par Edgardo Torija-Zane, économiste chez Natixis
Au cours de la dernière décennie, l'Inde a affiché des performances de croissance qui se rapprochent des 9-10 %. Une des raisons de fond de ce dynamisme est le changement structurel en termes de démographie et d'ouverture aux technologies et aux échanges internationaux. Face à l’avenir, l’Inde sera confrontée à des obstacles d’ordre macro et microéconomique que nous ne manquons pas de rappeler dans cette note.
Dans une perspective historique, la croissance indienne a traversé trois étapes bien distinctes :
La première correspond à la période qui va de l’indépendance acquise en 1947 jusqu’au début des années 1980. Ces trois décennies sont caractérisées par une croissance relativement faible du PIB par habitant, d’à peine 0,7% par an(1). Le cycle économique a d’ailleurs été fortement corrélé avec les fluctuations de la production agricole dépendante des pluies, le secteur représentant dans la période 1951-1979 43% du total de la production. Les politiques économiques, d’inspiration dirigiste, et inscrites dans la stratégie d’industrialisation par substitution des importations ne sont pas parvenues à faire décoller la croissance malgré le volontarisme affiché dans les plans quinquennaux qui se sont succédés à partir de 1951. L’orientation fermée de l’économie a été naturellement à la base d’un déclin de la part de l’Inde dans le commerce mondial par rapport à l’époque du colonialisme.
Le démantèlement des contrôles de prix, la diminution des impôts sur les sociétés, la levée des restrictions à l’importation de biens d’équipement et d’autres réformes économiques entamées progressivement à partir de 1980 ouvrent la voie à une seconde étape. Le changement d’orientation économique se précise avec les politiques de libéralisation de 1991, prises dans le cadre de la conditionnalité du programme d’assistance du FMI de 1,8 mds de dollars tandis que le pays traversait une crise de balance de paiements(2). La nouvelle politique économique, précipitée par la crise, met définitivement fin à la stratégie de développement autocentré en ouvrant l’économie au commerce mondial et aux capitaux internationaux privés. Sans doute, une des réformes les plus importantes de 1991 est l’abolition du « licence raj », qui implique la levée des restrictions sur la création et le développement des unités industrielles, auparavant soumises à décision administrative(3).
L’abolition des limites à l’investissement des grands conglomérats industriels et les évolutions démographiques favorables (voir plus bas) qui permettent d’augmenter le taux d’épargne de la Nation) sont à la base de la hausse du taux d’investissement sur PIB, très faible auparavant, et de l’accélération progressive du taux de croissance potentielle.
L’Inde s’installe dans un régime de croissance parmi les plus forts du monde à partir des années 2000 grâce à l’émergence d’un secteur industriel (acier, automobile, pharmaceutique, produits pétroliers), qui bénéficie de la croissance du marché domestique mais qui s’oriente aussi à l’exportation, et grâce notamment au développement du secteur des services. A ce sujet il faut préciser que l’impact – très médiatisé – du secteur des nouvelles technologies de l’information et de la communication orienté à l’exportation est significatif en raison des revenus en devises qu’il rapporte, mais souvent surestimé. Seulement 1,2 millions de personnes y sont employées en 2006, alors que la totalité de l’emploi dans le secteur des services est d’environ 200 millions. En 2010, son poids est d’environ 4% du PIB, contre 54% pour les autres activités tertiaires, qui se développent aussi très rapidement dans cette troisième étape.
Un potentiel extraordinaire
La crise économique internationale a eu un impact relativement limité sur le pays, le point le plus bas de la croissance annuelle ayant été de 5,8% au T4 08/09, le pays étant relativement fermé (les exportations de manufactures ne représentent que 9,3% du PIB).
Les chiffres les plus récents, du deuxième trimestre de 2010/11 (juillet-septembre), confirment la solidité de la reprise. L’expansion du PIB au T2 a été de 8,9% (GA), contre 8,9% au T1 et 8,6%(4) au T4 2009/10. La vigueur de l’investissement, qui a progressé de 11,9% au T2, est remarquable. Le dynamisme récent est accompagné par une expansion du secteur agricole (+ 4,3% en GA au T2), qui commence à faire oublier la très maigre performance en 2009/10 (+0,04%), conséquence des faibles pluies de l’été 2009. Dû côté de la demande, on observe un boom de la consommation, qui progresse de 9,3% en T2 2010/11, contre 6,7% un an plus tôt. En particulier, l’emballement des ventes de voitures (+ 21 % en novembre 2010) est à noter.
