Diversification en dehors des Etats-Unis: une simple question de bon sens

par Philippe Ithurbide, Directeur Recherche, Stratégie et Analyse chez Amundi

Dix-sept blocages budgétaires (shutdown) depuis 1976, 75 relèvements du plafond de la dette depuis les années 50 (avec une fréquence de relèvement qui s’est accélérée depuis 20 ans), voilà deux chiffres qui, à eux seuls, résument assez bien la situation des finances publiques américaines.

Mettre des garde-fous politiques à la dérive de la dette est sans aucun doute un atout, mais se voir forcé de le relever à haute fréquence peut paraître incongru, surtout si l’on considère que ces rendez-vous politiques représentent désormais une menace récurrente de voir les États-Unis faire défaut. Certes, le plafond de la dette vient tout juste d’être relevé, et les risques de séisme financier ont cédé le pas à un optimisme très modéré, et cela pour au moins six raisons :

• Cette menace est devenue récurrente, et il y aura très bientôt de nouvelles négociations sur un relèvement du plafond de la dette.

• Ces blocages politiques montrent les limites actuelles de la démocratie américaine et ses lourdeurs. L’économie américaine fonctionne avec fluidité, résilience, flexibilité, c’est un fait… mais ce n’est pas le cas de son administration.

• Il est encore difficile d’estimer le coût du tout dernier shutdown. La perte de PIB sera doute de l’ordre de 0,6 point de pourcentage.

• La crainte de voir les États-Unis faire défaut doit désormais être intégrée dans les politiques d’investissement, non pas parce qu’elle revêt une forte probabilité, mais tout simplement parce que cela représente un risque extrême (un tail risk) que l’on ne peut plus ignorer. Un atout incontestable pour les actifs européens.

• L’accord trouvé est donc une bonne chose, mais il n’est que temporaire. Le Trésor américain est autorisé à emprunter jusqu’au 7 février, et l’État fédéral n’est financé que jusqu’au 15 janvier. Une commission bicamérale va donc maintenant être convoquée. Elle aura jusqu’au 13 décembre pour élaborer les contours d’un budget pour le reste de l’année 2014.

• Le compromis obtenu par les Démocrates auprès des Républicains prévoit le relèvement du plafond de la dette jusqu’au 7 février seulement, et la convocation d’une commission pour négocier le budget 2014. Ce compromis n’est qu’un simple sursis, et la bataille parlementaire refera bientôt surface. Gardons en mémoire deux dates importantes : le 7 février 2014, nouvelle échéance pour un relèvement du plafond de la dette… et novembre 2014, élections de mi-mandat.

Ainsi que le soulignait Ben Bernanke, tout blocage sur le relèvement du plafond de la dette, conduisant de facto à un défaut technique, « créerait une crise financière et un véritable chaos »…« il représenterait sans doute un coup fatal pour la reprise économique ». Barack Obama d’ajouter : « il n’y a probablement rien qui ait fait plus de tort à notre crédibilité dans le monde que le spectacle auquel nous avons assisté ces dernières semaines »… « cela a infligé un tort complètement gratuit à notre économie. Soyons clairs : il n’y a aucun gagnant ».

« Un défaut des États-Unis provoquerait une crise financière et un véritable chaos » (B. Bernanke)

Il convient de rappeler qu’un défaut américain, même technique, serait une grande première. Les États-Unis ont connu des défauts d’États ou de municipalités (comme Détroit, pour prendre un exemple très récent), mais ils n’ont jamais fait défaut sur leur dette fédérale.

Notons cependant le défaut sur 120 millions de Tbills en 1979 (un défaut purement technique, pour des problèmes de back-office). Un défaut sur un faible montant certes, mais qui s’était tout de même traduit par une hausse des taux de 60 points de base sur 800 Mds de dette, soit un impact immédiat (un coût de refinancement) de plus de 6 Mds de USD !

Dans le cas qui nous occupe (préoccupe), il s’agit d’un défaut sur des obligations. La séquence pourrait être la suivante :

En cas de non-paiement d’un coupon ou d’un principal, les États-Unis seraient immédiatement placés en selective default (rating “SD”). Habituellement, dès que le problème est résolu, le rating attribué se situe entre CCC et B+. En 2000, Le Pérou avait procédé – par choix – à un défaut sélectif (suite à un conflit prolongé avec un hedge fund) et avait récupéré son rating initial une fois le problème résolu. C’est un cas unique, les autres défauts techniques s’étant traduits par une baisse du rating (Pakistan (1998), Moldavie (2001) et République Dominicaine (2004)).

