Economie brésilienne : la panne ?

par Yves Zlotowski, économiste en chef, et Rémy Carasse, économiste chez Coface

Les chiffres de la croissance ne cessent de décourager l’optimisme légendaire des Brésiliens. En 2012, l’activité a été la plus faible enregistrée des BRICS (1) (0,9% contre une moyenne de 4,8% pour l’ensemble des pays émergents). Le premier trimestre 2013 a de nouveau déçu alors que tous les observateurs tablaient sur une reprise franche : l’activité n’aura crû que de 1,9% sur un an. A ces déceptions du côté de la croissance, s’ajoute une inflation persistante : la hausse des prix à la consommation a encore atteint 6,5% en mai 2013. Cette quasi-stagflation est une des causes, parmi d’autres, des mouvements sociaux de grande ampleur que connaît le pays à la mi-juin 2013.

Or la stagflation pose un dilemme à la politique monétaire. Faut-il privilégier la reprise et donc baisser les taux d’intérêt ? Ou, ne vaut-il pas mieux, au contraire, les remonter pour lutter contre l’inflation, particulièrement mal ressentie par la population d’un pays dont l’historique est douloureux en matière de hausse des prix ? Finalement, la stagflation brésilienne relève de facteurs structurels, le fameux « coût Brésil », qui sont devenus des questions conjoncturelles : tensions sur le marché du travail, perte de compétitivité, infrastructures défaillantes… Telles sont les causes de la « panne brésilienne ».

Cet inquiétant cocktail, la stagflation

Contrairement à la légende et surtout comparé aux autres grands pays émergents, le Brésil se caractérise par une croissance potentielle contrainte : le PIB n’a progressé que de 3,6% en moyenne entre 2000 et 2011, loin, bien sûr, de la Chine (10,2%) mais également de la Russie (5,3%). Cette performance relativement modeste tient à des facteurs structurels typiques de l’Amérique latine : un taux d’investissement faible comparativement aux économies asiatiques (18% du PIB, contre 45% en Chine), et une croissance volatile, le dynamisme de la demande interne ayant tendance à creuser le déficit courant qui s’ajuste ensuite violemment. Bref, le Brésil est habitué à des booms and busts, (…) Après un boom record en 2010 – la croissance a frôlé les 8%, ce qui s’apparentait à une nette surchauffe – 2011 et 2012 ont été, comme attendu, des années de ralentissement. En somme, une composante cyclique typiquement brésilienne explique la décélération observée.

Néanmoins, les performances brésiliennes inquiètent : malgré le mouvement impressionnant de baisse des taux d’intérêt opéré par la Banque centrale, l’activité ne repart pas. Entre août 2011 et octobre 2012, la Banque du Brésil a pu abaisser son taux directeur de 12 à 7,25%, un effort remarquable avec un résultat plutôt décevant. Au quatrième trimestre 2012, l’activité affichait un rythme annuel de croissance de 1,4% et surtout une persistante contraction de l’investissement. L’inflation, quant à elle, franchissait allégrement la barre des 6%. Derrière cet échec à relancer l’activité, se cache un problème de fond pour la croissance brésilienne.

Durant toute l’année 2012, la consommation des ménages est restée allante, – dynamisée par la réduction du taux de chômage et la hausse continue des revenus réels des ménages – et a soutenu l’activité. Mais l’investissement des entreprises s’est contracté et l’offre n’a pas suivi. (…) Les premières sont restées résilientes en 2011 et 2012, tandis que la seconde était en recul. Ce déphasage entre l’offre et la demande est typique des situations de stagflation. Les données du PIB, au premier trimestre 2013, montrent une inversion de la tendance : la consommation s’affaisse, l’investissement repart. Mais il est difficile de dire s’il s’agit d’un changement durable du régime de croissance, dont le rythme reste décevant.

Faut-il blâmer la Banque centrale et le real ?

Une grande partie des problèmes de la croissance brésilienne a été imputée à la politique monétaire : des taux d’intérêt réputés trop élevés et une insupportable appréciation du taux de change. Pour relancer l’activité en 2013, il ne faudra plus compter sur les taux d’intérêt. La Banque centrale considère qu’elle en a fait assez et l’inflation a dépassé les limites acceptables : sa cible est de 4,5% avec une marge de +/-2% et à 6,5%, elle a atteint la borne haute. Aussi l’institut d’émission a repris un cycle haussier depuis avril 2013 (avec une seconde hausse en mai), les taux se situant aujourd’hui à 8%. Le crédit bancaire a été extrêmement dynamique depuis 2009 : il a crû de 15 à 20% en rythme annuel. Le rythme était encore de +17% en avril 2013 ! En stock, le crédit est limité par rapport au PIB (autour de 50%, contre 130% en Chine) mais il est indéniable que l’intermédiation financière progresse sensiblement. L’offre de crédit a cependant une particularité qui relativise l’appétit des banques. Ce sont en fait les banques publiques qui sont à l’origine de ce remarquable dynamisme. En effet, le rythme de croissance du crédit des entités publiques était de 41% en avril 2013, contre 7% pour les entités privées (soit proche de zéro en termes réels).

