Dynamique de la dette et risques de défaut : évaluation des dangers

par Samy Chaar, Chef économiste chez Lombard Odier

Les États-Unis se dirigent-ils vers une crise de la dette ? Les niveaux d’endettement public ont fortement augmenté dans le monde durant ces dernières années. Aux États-Unis, les élections de cet automne exacerbent encore ce risque. Pourtant, si le rythme actuel de l’accumulation de la dette semble préoccupant, plusieurs facteurs devraient tempérer les craintes des investisseurs.

Si les inquiétudes des investisseurs se focalisent sur les États-Unis, l’accumulation de la dette est un phénomène mondial. La dette publique en pourcentage du produit national brut (PIB) a augmenté de manière significative au cours des dernières décennies. Alors qu’elle était inférieure à 75% du PIB au début de cette décennie dans les économies développées, et de 50% dans les pays émergents, le Fonds monétaire international prévoit qu’elle augmentera à 120% et 80% respectivement d’ici 2028. Le bureau du budget du Congrès américain (Congressional Budget Office, CBO) a mis en garde contre l’ampleur de la dette, qui devrait atteindre 192% du PIB d’ici fin 2053, si les politiques actuelles se poursuivent.

Les largesses budgétaires durant la pandémie ont été l’un des moteurs de cette hausse, auquel s’ajoutent des raisons d’ordre structurel : le vieillissement de la population nécessite davantage de dépenses en matière de sécurité sociale et de santé ; la révolution de la durabilité exige des investissements substantiels dans les infrastructures et les technologies vertes. Les rivalités géopolitiques sont également à l’origine d’une course aux dépenses d’investissement dans des secteurs stratégiques tels que la technologie, la défense et la santé. Nous anticipons un monde fragmenté et une croissance de l’appétit pour les déficits publics élevés, qui se traduiront par une inflation structurelle et des taux d’intérêt « neutres » légèrement plus élevés dans les années à venir.

Pourquoi la dynamique de la dette inquiète-t-elle les investisseurs ? Si le cycle de réduction des taux directeurs a commencé dans de nombreux marchés développés, les taux d’intérêt élevés continuent à peser sur leurs économies. En outre, la croissance mondiale ralentit et 2024 est une année électorale importante, ce qui accroît les risques de promesses de dépenses insoutenables. Aucun des candidats à l’élection présidentielle américaine de novembre ne s’est montré disposé à s’attaquer au déficit fédéral. Dans les années à venir, le/la président(e), républicain ou démocrate, prolongera probablement les réductions ou les crédits d’impôts, respectivement, venant nourrir encore la dette publique.

Nous pensons qu’un cadre discipliné est nécessaire pour évaluer les risques liés à la dette. Cela signifie qu’il faut considérer les niveaux d’endettement des secteurs public et privé de manière holistique au sein d’une économie. Cela signifie également qu’il faut évaluer l’utilisation de cette dette, la capacité à la financer et son coût, en particulier par rapport au taux de croissance de l’économie. Nous évaluons ci-dessous les risques liés à la dette dans les principales économies développées, en particulier aux États-Unis, et soulignons trois raisons principales pour lesquelles son augmentation ne devrait pas inquiéter outre mesure les investisseurs.

Le débat sur la « bonne » ou la « mauvaise » dette

Alors que le marché tend à se focaliser sur l’ampleur de la dette, nous pensons que les investisseurs devraient plutôt s’intéresser à l’usage que l’on en fait. Exception faite de l’aide apportée lors de la pandémie, la majeure partie de l’augmentation récente de la dette publique dans le monde a été consacrée à des investissements productifs à long terme qui, nous l’espérons, stimuleront la croissance, plutôt qu’à la gestion quotidienne du gouvernement. Aux États-Unis, qui ont mené l’essentiel de l’effort d’investissement, en Chine et, dans une moindre mesure, dans l’Union européenne (UE), ces investissements comprennent la modernisation indispensable des infrastructures critiques et, dans certains cas, la tentative de compenser certaines « externalités » environnementales négatives par des subventions à l’énergie verte.