Dans le cas des États-Unis, il ne s’agirait pas d’un choix, mais d’un vrai problème de gouvernance, un critère qui avait été abondamment utilisé par les agences de notation pour sanctionner les pays européens. Autrement dit, il y a fort à parier que la note de crédit soit abaissée une fois le défaut résolu.

Les agences de notation (S&P notamment) continuent de mentionner la résilience de l’économie, le caractère ultra-flexible de la politique monétaire américaine, la capacité à mener des politiques contra-cycliques si besoin, l’avantage fourni par le dollar en tant que monnaie internationale, ce qui justifierait à leurs yeux un traitement différent que celui infligé au Pakistan par exemple.

Peut-on, doit-on pour autant rester insensible à un tel événement ? Certainement pas, et cela pour plusieurs raisons :

• Parler d’un défaut, même technique, même temporaire de la dette souveraine américaine, dans un monde marqué par l’accumulation de dettes, les abaissements réguliers des notes de crédit, les craintes de restructurations… est un fait majeur. Il s’agit ici d’un défaut de la classe d’actifs considérée comme étant la plus proche de l’actif sans risque, l’une des seules (avec l’Allemagne notamment) qui finalement soient perçues comme protégeant du risque de crédit souverain ;

• Il s’agit bien d’un risque extrême, d’un risque systémique ;

• On assisterait bien évidemment, même si un tel défaut serait temporaire, à des ventes d’obligations américaines ;

• On assisterait sans le moindre doute à des sorties de capitaux des actifs USD vers d’autres actifs, Europe en tête ;

• Un vent de panique – difficile à quantifier – affecterait également les fonds monétaires, comme cela fut le cas en 2008 ;

• Ces mouvements seraient amplifiés par la nature même des obligations du Trésor américain. Considérées jusqu’ici comme les titres les plus liquides et les plus sûrs de tout l’univers d’investissement mondial, elles sont grandement utilisées comme collatéral pour les opérations de repo, de dérivés OTC. On estime généralement le montant en question à plusieurs trillions de USD ;

• Un tel événement de crédit modifierait les « haircuts » associés aux obligations souveraines américaines, provoquant de ce fait des appels de marge, des ventes et du deleveraging supplémentaire. Les investisseurs non-résidents deviendraient moins friands d’obligations américaines, et on assisterait alors, comme dans le cas des pays européens périphériques, à une « renationalisation » de la dette publique ;

• Prévoir à court terme une hausse de l’ensemble des taux des obligations américaines. Lors des défauts techniques précédents, la hausse des taux fut autour de 50 points de base (une fois la « poussière retombée »). Dans le cas des États-Unis, on doit sans doute pouvoir s’attendre à un mouvement de taux plus ample (non-résidents, marché repo, fonds monétaires…).

• Plus le défaut technique durera, et plus la hausse des taux sera conséquente et durable.

« Un défaut des États-Unis représenterait un coup fatal à la reprise économique américaine » (B. Bernanke)

Le repli des investisseurs internationaux se traduirait inévitablement par une hausse des taux longs. Dit autrement, les investissements à venir sur les obligations américaines nécessiteraient une prime de risque supplémentaire pour attirer les non-résidents. Rappelons qu’une hausse de 100 points de base se traduirait par une hausse des déficits publics de près de 150 Mds de USD. Selon la Fed et l’OCDE (mai 2013), une hausse de 100 points de base des taux longs entraînerait une baisse de l’activité économique de 0.8 %. Un sell-off des marchés d’actions de 10 %, par exemple, détériorerait l’activité économique de 0.5 % supplémentaire.

Il va sans dire que dans un tel contexte, seule la Fed serait susceptible d’atténuer la hausse des taux longs… en maintenant une politique monétaire accommodante, mais surtout en poursuivant son programme de politique monétaire non conventionnelle (QE3).

Le risque de défaut américain, véritable tail risk, doit désormais être intégré dans les politiques d’investissement

Un défaut technique des États-Unis sur la dette obligataire fédérale n’est plus un exercice de style. Indépendamment des perspectives économiques et de toute prévision, alléger les expositions envers les États-Unis relève de la gestion des risques et, si l’on peut dire, du simple bon sens.