Face à l’avenir, l’Inde présente un potentiel de croissance remarquable, principalement en raison des évolutions structurelles qui lui sont a priori très favorables. Le ratio de dépendance, i.e. le rapport entre la population non-active et la population en âge d’exercer une activité (les 15-64 ans), diminue depuis 1964, une tendance qui devrait se prolonger d’ici à 2040 selon les projections des Nations-Unies D’un point de vue macroéconomique, cette évolution devrait favoriser la hausse du taux d’épargne, nécessaire pour financer l’augmentation du taux d’investissement. Cette opportunité démographique est particulièrement prononcée en Inde, qui verra sa population active augmenter de 136 millions de personnes dans les dix prochaines années, contre 23 millions en Chine et 15 millions au Brésil.
Les défis de la croissance
Avec un taux d’investissement en augmentation et une croissance soutenue de la population, l’économie indienne semble en mesure de pouvoir maintenir un rythme de croissance élevé dans les années qui viennent. Cependant, ce parcours n’est pas un chemin dénué d’obstacles. L’Inde devra répondre à de défis d’ordre macroéconomique et de nature structurelle.
Sur le plan macroéconomique, une politique économique plutôt expansionniste (taux d’intérêt trop faible, déficit budgétaire) combiné à de fortes entrées de capitaux dans un contexte de liquidité mondiale abondante est à la base d’une croissance rapide du crédit bancaire, des prix des actifs et des prix des biens et services, même si l’inflation des biens et services est clairement en retrait.
La source d’incertitude vient notamment des conflits d’objectifs qui apparaissent à la banque centrale. Elle doit poursuivre simultanément des cibles qui sont potentiellement en conflit : maintenir l’inflation sous contrôle ; assurer les conditions du financement du secteur public (dont le déficit s’est creusé après la crise et l'augmentation des programmes sociaux) par le maintien d’un coût de financement faible et d’un ratio de réserves statutaires élevé(5) ; éviter que le différentiel de rendement des placements domestiques par rapport à ceux des principaux centres financiers n’augmente de façon violente, au risque d’attirer beaucoup trop de capitaux qui feraient perdre à la banque centrale le contrôle de la liquidité. En somme, le primat de la politique budgétaire et les flux de capitaux obligent la banque centrale à maintenir une politique monétaire relativement accommodante (malgré leur augmentation, les taux restent plus bas qu’avant la crise alors que la croissance est aussi forte(6) ). Cette équation se solde aujourd’hui par le maintien de taux d’intérêt réels négatifs, par la progression rapide du crédit bancaire, par la hausse des prix et l’appréciation réelle de la monnaie.
Sans doute, le plus gênant est l’appréciation réelle de la roupie indienne (qui vient surtout de l’inflation) qui nuit à la compétitivité de l’industrie et conduit à une forte dégradation du solde courant. La forte croissance indienne s’accompagne d’un déficit croissant de la balance des biens, qui n’est plus compensé par la balance des services et les transferts des travailleurs migrants. Cette situation pourrait impliquer à terme, en cas de hausse de l’aversion pour le risque, ou par des effets de contagion si une économie émergente venait à présenter des difficultés, des retraits de capitaux étrangers, forçant à un ajustement. Typiquement, une correction des déséquilibres extérieurs suite à un choc exogène passe par une combinaison de dépréciation du change et de hausse du taux d’épargne domestique et/ou de baisse du taux d’investissement.
Mis à part les questions purement cycliques, les principaux défis pour l’Inde sont d’ordre structurel. Pour absorber la main d’œuvre excédentaire dans les années à venir et assurer sa subsistance, il faudrait à la fois augmenter la productivité du secteur agricole (les terres arables sont presque totalement utilisées) qui représente 17% du PIB mais dont dépend 70% de la population, et développer davantage l’industrie manufacturière, en particulier les secteurs intensifs en main d’œuvre. La poursuite du modèle de développement actuel basé sur la croissance des services risque de perpétuer les déficits extérieurs et se heurte déjà à un déficit de main d’œuvre qualifiée dans les secteurs des services orientés à l’exportation.
