Italie : un réel révélateur mais pas nécessairement un renversement de tendance

par Philippe Ithurbide, Directeur Recherche, Stratégie et Analyse d’Amundi

Dans les facteurs de risque identifiés et développés dans notre édition du mois de février, il y avait notamment le rebond de la volatilité, le retour du stress, le risque macro-économique (risque de dégradation supplémentaire de l’activité économique en zone euro) et le risque systémique.

Certes, depuis plus de 6 mois, les marchés financiers ont eu tendance à ignorer tous ces risques, d’une part parce que la BCE a apporté une solution au financement des pays périphériques en difficulté (une aide encore théorique, conditionnelle, mais illimitée), d’autre part parce que le creux d’activité a été atteint dans bon nombre de pays (industrialisés et émergents), et enfin parce que les besoins de réduire une trop forte sous-pondération des portefeuilles en actifs européens ont majoritairement guidé les flux de capitaux. Personne n’était devenu optimiste sur la croissance, ou personne ne jugeait la crise totalement terminée (en témoigne par exemple le maintien des taux longs du noyau dur à des niveaux très bas), mais les facteurs macroéconomiques sont passés au second plan. Il ne s’agissait pas de complaisance à l’égard de la zone euro, mais de marchés dont les déterminants se trouvaient davantage dans le positionnement des portefeuilles que dans une analyse fondamentale pure.

La très bonne tenue des marchés depuis juillet dernier a ainsi eu plusieurs conséquences :

  • Elle a tout d’abord confirmé la grande dépendance des marchés aux décisions de la BCE ;
  • Elle a redonné de l’importance aux valorisations ;
  • Le resserrement des spreads souverains a davantage reflété la crédibilité du dispositif de soutien de la BCE (OMT) que l’amélioration (peu visible) de la situation économique de la zone euro ;
  • Le resserrement des spreads reflète de drastiques réductions de primes de risque, et la question est bien de savoir si les spreads souverains actuels sont suffisamment protecteurs ou pas.

Mario Monti a assuré la crédibilité du gouvernement italien tout comme M. Draghi avait rassuré sur la crédibilité du dispositif OMT. La rigueur budgétaire et fiscale a néanmoins entraîné d’une part une récession forte, finalement plus conséquente que celle qui a frappé l’Espagne en 2012, et d’autre part mécontentement et tensions sociales qui se sont traduits dans les urnes. Le programme de réformes a laissé des traces dans l’opinion publique, et Mario Monti a également dû en abandonner certaines par manque de soutien du parlement : on évoquera par exemple la diminution du nombre de parlementaires, la réduction du nombre de provinces, la réforme du financement des partis politiques, la réduction du train de vie des élus et des collectivités locales, la plus grande transparence des actes publics, autant de réformes que l’électeur italien jugeait nécessaires. Réduire le train de vie des italiens sans toucher à celui des élus n’a pas été sans conséquences. Des réformes majeures ont néanmoins été adoptées. Parmi ces dernières, on rappellera l’adoption d’un nouveau régime des retraites qui relève l'âge de départ sans décote à 66 ans pour les hommes et 62 ans pour les femmes. La réforme du marché du travail facilite par ailleurs les licenciements via la mise en place d’une rupture conventionnelle.

L’ensemble des secteurs so-3nt affectés par le programme de baisse des dépenses publiques (45 Mds d'euros). Enfin, la pression fiscale est également accrue de 50 Mds d'euros entre 2012 et 2013. Les finances publiques sont certes sous contrôle, en témoigne le surplus primaire récurrent, mais la dette publique ne cesse de progresser, en valeur et en pourcentage du -P6IB : elle vient d’ailleurs pour la première fois dans l'histoire du pays de franchir le seuil de 2000 Mds d'euros.

Plus grave est le fait que l'Italie connaît une profonde récession (-2,4% en 2012) tandis que le taux de chômage ne cesse de croître : il touche près de 12% de la population (le nombre de chômeurs a progressé de 23% en un an) et près de 39% des jeunes de 15 à 24 ans. L’aggravation de la situation économique a, en Italie comme ailleurs, suscité de fortes critiques à l’encontre des politiques d’austérité, affecté grandement le paysage politique, et ravivé les tensions sociales.