C’est pour cela que la mauvaise gouvernance des États-Unis doit désormais être intégrée dans les politiques d’investissement, non pas parce que la probabilité d’un défaut est élevée, mais parce que cela représente un risque extrême que l’on ne peut plus ignorer. Se protéger d’un tail risk est assez élémentaire dès que l’on se préoccupe de gestion de risques et de limites de risques. Pourquoi cela devrait-il être différent s’agissant des États-Unis ? Cela pousse à la diversification des actifs en général et des actifs de collatéralisation en particulier. Un argument fort en faveur des actifs européens.

Allocation d’actifs : préférer l’Europe aux États-Unis, aussi bien actions qu’obligations

Le shutdown est interrompu, et le plafond de la dette a été relevé, ce qui est une bonne chose. Pourtant, il convient de rester prudent, car ces deux thèmes reviendront dès le mois de janvier au centre des débats. Le risque d’un nouveau blocage budgétaire et de débats houleux sur le plafond de la dette est patent.

Si l’on considère que cela affaiblit les perspectives de croissance, provoque un risque de hausse des taux longs, de chute des marchés boursiers, d’abaissement de la note de crédit des États-Unis… il semble naturel de s’interroger sur les marchés plus « protecteurs », liquides, ayant de plus faibles risques de hausse des taux, une croissance autonome… C’est sans conteste le rôle que devrait jouer l’Europe à ce stade.

Dans les mois à venir, nous devrions assister à un rééquilibrage des portefeuilles, qui favorisera des zones économiques, Europe en tête, et des émetteurs spécifiques. L’idée sera d’accorder davantage d’importance aux facteurs spécifiques au détriment des risques systémiques. C’est ce qui s’est passé sur les pays émergents récemment: accroître la sélectivité, mettre en balance risque spécifique et risque systémique…

Revoir son allocation d’actifs dans le monde obligataire et dans le monde des actions est indispensable. Réduire ses expositions aux États-Unis est lié à des facteurs de risque (risque de hausse des taux plus prononcé outre-Atlantique, risque de défaut avec toutes les conséquences évoquées ci-dessus, dont l’impact sur la croissance…) mais ce n’est pas tout: les États-Unis étant en avance dans le cycle économique, le potentiel de hausse est sans doute plus limité. Ainsi, par exemple, les profits y sont actuellement à un niveau record (30 % supérieurs au point haut de 2007), et les marges sont au plus haut. En Europe, en revanche, les marges sont globalement déprimées et les profits sont environ 35 % en dessous de leur niveau d’avant-crise financière. C’est dire si le potentiel de rattrapage est élevé.

Autrement dit, ce qui se passe aux États-Unis vient, pour des raisons fortement liées à la gestion des risques, conforter notre position de surpondération Europe et plus particulièrement zone euro, une position prise pour des raisons de dynamique de croissance, de valorisation, de flux…

Conclusion

Ainsi que le rappelait Ben Bernanke, un défaut provoquerait « une crise financière et un véritable chaos » et donnerait « un coup fatal à la reprise économique ». On ne peut donc rester insensible à un tel risque compte tenu des implications.

Dans les années 70, les États-Unis pouvaient faire à peu près tout et n’importe quoi sans que cela ne les impacte : le reste du monde devait contractuellement, par les accords de Bretton Woods, soutenir le dollar ou soutenir leurs propres monnaies dès que des problèmes surgissaient. Les conséquences des déséquilibres américains, y compris leurs dérives nécessitaient des ajustements de la part de tous les pays, sauf des États-Unis eux-mêmes. Cela avait incité John B. Connally, alors secrétaire d’État au Trésor dans l’administration Nixon, à dire en 1971 aux Européens qui se plaignaient des fortes fluctuations de la monnaie américaine, des déficits américains et de la « douce insouciance » de leur gouvernance : « le dollar est notre monnaie, mais c’est votre problème ». Autre époque, autres mœurs. Sur la dette, les États-Unis n’ont pas le loisir de faire preuve de négligence en termes de gouvernance. Les risques liés au shutdown et au plafond de la dette ont été levés, mais les solutions ne sont que temporaires. Le mal est sans aucun doute fait. Un défaut technique des États- Unis sur la dette obligataire fédérale n’est plus un exercice de style.

Le contexte combinant risque de défaut (même si c’est un défaut temporaire et purement technique), tail risk, risque systémique, haircuts sur collatéral, ralentissement économique, hausse des primes de risque et des taux, baisse des actifs risqués… plaide nettement en faveur d’une reconsidération du risque américain et d’un intérêt plus grand pour les actifs diversifiants, Europe en tête. Autrement dit, cela plaide en faveur de nos positions actuelles.