Une condition préalable à au développement de l’industrie est celui des infrastructures économiques et sociales. Le retard en la matière est important. Dans le domaine de l’énergie, le secteur de l'électricité s'est développé moins vite que la demande, d’où les coupures systématiques qui limitent la capacité d’expansion de l’industrie. L’accès à l’eau est également problématique, seulement 42% des terres arables sont à présent irriguées et les autres sont donc dépendantes des pluies. Les infrastructures de transport sont insuffisantes et leur développement est essentiel pour réduire le coût d’acheminement en particulier des productions agricoles vers les villes pour permettre les conditions nécessaires au processus d’urbanisation. Par rapport aux infrastructures sociales, l’investissement en éducation est indispensable. Même si l’Inde compte sur des élites anglophones et de très bonnes écoles et universités qui forment environ 350 mil ingénieurs par an, 34% de la population adulte reste illettrée et 40% encore n’a pas terminé dix ans d’école. L’offre de main d’œuvre qualifiée est donc insuffisamment dynamique, ce qui pourrait créer des goulots d’étranglement et ralentir l’expansion des secteurs de services informatiques exportables.
Plus généralement, selon la Planning Commission, le maintien d’une croissance annuelle de 9-10% à terme nécessite un taux d’investissement de 37% du PIB, un chiffre qui dépasse le niveau actuel de 5 points de PIB.
Conclusions
Si l’Inde doit faire face à d’importants besoins en infrastructures pour éviter que le dynamisme de la demande domestique butte sur des goulots d’étranglement systématiques, son économie présente un certain nombre d’atouts qui permettent d’envisager l’avenir avec un certain optimisme. Le retard dans les infrastructures n'est pas une fatalité. Selon les projections établies pour le XIème Plan Quinquennal 2007-2012, le secteur public (pour certains projets en partenariat avec le secteur privé) devrait augmenter considérablement ses dépenses d’infrastructures au cours des deux prochaines années. Si l’objectif se réalise, les investissements publics en infrastructures seraient plus que doublés entre le 10ème et le 11ème Plan Quinquennal : 502 milliards de dollars de dépenses totales contre 217 milliards entre 2002 et 2007. L’effort du gouvernement central en la matière peut s’observer à partir de l’inspection de l’évolution de la part des dépenses de capital dans le budget du gouvernement central, en nette progression en 2010/11 après un net recul en 2008/09. Du côté de l’éducation et de la santé, même s’il reste énormément à faire, nombre d’indicateurs sont encourageants comme la diminution du nombre d’enfants non scolarisés qui est passé de 25 à 8 millions entre 2003 et 2009, la diminution du taux d’illettrisme, de 78% en 1947 et 36% en 2000 à 32% aujourd’hui et du prolongement de l’espérance de vie de 66 ans aujourd’hui contre 64 en 2000 et 32 en 1950.
Enfin, si l’on juge du potentiel de croissance du pays par la performance passée, on notera une accélération progressive des objectifs et du taux d’expansion du PIB. A ce sujet, l’optimisme de l’administration indienne est très marqué : la Planning Commission prévoit une croissance annuelle de 8,1% pour les cinq ans du 11ème plan, avec une augmentation du PIB proche de 9% cette année, et ciblera un taux de croissance économique entre 9 et 10% pour 2012-2017.
NOTES
- C’est pourtant mieux que le chiffre réalisé avant l’indépendance qui fut négatif en moyenne.
- Dont l’origine se trouve dans la hausse du prix du pétrole pendant la « Guerre du Golfe », matière première importée par l’Inde.
- Ce type de politique d’encadrement visait, entre autres, à éviter la concentration du capital dans certains secteurs-clé de l’économie, notamment le textile, où l’on voulait préserver une structure concurrentielle favorisant la présence des PME.
- Mesuré au coût des facteurs. Aux prix du marché, le PIB a augmenté de 10,6 %, dépassant la croissance actuelle de la Chine.
- Même si le ratio d’endettement public est relativement élevé (70% du PIB), la dette est financée entièrement par des agents domestiques, notamment par les banques qui sont contraints par la loi de détenir 25% de leur actif sous la forme d’obligations d’Etat.
- C’est aussi le cas du le taux de réserves obligatoires.
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