par Régis Bégué, Directeur de la gestion actions chez Lazard Frères Gestion
La tonne de CO2 n’a jamais été aussi onéreuse sur le marché du carbone européen. L’enjeu du développement durable prend désormais une dimension financière très concrète pour les entreprises. Pour les investisseurs, il est grand temps de s’y adapter.
Drôle d’animal que celui du marché du carbone. Créé en 2005, il reste méconnu des particuliers autant que des professionnels. Il ne s’agit pas d’un marché « classique » de titres (actions, obligations), ni d’un marché de matières premières (or, pétrole), mais d’un marché de « droits à émettre du CO2 ».
À l’origine : une volonté politique
Portant le nom officiel de « système communautaire d’échange de quotas d’émission » (en anglais : Emission Trading Scheme), le marché du carbone fonctionne comme n’importe quel marché financier. On y échange un actif : la tonne de CO2. Les intervenants sur ce marché sont des entreprises, qui peuvent acheter ou vendre des droits d’émission.
S’appliquant à 11.000 entreprises européennes issues de secteurs réputés pour leur production de gaz à effet de serre (industrie, énergie, transport aérien), ce marché repose sur des règles simples. Chaque année, des droits d’émission sont alloués gratuitement par l’Union européenne aux entreprises concernées. Lorsque celles-ci émettent moins de dioxyde de carbone que le quota dont elles disposent, elles peuvent vendre le solde sur le marché. Dans le cas inverse, elles doivent acheter ce droit. On l’aura compris : le but est d’inciter les entreprises à réduire leur bilan carbone.
Dans les pays européens où l’électricité est produite par des centrales à charbon, le prix de la tonne de CO2 influence également le coût du kilowattheure. Lorsque le marché du carbone se tend, certaines entreprises préfèrent donc se tourner vers des énergies plus propres. Mais au-delà d’un certain niveau, elles peuvent en arriver à répercuter ce surcoût sur leurs prix au risque de perdre une partie de leur clientèle.
Une envolée des prix sans véritable limite
À 47 euros, la tonne de CO2 est aujourd’hui à son plus haut niveau historique. Elle a dépassé son pic de 2008 à 31 euros, qui avait laissé place à un plongeon des prix jusqu’à 2,7 euros/tonne en 2013. L’Union européenne avait alors réagi en décidant de retirer les quotas excédentaires à partir de 2019, créant un rebond des prix à 30 euros/tonne. L’adoption en décembre 2020 du « pacte vert » de l’Union européenne, prévoyant une réduction de 55% des émissions de gaz à effet de serre de l’UE d’ici 2030, a constitué un nouveau choc. Anticipant une diminution drastique des quotas disponibles, le marché commence désormais à s’emballer.
En théorie, le prix du carbone n’a aucune limite. Un marché sur lequel l’offre se raréfie peut voir ses prix bondir à des niveaux irrationnels. D’autant plus que le marché du carbone attire désormais des hedge funds, qui voient dans la tonne de CO2 un nouvel actif à fort potentiel de hausse. Dangereux schéma pour les entreprises ayant besoin d’acheter ces droits ! Au-delà des 50 euros par tonne, les secteurs du ciment et de l’acier pourraient commencer à souffrir sérieusement. En sens inverse, les entreprises les plus « vertes » parmi les 11.000 sociétés concernées y trouveraient un puissant avantage concurrentiel.
L’emballement des prix dispose bien d’un garde-fou : la volonté européenne. N’oublions pas que le marché du carbone est un outil politique, cherchant à influer sur le comportement des entreprises. Le but n’est pas de pénaliser la compétitivité du Vieux continent. Toutefois, dans un monde où le développement durable a pris une importance considérable, l’UE pourrait garder la main ferme avec les « mauvais élèves ». Une nette hausse des prix n’est donc pas à exclure.
Investir « responsable » devient une nécessité
Une chose est sûre : le sujet illustre à quel point le développement durable devient, et va continuer à devenir, un enjeu à la fois éthique et financier pour les entreprises. Les grands émetteurs de carbone font face à des risques nouveaux, allant du déficit d’image au ciblage politique. Le « greenwashing » publicitaire ne suffira plus à sauver les entreprises qui ne font pas de réels efforts pour évoluer. Et le couperet pourrait tomber plus tôt qu’on ne le pense.
Pour les investisseurs, prendre en compte ce sujet est devenu indispensable. La stratégie environnementale des entreprises fait désormais partie des principaux critères à analyser pour anticiper les risques et construire des portefeuilles résilients. Cette approche permet d’identifier les entreprises les plus avancées en la matière, mais aussi celles qui réalisent les progrès les plus tangibles pour se démarquer de la concurrence.
La sélectivité reste bien sûr le maître-mot. Depuis l’an dernier, de nombreuses entreprises « vertes » ont atteint des niveaux de valorisation excessifs. Les effets de mode resteront toujours le pire ennemi des investisseurs : le développement durable n’échappe pas à la règle et doit être abordé avec un esprit éclairé pour séparer le bon grain de l’ivraie.