Scenario 2011 : après les solutions non conventionnelles, les réactions non conventionnelles

par Romain Boscher, Directeur des gestions de Groupama Asset Management

« N’oublions pas que nous ne sortons pas d’une récession traditionnelle, à savoir cyclique et conjoncturelle, mais bien d’une récession déclenchée par un problème structurel de surendettement qui s’accompagne de freins durables à la croissance. » Telle était notre introduction il y a un an et telle pourrait être notre introduction aujourd’hui. En effet, après trois décennies d’accumulation de dettes dans les grands pays développés, cette montagne de créances continue à hypothéquer sérieusement les perspectives de croissance.

Notre Scénario pour 2011 intègre bien sûr le potentiel de croissance mondial significatif inhérent à la dynamique des pays émergents et à celle qui se présente au travers de la poursuite des investissements dans le développement durable. Mais il intègre tout aussi spontanément d’autres faits avérés. Le potentiel de baisse des taux courts est épuisé depuis plus d’un an. Les taux longs présentent une menace à la hausse au travers de la prime de risque dans les pays développés, de l’inflation dans les pays émergents. La marge de manœuvre sur les déficits budgétaires est épuisée et tend même à se réduire. Enfin, la coopération internationale jusqu’ici préservée est aujourd’hui menacée par une instabilité croissante du marché des changes.

Austérité et moindre coopération sont donc au rendez vous de 2011 et limitent d’autant la croissance escomptée. La longue et pénible gestion du désendettement, mission conjointe des gouvernements et banques centrales voit une fois encore le relais plutôt changer de mains. Après une année 2008 marquée par la gestion politique de la crise, une année 2009 qui a vu les grandes banques centrales s’illustrer par la « ZIRP » (zero interest rate policy), une année 2010 dominée par l’utilisation, jusqu’à épuisement parfois des munitions budgétaire, l’année 2011 s’annonce une nouvelle fois plus que jamais entre les mains des banquiers centraux y compris sur le terrain du change.

Enfin, l’année à venir risque de voir naître des situations inédites et très différenciées car les leviers habituels, notamment budgétaires et monétaires, ne produiront pas ou plus les effets escomptés, le facteur « prime de risque » tendant à supplanter tous les fondamentaux (croissance et inflation) qui prévalent habituellement dans la fixation des prix d’équilibre. Cela doit nous faire admettre une plus grande volatilité des prix et un caractère plus imprévisible de certaines réactions des acteurs.

Situation macroéconomique

Les paramètres clefs que sont les dynamiques démographiques, les gains de productivité et la charge de la dette, creuseront encore les écarts entre les dynamiques de certains et l’enlisement des autres. De la même manière la capacité a prendre le train en marche de l’innovation, notamment au travers du développement durable conditionnera la force et la longévité du rebond de l’investissement.

En toile de fond, c’est bien une convergence de la croissance vers son potentiel de long terme qui est à l’œuvre, mais ce potentiel trop souvent surestimé constitue plus un plafond qu’un objectif pour les pays lourdement endettés. 

Le point de départ quantitatif des différentes zones est notablement différent avec une croissance mondiale espérée à 4,5% alors que les Etats-Unis voient leur potentiel limité à 2.5% et l’Europe à 1,6%. Ce potentiel s’appuie avant tout sur la dynamique de consommation, qu’elle soit forte en Chine, significative aux Etats-Unis (+2%) ou modeste en Europe.

La réalité de la croissance européenne 2011 sera de notre point de vue malheureusement inférieure pour deux raisons majeures. D’une part les plans d’austérité actés par nombre de pays, européens en particulier, constitueront une ponction sur cette croissance. Ponction d’autant plus forte que nous anticipons un «multiplicateur fiscal» élevé, proche de 1 compte tenu de la concomitance préjudiciable de ces plans et de l’absence de dévaluation pour atténuer leurs effets. C’est même plutôt une poursuite de la baisse tendancielle du dollar que nous anticipons.