Aujourd’hui, le crédit de banques publiques représente 47% du stock, dont 20% pour la seule BNDES (Banque de développement du Brésil). Ce rôle majeur du crédit public a des inconvénients. Pour certains observateurs, la BNDES a trop prêté aux grands champions de l’industrie, sans réellement jouer son rôle de substitut aux insuffisances du marché. En outre, le gonflement de son bilan est un contingent liability (engagement conditionnel) pour l’Etat. Reste qu’en tout état de cause et compte tenu de son dynamisme ininterrompu, le crédit a soutenu l’activité depuis la crise.

Le taux de change, objet d’un intense débat au Brésil, a connu une trajectoire très étonnante. Entre le 21 novembre 2009 et la fin juillet 2011, la devise brésilienne s’est appréciée de presque 60% contre le dollar. On comprend mieux pourquoi les autorités brésiliennes ont multiplié les déclarations contre « la guerre des monnaies » et l’action jugée dévastatrice de la Réserve fédérale américaine (2).

Cependant depuis juillet 2011, le real a perdu 30% contre le dollar. A la mi-juin 2013, sous l’influence des annonces de modifications de la politique monétaire américaine et des manifestations sociales massives, le rythme de baisse de la devise brésilienne est même devenu préoccupant. La question du taux de change est ultra-sensible au Brésil : l’industrie pèse pour près de 23% du PIB et 40% des exportations. Automobile, aéronautique, chimie ou jus d’orange… le pays est présent dans de nombreux secteurs. La menace de la désindustrialisation est un enjeu tant pour l’emploi que pour la soutenabilité de la croissance. Or le solde commercial brésilien affiche des résultats de plus en plus décevants. Selon les prévisions de Santander, l’excédent passerait de 19,4 milliards de dollars en 2012 à 1,8 en 2013 et deviendrait déficitaire en 2014. Le solde courant, déficitaire depuis 2007, ne cesse de se creuser. Il devrait se situer légèrement en-dessous de -3% du PIB en 2013.

Or, s’il y a bien une perte de compétitivité de l’industrie brésilienne, le taux de change ne peut en être tenu pour seul responsable puisque sa course folle à la hausse est interrompue depuis près de deux ans. Il faut en effet regarder ailleurs : depuis la mi-2010, les coûts unitaires du travail explosent (+10% sur un an en avril 2013). La productivité de l’industrie décline (-0,5% sur la même période) (3). La forte appréciation du taux de change a eu au total le désavantage d’accentuer la perte de compétitivité de l’industrie. Aujourd’hui, sa baisse peut contribuer à alimenter les pressions inflationnistes. Toutefois, la hausse des prix et la mollesse de l’activité sont le résultat de facteurs plus profonds que les excessifs mouvements du real. C’est ce qu’on appelle le « coût Brésil », à commencer par le coût du travail.

Le marché du travail est tendu…

Le taux de chômage au Brésil a remarquablement chuté depuis le début des années 2000, passant de 12,4% en 2003 à seulement 5,5% en 2012 pour se stabiliser à 5,8% en mai 2013. Certes, cette situation de quasi plein emploi soutient la consommation des ménages. Mais elle risque de continuer de pousser les salaires à la hausse et d’entretenir les pressions inflationnistes tout en pesant sur les profits des entreprises. De plus, le salaire minimum a, de nouveau, augmenté de 9% le 1er janvier 2013. Le taux de chômage continue d’être en deçà du taux dit naturel (c’est-à-dire compatible avec une inflation faible) estimé à environ 6%. Et les tensions sur le marché du travail ne semblent pas se réduire, malgré la croissance affaiblie que connaît le pays depuis la mi-2011. La productivité demeure également décevante en raison, notamment, d’une pénurie de main d’œuvre qualifiée et des emplois créés, pour la plus part, dans des activités de services peu productives (4), contribuant donc peu à la croissance du pays.

…les coûts augmentent…

Cette montée des salaires a eu un impact majeur sur les coûts. On observe effectivement une tendance longue de hausse des coûts au Brésil, qui s’est significativement répercutée sur l’industrie. La production industrielle a ainsi reculé de 0,8% en 2012 (et s’est une nouvelle fois contractée de 0,3% T/T en mai 2013) alors que le secteur des services a progressé de 1,7%. La raison est simple : les activités de services non échangeables sont plus aptes à s’adapter à une montée des salaires, puisqu’elles ont une capacité plus forte pour transférer des coûts plus importants en prix plus élevés. Or l’expérience passée du Brésil montre bien que les périodes de croissance soutenue du pays sont souvent accompagnées d’un dynamisme important de l’industrie.

