Inde : le déferlement d’une nouvelle vague de contaminations plonge le pays dans l’incertitude

par Sophie Wieviorka, Economiste Asie (hors Japon) chez Crédit Agricole

La nouvelle vague de contaminations qui déferle actuellement sur l’Inde atteint des niveaux incontrôlables. La semaine dernière, près de deux millions de nouveaux cas ont été détectés. Un chiffre – probablement sous-estimé – qui devrait être largement dépassé cette semaine, puisque plus de 350 000 nouveaux malades sont comptabilisés par jour.

Partout, les moyens manquent : pénurie de lits d’hôpitaux, notamment dans les plus grandes villes du pays, de matériel médical, d’oxygène et même de place dans les crématoriums où les corps sont brûlés à la chaîne. Le rythme de contamination est trois à quatre fois plus rapide que lors de la vague d’août/septembre dernier.

Au-delà de l’aspect sanitaire et de son impact social dramatique, cette nouvelle vague s’abat sur une économie déjà extrêmement fragilisée et risque d’éteindre les timides, mais encourageants, signaux de reprise observés depuis le quatrième trimestre 2020. De nouvelles mesures allant du couvre-feu au confinement ont ainsi été prises au niveau local, notamment dans la ville de New Delhi où un confinement strict est appliqué depuis deux semaines et pourrait encore être prolongé.

La campagne de vaccination avance plus vite que dans la plupart des pays voisins (9% de la population a reçu une première dose), mais demeure insuffisante pour freiner la progression de l’épidémie, d’autant que l’efficacité des vaccins sur le « variant indien » est pour l’instant incertaine.

Quel impact de la situation sanitaire sur l’activité ?

À court terme, c’est donc la consommation qui devrait être la première variable impactée, en raison d’une part des restrictions portant sur les déplacements et l’ouverture de certains commerces et, d’autre part, sur la fuite hors des villes de nombreux travailleurs migrants, un phénomène déjà observé durant le premier confinement d’avril 2020.

Grande incertitude sur l’investissement, qui avait nettement redémarré au quatrième trimestre 2020, apportant même une contribution positive à la croissance, et dont la trajectoire devrait surtout dépendre de la durée de ce nouvel épisode épidémique.

La situation est plus compliquée du côté du commerce extérieur, qui avait bénéficié à la même époque l’année passée de la chute des prix du pétrole. Importations et exportations sont en constante progression depuis décembre, et pourraient de nouveau être freinées à partir d’avril. Les exportations de vaccins contre la Covid-19, dont l’Inde était devenue le premier producteur et exportateur, ont ainsi été suspendues afin que toutes les doses soient réservées au marché domestique.

Paradoxalement, les chiffres du deuxième trimestre 2021 risquent de ne pas être trop mauvais en glissement annuel, car le T2 2020 avait correspondu à l’effondrement de l’activité indienne (contraction du PIB de 24,4%). Or, les exemples de pays ayant dû recourir à de nouveaux confinements montrent que l’impact sur l’économie a tendance à diminuer à mesure que se multiplient les épisodes de restrictions. L’Inde reste cependant pénalisée dans sa capacité à s’adapter par la structure de son marché du travail, qui ne protège pas du tout les revenus de la population active (travailleurs migrants et grande informalité). L’impact économique de ce nouveau confinement est donc incertain.

Une certitude cependant : celle que l’Inde ne dispose plus d’aucune marge de manœuvre au niveau budgétaire et monétaire pour faire face à cette crise dans la crise. Le déficit budgétaire consolidé (État central + provinces) a atteint 14% du PIB pour l’année fiscale 2020/2021, la dette frôle les 90% du PIB, soit une hausse de plus de 15 points en un an. La vaste campagne de privatisations, qui devait soutenir le budget pour l’année fiscale 2021/2022 va nécessairement être ralentie par la situation sanitaire.

Les possibilités ne sont guère plus rassurantes côté monétaire. Certes, l’inflation a ralenti, en raison d’une moindre pression des prix alimentaires, laissant un peu de souffle à la Banque de réserve de l’Inde (RBI), la banque centrale indienne. Mais les taux d’intérêt réels demeurent négatifs et les fragilités du secteur bancaire (taux de créances douteuses supérieur à 10%) sont loin d’être résorbées.

Notre opinion – Début février, le Premier ministre, Narendra Modi, se targuait d’avoir vaincu le virus et promettait de faire de l’Inde le premier laboratoire pharmaceutique au monde, capable de produire suffisamment de doses pour vacciner l’intégralité de sa population. Deux mois plus tard, ce discours a laissé place aux images des hôpitaux débordés et aux appels à l’aide d’une population confrontée à des pénuries d’oxygène et de médicaments.

On le sait, ce virus est par nature imprévisible et l’Inde n’est pas le premier pays à faire les frais d’une résurgence épidémique. L’attitude du Premier ministre ces dernières semaines ne peut toutefois pas cacher un certain relâchement, pour ne pas dire une totale irresponsabilité, dans la conduite de la politique sanitaire. En autorisant de grands rassemblements religieux et en multipliant les meetings de campagne dans les États qu’il souhaitait reconquérir, le Premier ministre a laissé le contrôle du virus lui échapper. Une stratégie d’autant moins payante que le parti de Modi, le Bharatiya Janata Party (BJP), n’a pas réussi à s’emparer de l’État-clé du Bengale-Occidental (90 millions d’habitants) où il a essuyé une lourde défaite (26% des voix contre 72% pour le parti d’opposition TMC). Pas de percée non plus dans les États du Tamil Nadu ou du Kerala, où le BJP n’a remporté aucun siège. Les résultats des élections doivent être interprétés avec prudence, d’autant qu’une partie des électeurs avaient voté avant que la situation sanitaire ne dérape totalement. L’exemple du Bengale-Occidental, où Modi s’était personnellement investi, montre toutefois que son discours et sa gestion des derniers mois n’ont pas convaincu.

Sa stratégie vaccinale, teintée d’électoralisme (priorité ayant été donnée aux États les plus proches du pouvoir central) a également pâti de sa surestimation des capacités productives et logistiques du pays.

Le mécontentement progresse donc parmi les populations, d’autant que les manifestations des fermiers, qui rentrent dans leur cinquième mois, sont encore loin d’être une affaire réglée. Et si l’heure est à la survie plutôt qu’à la révolte, la plus grande démocratie du monde ne ressortira pas indemne de la crise.

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