D’autre part le désordre monétaire à l’œuvre associé à l’explosion des primes de risques exigées traduisent une moindre coopération internationale et sera aussi préjudiciable à la croissance dans son ensemble. En affichage, la croissance US sera par ailleurs pénalisée par la composante « stock » escomptée en repli (-0.6% d’impact). In fine, ce contexte va malheureusement entretenir un chômage de masse en Occident, stabilisé sur de très hauts niveaux. Ces différents effets combinés ramènent nos hypothèses de croissance à :

 

SCENARIO CENTRAL MONDE US EURO JAPON CHINE
CROISSANCE 2011 ANTICIPEE +3,5% +1,8% +0,6% +0,5% +8%
INFLATION NS +0,7% +0,7% -1% +4%

 

Pays par pays, pour les raisons mentionnées précédemment, les disparités demeureront importantes. La dynamique exportatrice de pays comme l’Allemagne se combine avec un accès au financement dans des conditions avantageuses, leurs taux réels étant faibles voire nuls. En revanche, les pays au stock de dettes le plus élevé continueront à payer un lourd tribu aux errements passés au travers d’une prime de risque explosive, il en découle des taux réels bien trop élevés qui pénalisent leur croissance.

Du côté de l’inflation, les pressions demeureront fondamentalement déflationnistes même si la multiplication des hausses de TVA nationales dynamiseront les chiffres publiés. Les excès de capacité demeurent, le chômage reste élevé et même les matières premières ne devraient contribuer que modestement (+0.5%) aux poussées inflationnistes du fait d’une part, d’une croissance mondiale contenue et d’autre part d’une vigilance accrue des banques centrales des pays émergents sur l’inflation agricole et énergétique qui constitue une composante importante de leur inflation globale. Cette inflation rampante des matières premières, agricoles en particulier, préoccupe les banques centrales émergentes, Chine en tête, pour qui cette composante représente une part très élevée de l’inflation globale. Pour satisfaire son objectif d’inflation contenue sans pratiquer des taux exorbitants, la Chine pourrait choisir de réévaluer plus significativement sa devise en 2011.

Marchés de Taux

L’année 2010 a vu, comme anticipé, les banques centrales jouer un rôle majeur dans le pilotage des marchés de taux. Les taux courts sont demeurés ancrés à des niveaux voisins de zéro tant au Japon, qu’en Europe ou aux Etats-Unis. La situation se complique notablement de ce point de vue aujourd’hui avec un maintien probable de la « ZIRP » (zero interest rate policy) dans ces zones alors que la croissance soutenue de nombreux autres pays (Chine, Inde, Canada, Australie, etc.) les a amené à engager un cycle de hausse des taux d’intérêt à court terme. Cette disparité devient d’autant plus délicate à faire cohabiter avec l’activation de volets quantitatifs des politiques monétaires qui créent d’une part, des tensions internationales avec le message implicite de dévaluation associée et d’autre part, font ressurgir plus vite que prévu des primes de risque sur des Etats jusqu’ici à l’abri de la défiance.

La force de rappel pour les taux longs souverains que constitue normalement le niveau de la croissance nominale se voit donc perturbé par deux forces contraires. D’un côté des flux d’achats supplémentaires apportés par les banquiers centraux, censés tirer les taux vers le bas, même si jusqu’ici, les obligations ciblées étaient plutôt de maturité courte ou intermédiaire. De l’autre, des déficits budgétaires jugés insoutenables (et perçus comme en partie cautionnés par les politiques quantitatives) justifient l’émergence de prime de risque grandissante. Ainsi, la hiérarchie des taux tend elle à ne plus épouser celle des croissances nominales et peine à s’expliquer.