Dans de nombreuses économies avancées, dont le Japon, l’Allemagne et l’UE, nous estimons qu’il est nécessaire d’augmenter ces investissements. En Allemagne en particulier, les investissements publics sont limités par les règles constitutionnelles du pays, au détriment de la croissance.

Bien que, comme l’a démontré l’Histoire, les dépenses publiques puissent décourager ou avoir un effet d’éviction des investissements du secteur privé, cela ne semble pas avoir été le cas jusqu’à présent, du moins aux États-Unis. La loi CHIPS and Science Act et loi sur la réduction de l’inflation (IRA) ont attiré les investissements des entreprises dans des domaines tels que les semi-conducteurs et les technologies vertes, comblant un vide dans un domaine d’investissement émergent. Alors que l’ensemble des gouvernements doivent faire preuve de prudence lorsqu’ils augmentent leur dette, la transition énergétique nécessitera des investissements que le secteur privé peinerait à assumer seul. Selon l’Institut Peterson d’économie internationale, les coûts d’atténuation et d’adaptation au changement climatique pour les économies avancées sont estimés entre 1 et 3% du PIB annuel.

Dynamique de la dette publique par rapport à celle du secteur privé

Si nous pensons que les niveaux d’endettement des principales économies sont gérables, c’est aussi parce que la dynamique n’est pas la même entre la dette du secteur public et celle du secteur privé. La solidité des bilans des ménages et des entreprises à l’échelle mondiale tempère considérablement les inquiétudes liées à la croissance de la dette publique, car ils créent les conditions pour que la dette publique soit absorbée par le secteur des ménages. De plus, les déséquilibres des comptes courants se sont nettement améliorés dans plusieurs économies clés, notamment au sein de l’UE où les pays les plus touchés par la crise de la dette souveraine de 2009-2010 étaient ceux qui cumulaient déficits budgétaires et déficits des comptes courants. En effet, de nombreux pays affichant des comptes extérieurs solides ont historiquement géré des niveaux élevés de dette publique sans trop de problèmes, notamment le Japon, où une base solide d’investisseurs nationaux rend les crises de la dette beaucoup moins probables.

Taux d’intérêt et croissance

Tant que le taux de croissance de l’économie est supérieur au taux d’intérêt de la dette, le gouvernement peut enregistrer un déficit permanent tout en maintenant sa dette à un pourcentage constant du PIB [1]. Dans plusieurs économies développées durant la majeure partie du siècle dernier, le taux d’intérêt réel est en effet resté inférieur au taux de croissance. Comme nous l’avons déjà indiqué, une ère de rupture des chaînes commerciales et d’approvisionnement et de croissance de la dette publique devrait se traduire par des taux d’intérêt réels un peu plus élevés à l’avenir. Toutefois, les taux d’intérêt réels à long terme devraient rester inférieurs aux taux de croissance potentielle à long terme dans la plupart des grandes économies, l’écart entre les deux s’étant légèrement amélioré par rapport aux niveaux actuels, en particulier aux États-Unis. Cette situation permet aux gouvernements d’enregistrer des déficits soutenus au fil du temps sans compromettre la soutenabilité de la dette. Cependant, compte tenu de l’incertitude entourant ces estimations et de leur évolution, la marge de manœuvre budgétaire doit être utilisée avec prudence ; le rythme récent de la croissance des déficits ne peut pas être maintenu indéfiniment.

Entre temps, nous pensons que les inquiétudes des investisseurs concernant la soutenabilité de la dette américaine continueront à provoquer des périodes de volatilité sur le marché des bons du Trésor. Nous considérons comme peu probable toute forme de défaut de paiement des États-Unis, car si les inquiétudes sur la soutenabilité de la dette américaine devaient s’intensifier, les États-Unis pourraient augmenter leurs impôts, qui sont actuellement parmi les plus bas des principales économies par rapport au PIB.

NOTE

[1]    Supposons que le gouvernement commence avec un niveau d’endettement de 100% du PIB. Il paie un taux d’intérêt réel de 1% par an sur sa dette et enregistre un déficit équivalent à 1% du PIB. Si le PIB augmente de 2% chaque année, cela suffira à compenser à la fois les charges d’intérêt réelles (1%) et le déficit (1%). Alors que la valeur de la dette continuera à croître, elle restera constante en pourcentage du PIB.