De nombreuses mesures adoptées en 2012, tant sur le plan fiscal que monétaire (5), avaient pour objectif de limiter les pertes de compétitivité du secteur industriel. Cependant, cette montée significative des coûts unitaires du travail de 83% entre 2003 et 2012 a indéniablement fait perdre le pays en compétitivité face à ses voisins et aux autres grands pays émergents. La différence entre les coûts horaires du travail est assez spectaculaire : en 2012, alors qu’ils se limitent à seulement 2,2 dollars au Mexique, 4,7 au Chili et 3,17 en Chine, ils s’élèvent à 11,1 au Brésil ! Cette dynamique défavorable a lourdement pesé sur la productivité et la croissance du pays, ralenties de plus par des infrastructures clairement insuffisantes.

…et les infrastructures sont déficientes

Le coût du travail ne constitue pas le seul obstacle à la croissance brésilienne. Dernier élève de la classe des BRICS en matière de qualité des infrastructures, le Brésil peine à les améliorer malgré les nombreux projets en vue de la Coupe du monde de football de 2014 et des Jeux olympiques de 2016. En effet, la qualité des routes, des infrastructures portuaires, aériennes et ferroviaires demeure défaillante. Les autorités se sont engagées à augmenter leurs dépenses, tentant d’encourager les investissements en matière de grandes infrastructures – liés surtout aux deux grands événements sportifs à venir.

La présidente Dilma Rousseff a dévoilé, en août 2012, un plan de relance colossal reposant sur des partenariats public-privé et l’ouverture de concessions sur des routes, des voies ferrées et des aéroports. Les investisseurs restent cependant hésitants face à une forte bureaucratie, des procédures administratives lourdes, une fiscalité excessive et inefficace, auxquelles s’ajoute une volonté de contrôle accrue de l’Etat sur l’économie. Un doute persiste donc sur la capacité interne du pays à mettre en œuvre les investissements annoncés, d’autant plus que les grands projets d’investissement n’ont, jusque là, pas été réalisés au rythme espéré, comme en témoigne le retard qu’ont pris les grands travaux lancés par l’ancien président Lula ou encore la poursuite du Programme d’accélération de la croissance (6) (PAC2) qui n’a décaissé que 30% du budget prévu en 2012. Ce déficit chronique d’infrastructures continue ainsi d’handicaper considérablement la croissance du pays.

Conclusion

Le fameux « coût brésil » est devenu un problème brûlant pour le pays : une situation tendue du marché du travail, une industrie fragilisée par son manque de compétitivité et des infrastructures qui peinent à se développer. Le modèle de croissance brésilien tiré par la consommation est en panne ; au point que la vie de plus en plus chère et les blocages en matière d’infrastructures ont provoqué un immense mécontentement, illustré par les manifestations de masse de la mi-juin 2013. Les remèdes à la stagflation brésilienne ne se situent pas dans la politique économique, mais bien dans des réformes pour améliorer l’éducation et augmenter ainsi le nombre de travailleurs qualifiés. En outre, un effort d’amélioration des infrastructures est indispensable pour lutter contre les goulots d’étranglement. Mais ce sont là des traitements difficiles à mettre en place et les résultats ne se verront qu’à long terme. En attendant, la population s’impatiente….

NOTES

  1. Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud
  2. Lors de la période de la grande appréciation entre 2009 et 2011, les autorités ont réagi en mettant en place une taxe sur les entrées de capitaux dont l’impact sur le taux de change en tant que tel a été finalement limité. On estime toutefois que cette taxe a permis de modifier le type de capitaux entrant, au profit d’investissements directs étrangers, moins spéculatifs. Ce point est traité en détail dans Panorama risques pays Coface, Les transfor- mations du risque pays émergents, mars 2013, voir pages 7 et 8 sur les contrôles de capitaux au Brésil.
  3. Pinheiro T. (2013), Brazil: exchange rate regime under pressure, Santander, Strictly Macro, June 20.
  4. Le secteur des services a notamment bénéficié de la réduction de l’emploi informel, les emplois formels ayant atteint 66% du total des emplois en 2012 contre 57% en 2005.
  5. Réduction de la TVA sur les équipements domestiques et les automobiles, diminution des charges salariales dans les secteurs intensifs en main d’œuvre, stimulus monétaire, dépréciation du real, etc.
  6. Le PAC2, lancé en 2010, est la continuité du premier Programme d’accélération de la croissance inauguré par Lula en 2007, visant à investir dans les infrastructures, les grands travaux et l’achat d’équipements.