En zone euro, la convergence des taux ne pouvant se reconstruire spontanément dans un contexte économique et budgétaire aussi tourmenté, un nouveau pas de la BCE dans sa politique quantitative est possible. Non seulement, les taux courts de la zone euro pourraient connaître une ultime baisse pour s’approcher plus encore du palier zéro mais surtout un « quantitative easing » européen devra être considéré. A moins que la gouvernance de la zone euro évolue suffisamment pour émettre des « Euro Obligations ». La Fed de son côté, ne devrait pas laisser s’achever l’épisode 2 de sa politique quantitative sans planifier un troisième élan car la mi année devrait voir l’inflation sous jacente américaine entrer en territoire négatif avant un redressement.

Crédit

Les disparités escomptées ne sont pas moins grandes du côté du crédit. Le crédit aux entreprises exportatrices d’envergure internationale bénéficie d’un engouement a priori durable, ayant en quelque sorte au sein du secteur privé le statut qu’a l’Allemagne dans la sphère publique, soit un caractère de valeur refuge. Ces acteurs sont pour la plupart, peu endettés, à même de profiter de la dynamique économique des pays émergents, bénéficiaires de conditions de refinancement avantageuses sur leur marché domestique européen et de surcroît dotés d’un matelas confortable de liquidités au bilan. Les flux devraient donc continuer à privilégier le crédit « corporate » par opposition au crédit « financier » qui souffre de tous les maux. En effet, les acteurs financiers sont à la fois les premiers porteurs du risque souverain, sous la tutelle d’un cadre réglementaire contraignant et facteur aggravant, instable, jusque dans le traitement des créanciers. Cependant, quelle que soit la nature du crédit accordé, sa dépendance à la solvabilité de son Etat de référence est forte et doit aujourd’hui rentrer en ligne de compte avant même de parler de prime de risque individuelle. C’est bien le cumul risque souverain et risque privé qui reste cristallisé dans le prix des obligations privées, même si certains cas révèleront une situation inédite avec une prime de risque de certains émetteurs inférieure à celle du souverain associé. Ce « portage » négatif, avec un rendement de certains émetteurs privés inférieur à celui du public limitera fortement les espérances de poursuite de contraction des « spreads ».

Indexées Inflation

Les Obligations indexées sur l’inflation évoluent, à l’image de la plupart des actifs, en fonction de nouveaux paramètres et clés de lecture. En effet, si l’inflation comme les perspectives d’inflation, modestes, ne sont pas porteuses pour la classe d’actif, d’autres facteurs mériteront d’être considérés à plus long terme. La tendance généralisée et durable à la hausse de facteurs exogènes comme la TVA ou les prix des matières premières doit être surveillée. De même, l’affaiblissement chronique, voire un déclin, du dollar comme de l’euro contribue à nourrir l’inflation à terme. A court terme, l’aversion pour le risque va gouverner l’évolution des cours des Obligations indexées avec un appétit mesuré ; au-delà de 2011, cette classe d’actif peut révéler des vertus protectrices contre des lames de fond menaçantes. Les émissions d’échéances lointaines, qui se poursuivent, ne peuvent donc pas être ignorées.

Marchés d’Actions

Les marchés d’actions recèlent aujourd’hui un réel potentiel, mais sont confrontés à une histoire instable et à deux vitesses. Tout d’abord, les valorisations sont objectivement raisonnables, quelles que soient les mesures effectuées à partir de profits, de dividendes ou de prime de risque, la lecture est favorable et rend attractif l’investissement en actions. Cette lecture optimiste est soutenue par une dynamique bénéficiaire encore forte. Nous attendons, une progression de près de 10% des bénéfices par action en Europe en 2011. Cette dynamique, bien que plus modeste qu’en 2009 ou 2010 a le mérite d’être accompagnée d’un retour des rachats d’actions et n’est plus immédiatement menacée par un coup de massue fiscal.

A l’exception des valeurs financières, encore très exposées, les plans d’austérité annoncés ont épargné les entreprises en maintenant des taux d’impôt sur les sociétés stables y compris là où ils étaient bas. Cependant, le marché action est aujourd’hui soumis à une défiance dans l’hémisphère Nord après une décennie perdue sur le plan des performances, piètres performances qui s’accommodent mal d’une volatilité et réglementation dissuasives. Dans l’hémisphère Sud ou en Asie, l’historique de performance est plus flatteur mais les appels au marché (Chine en tête via Hong Kong notamment) freinent les progressions et la composition sectorielle (la finance et les matières premières sont très représentés) compresse les multiples acceptés.

