en Europe, même si d’autres considérations d’ordre économique sont à l’origine du repli des bourses ces derniers jours.

La période transitoire de normalisation des marchés se traduit par des turbulences, dont nous avons une illustration actuellement, mais qui ne remet pas en cause notre scenario d’appréciation des actifs risqués. La volatilité récente des marchés asiatiques était de nature à impacter les niveaux de risque (la volatilité) des portefeuilles : nous avons donc temporairement allégé les positions initiées depuis le début de l’année sur cette zone, tout en maintenant une position stratégique à moyen terme sur la Japon, que nous avions délaissée depuis plusieurs années.

Compte tenu de la période récente d’instabilité des marchés boursiers et obligataires, nous éviterons, comme c’est déjà le cas depuis deux ans, de faire des choix d’investissement trop ciblés sur des thèmes ou des zones spécifiques : les portefeuilles de Multigestion sont très concentrés, de 10 à 15 fonds. : tout choix trop ciblé deviendrait spéculatif à la veille de la période estivale, et nous préférons mutualiser les risques au travers des fonds plus généralistes.

Néanmoins, nous maintenons une stratégie de type « full invest » qui consiste à employer au maximum les liquidités, au travers notamment des fonds diversifiés qui, par la même occasion, sont substitués progressivement aux fonds obligataires : mouvement de transformation engagé au premier trimestre sur les fonds obligataires émergents.

– Taux/ Crédit

Les marchés de taux ont envoyé un message clair à la Fed : la sortie pourrait ne pas être aussi paisible qu’elle ne le voudrait. Les Treasuries ont chuté lourdement et les actifs risqués ont commencé à souffrir (Actions et High Yield). Cette réaction pourrait rendre la Fed plus prudente dans sa gestion des « exit strategies » et devrait favoriser une consolidation des Treasuries à court terme. Mais au final, tout dépendra des indicateurs économiques. Tout signal de reprise économique notoire risque d’entraîner une tension brutale sur les taux de rendement des Treasuries au second semestre.

L’envolée des niveaux de rendements calmera certes la quête de performances aux dépens des deux conséquences immédiates suivantes :

  • le principal moteur de la contraction des spreads de crédit s’essoufflera,
  • le remodelage du marché des Treasuries marquera la fin de la tendance haussière sur les marchés obligataires émergents.

La BCE a pris beaucoup de retard sur la Fed et les stratégies de portage continueront de jouer un rôle déterminant sur la partie courte de la courbe en euro. Nous continuons sur ce type de positions à court terme. Nous sommes prudents sur le segment high yield et les convertibles. En particulier, nous restons à l’écart du high yield américain.