par Vincent Reinhart, Chef économiste et macro-stratégiste chez Mellon
En cette année où de nombreuses normes civiques ont été bousculées par la pandémie, les investisseurs ont également pris tout le monde à contrepied : ils ne semblent guère perturbés par la contestation du résultat de la présidentielle par Donald Trump, qui refuse de reconnaître sa défaite, ni par l'incertitude concernant le contrôle du Sénat, qui ne sera dissipée qu'en début d'année prochaine. Toutefois, le processus de vote et de comptage des suffrages a bien fonctionné dans l'ensemble et le fait que les républicains resteront probablement majoritaires au Sénat exclut un changement d'orientation radical du gouvernement.
Alors que la page des élections est désormais tournée, la volatilité sur les marchés financiers s'est atténuée et les participants au marché sont globalement enclins à prendre des risques. Cette appétence au risque devrait perdurer alors que le monde digère l'arrivée d'un nouveau locataire à la Maison-Blanche.
Des secousses aux États-Unis
Les participants au marché recentrent désormais leur attention sur les nouvelles mesures de relance budgétaire, qui ont bien peu de chances d'être adoptées dans l'interrègne. Le président sortant affaibli ne facilitera sans doute pas la transition avec son successeur, c'est pourquoi l'adoption d'un nouveau plan de relance constituera la grande priorité du nouveau Congrès. Cette impulsion sera probablement nécessaire en partie parce que le président élu Joe Biden n'a eu de cesse pendant sa campagne de critiquer la gestion de la pandémie par l'administration Trump. Par conséquent, le nouveau gouvernement fédéral devrait prendre immédiatement des mesures pour endiguer la propagation du coronavirus, qui entraîneront inévitablement un fléchissement de la dynamique économique. L'inquiétude quant à la vigueur de la reprise économique devrait conduire la Réserve fédérale américaine (Fed) à maintenir indéfiniment un taux directeur proche de zéro, entretenant ainsi la faiblesse des rendements des bons du Trésor américain, qui pourraient même encore baisser à court terme.
Compte tenu du partage du pouvoir qui se profile l'an prochain à Washington, la relance budgétaire s'annonce modeste. Sur la forme, les mesures s'apparenteront à celles prises en mars mais l'enveloppe allouée ne sera pas aussi importante. Il faut notamment s'attendre à une prolongation des droits aux allocations chômage et à d'autres aides financières pour relancer l'économie. Après tout, le président élu Joe Biden aura besoin du soutien des républicains pour faire adopter des projets de loi et pourvoir les postes clés. Des mesures budgétaires et fiscales plus limitées que celles promises pendant la campagne sont notamment à prévoir. Dans la mesure où le président élu Joe Biden est considéré comme un président de transition qui ne briguera qu'un seul mandat, le Sénat pourrait également s'avérer indiscipliné en raison des ambitions personnelles que nourrissent certains sénateurs des deux camps. Par conséquent, le partage du pouvoir au Congrès pourrait s'avérer plus problématique pour Joe Biden qu'il ne l'aurait été pour Donald Trump si ce dernier avait été réélu. Il faut donc s'attendre à ce que la nouvelle administration actionne d'autres leviers de pouvoir.
Le président élu a une latitude considérable. Par voie de décrets présidentiels, il peut durcir la réglementation dans des secteurs tels que la finance, l'enseignement, ainsi que l'exploration, l'extraction et le transport de l'énergie et des combustibles fossiles. Le sentiment général est que les secteurs technologique et pharmaceutique devraient également faire l'objet d'une intervention, notamment une fois que l'administration Biden aura placé ses pions à la tête d'agences fédérales clés. Par conséquent, la sélection des titres à mettre en portefeuille est primordiale car il y aura des gagnants et des perdants parmi les entreprises et les secteurs d'activité en fonction des décisions de la Maison-Blanche et des penchants des nouveaux responsables d'agences fédérales.
Les répercussions à l'étranger
Nous pensons que l'administration Biden adoptera une approche davantage multilatérale face aux partenaires commerciaux des États-Unis. Elle devrait réintégrer les organismes internationaux dont l'administration Trump s'est retirée. Paradoxalement, cela pourrait miner le statut de valeur refuge des actifs libellés en dollar américain. Cela est de nature à laisser libre cours aux facteurs intérieurs de dépréciation — à savoir un laxisme accru en matière de déficit budgétaire, de dette publique et de politique monétaire — avec à la clé une hausse du rendement nominal des bons du Trésor américain et un affaiblissement du dollar.
La relation entre les deux principales puissances économiques au monde est particulièrement tendue. Le président Trump a mis les pieds dans le plat en dénonçant la violation par la Chine des droits de propriété intellectuelle, les difficultés d'accès à ses marchés et ses ambitions en mer de Chine méridionale, clairement affirmées par le président chinois Xi Jinping qui n'a eu de cesse de renforcer son pouvoir. Une fois mis sur la table, ces griefs peuvent difficilement être mis en sourdine. Alors que l'administration Biden mettra probablement l'accent sur les droits de l'homme et les conditions de travail, le dialogue avec la Chine pourrait s'avérer particulièrement difficile. L'administration Biden devrait abroger les droits de douane accessoires (sur l'acier, l'aluminium et les machines à laver notamment) instaurés sous Donald Trump, qui visent essentiellement les partenaires commerciaux des États-Unis. En revanche, les droits de douane visant la Chine seront maintenus pour servir de monnaie d'échange. Ce marchandage se fera probablement dans un cadre multilatéral, car la politique étrangère des États-Unis sera nettement plus souple à l'égard des partenaires traditionnels que sous Donald Trump, qui préférait faire cavalier seul. La Chine acceptera vraisemblablement cette nouvelle relation à un moment où elle se replie sur son économie intérieure, qui a atteint la dimension nécessaire à une croissance auto-entretenue. Cet environnement est propice à une poursuite de l'ouverture des marchés intérieurs et à une appréciation graduelle et modérée du yuan.
Les responsables européens se réjouiront sans doute du changement de régime et d'un dialogue plus étroit avec les États-Unis, mais ils risquent d'être déçus s'ils s'imaginent que les relations transatlantiques constituent l'une des priorités du président élu. La lente reprise économique après la crise engendrée par la pandémie, conjuguée à son endettement élevé, signifie que l'Europe n'a pas beaucoup de jetons à placer sur la table des négociations diplomatiques.
Conclusion
Le responsable le mieux positionné à l'issue des élections est le président de la Réserve fédérale, Jerome Powell. Sa volonté assumée de maintenir un taux directeur bas et d'acheter des bons du Trésor américain aussi longtemps que possible est en phase avec les intérêts de la nouvelle administration. Il s'est également attiré les faveurs des élus du Congrès plus efficacement que n'importe lequel de ses prédécesseurs et a axé les débats au sein de la Fed sur la dimension socialement inclusive de la politique monétaire. Toutefois, même si le président actuel de la Fed est compatible avec la politique du président élu, la présidence de la Fed est un poste extrêmement convoité qui revient souvent à un conseiller loyal. Sauf qu'à ce stade, la popularité de Jerome Powell auprès des élus du Congrès implique un certain coût politique à son remplacement, et ce alors que le président élu cherche à rassembler au-delà de son parti. En de telles circonstances, la loyauté revêt une importance secondaire, ce qui permettra probablement à Jerome Powell de briguer un nouveau mandat de quatre ans à la tête de la Fed.