En effet, où que nous soyons sur le globe, la sphère financière présente toujours aussi peu de visibilité. Les banques devraient bénéficier d’une courbe des taux pentue mais souffrent de provisions encore potentiellement considérables liées à la débâcle immobilière interminable (tant aux US qu’en Espagne ou en Irlande) et à rebondissements (foreclosure). Les assureurs de leur côté souffrent d’une sinistralité grandissante, d’un cadre réglementaire de plus en plus contraignant et de la menace d’une hausse forte des taux qui peut être brutale comme l’ont illustré les exemples grecs, irlandais ou portugais.

Risques vis-à-vis de notre scénario central

Trois éléments majeurs constituent des menaces face à cette perspective de gestion tendue mais néanmoins relativement efficace de la crise, les risques de taux, de change et de moindre croissance. Sur le terrain des devises, nous continuons à penser que la poursuite de l’ajustement à la baisse du dollar est salutaire mais cet affaiblissement tendanciel peut dégénérer en effondrement d’autant plus déstabilisateur que son statut de monnaie de réserve demeure intact et que son lien avec le Yuan comme avec les matières premières en font une monnaie universelle.

Concernant les marchés obligataires, la défiance à l’encontre de nombreux Etats occidentaux est déjà en marche. C’est bien cette défiance qui, en dépit de soutiens déjà massifs des banques centrales, déclenche une baisse forte des prix des obligations gouvernementales. Même si ces prix ne reflètent pas forcément des coûts de financement effectifs, les signatures les plus attaquées (Grèce et Irlande notamment) étant désormais capables de se refinancer grâce aux soutiens de l’Europe et du FMI à des taux moins excessifs ; cet effondrement des prix crée des distorsions dans les bilans financiers qui peuvent faire ressurgir un risque systémique.

Enfin, la croissance mondiale, aujourd’hui tractée par les pays émergents, Chine en tête, n’est pas à l’abri d’un coup de frein plus marqué. La croissance chinoise par exemple repose encore fortement sur deux composantes volatiles l’investissement et l’accroissement du crédit. Elle ne peut donc exclure une progression plus modeste. Ceci étant dit, les plus grandes économies dites émergentes étant autrement plus proches de la surchauffe que de la récession, les freins activés aujourd’hui (contrôle des capitaux, politique monétaire plus restrictive) pourraient très bien être relâchés si nécessaire. Ce risque de forte baisse de la croissance émergente, chinoise notamment nous semble en conséquence faible.

Conclusion

La crise que nous traversons depuis plus de trois ans est d’abord une crise de surendettement. Mais c’est aussi l’accélérateur de défis annoncés comme le vieillissement des populations ou le développement durable. Cet environnement relativement nouveau nous a vu utiliser avec habileté les leviers traditionnels (politique monétaire et budgétaire) et éviter les écueils historiques (résurgence du protectionnisme).

Aujourd’hui, force est de constater que tout ce qui a été fait, et plutôt bien fait, ne suffit pas. La croissance reste trop faible tant pour endiguer l’installation, voire la progression d’un chômage de masse, que pour rembourser aisément la dette accumulée pendant trente ans. Nul ne pouvant se satisfaire de ce constat, d’autres remèdes (politique quantitative, pilotage de taux de change, nouvelle gouvernance européenne et mondiale, restructuration des dettes, etc.) sont et seront activés pour faire face à cette situation inédite. Toute la difficulté sera de convaincre les acteurs, prêteurs en tête, qu’en dépit de leur singularité, ces options constituent bien des solutions. Car aussi longtemps que l’incertitude perçue sera au pinacle, l’aversion au risque qui lui est naturellement associée rendra l’avenir hors de prix.