Les élections italiennes sont venues rappeler combien la situation reste fragile en Europe. Ces élections n’ont pas permis de dégager une majorité claire : d’une part, les électeurs ont accordé beaucoup de poids aux partis ouvertement hostiles aux dispositifs européens (le centre droit de S. Berlusconi et le mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo) ; ils ont d’autre part accordé peu de votes (et peu de sièges) aux candidats du parti de Mario Monti, le tout dernier président du Conseil (par ailleurs, le candidat plébiscité par les marchés financiers). Grâce à la loi électorale qui confère une prime de majorité à la liste arrivée en tête, la coalition de gauche remporte la majorité absolue en nombre de sièges à la Chambre des députés, loin devant celle de droite et les autres listes, ce qui est plutôt une bonne nouvelle. En revanche, il ne se dessine aucune majorité claire au Sénat : celui-ci est momentanément paralysé car avec 140 sièges, l’alliance pressentie entre la gauche de Pier Luigi Bersani et le centre de Mario Monti n’obtient pas la majorité relative (158 sièges). En fait l’alliance possible (celle qui lierait les partis d’opposition et permettrait de dégager une majorité claire (Berlusconi et Grillo) n’est pas naturelle, et l’alliance naturelle (celle qui lierait les partis de Bersani et de Monti) est insuffisante car elle n’assure pas la majorité au Sénat. En conséquence, nombreux sont ceux qui évoquent le risque de paralysie politique ou d’instabilité durable avec, à la clef, la tenue de nouvelles élections.

Il faut retenir trois grandes dates dans le calendrier électoral :

  • le 15 mars, débute la session du nouveau parlement avec l’élection des Présidents des deux chambres ;
  • le 21 mars, débutent les consultations par le Président de la République pour la nomination du prochain Président du Conseil ;
  • le 15 avril, débute l’élection du nouveau Président de la République au parlement.

Au final, la nouvelle situation politique en Italie est devenue moins lisible. Dès lors, quatre alternatives se dessinent :

  • Une grande alliance entre le Centre, la Gauche et la Droite. Ce scénario a la faveur des marchés, mais il est difficile à mettre en œuvre compte tenu des dissensions qui se sont creusées au cours de la campagne entre les différentes formations. Historiquement, on constate qu’en Italie, plus une coalition est large, et plus elle est fragile et inefficace.
  • Un compromis entre l’alliance de Centre-Gauche (140 sièges) et le mouvement Cinq Etoiles (54 sièges). Beppe Grillo a exclu que son mouvement rejoigne la coalition de Centre-Gauche, mais, comme en Sicile actuellement, un compromis au cas par cas (lutte contre la corruption et la fraude fiscale, réduction du train de vie de l’état, réforme de la loi électorale…) est néanmoins envisageable. L’inconvénient, c’est que le gouvernement, vraisemblablement dans ce cas de figure dirigé par Bersani, serait forcé de constituer une majorité pour chaque projet de loi : il ne serait donc pas adossé à une solide majorité, ce qui risque de le rendre rapidement impuissant sur d’autres grands dossiers sensibles, comme la flexibilité du marché du travail ou la libéralisation du secteur des services, deux réformes jugées cruciales.
  • Le maintien d’un gouvernement « technique » et la nomination d’un président du Conseil « au-dessus des partis » serait sans doute acceptée par la coalition de gauche et par les partisans de B. Grillo. Il ne s’agirait pas de Mario Monti car il est peu probable que le Parlement l’accepte comme « nouveau » président du Conseil. Il pourrait s’agir en revanche d’une personnalité membre de son gouvernement actuel. Cette situation politique pourrait s’avérer rapidement gênante car il serait dès lors difficile de mener à bien un vaste programme de réformes, excepté sans aucun doute une réforme de la loi électorale, appelée de leurs vœux par des candidats aussi divers que Bersani ou Grillo (avec une préférence pour un vote uninominal à deux tours).
  • Le recours à de nouvelles élections pourrait également s’imposer pour le président du Conseil choisi afin d’asseoir une majorité au Sénat… ou du fait de l’impossibilité de trouver une coalition suffisamment solide. Les élections représentent un exercice incertain par définition. Le président en exercice n’ayant pas le droit de modifier la loi électorale lors des six derniers mois de son mandat, ce changement ne devrait pas intervenir avant début juillet, voire septembre. Attention cependant : le président du conseil pourrait ne pas être incité à lancer rapidement de nouvelles élections… dans le contexte actuel, cela pourrait bien constituer un « cadeau » au parti de Beppe Grillo, sorti grand vainqueur (mais sans majorité) des tout récents votes.

Autrement dit, il y a de fortes chances que le nouveau gouvernement désigné ait dans l’immédiat une capacité limitée à mener des réformes de fond. Au-delà des scénarios de coalition, 3 options se dessinent :

  1. La totale paralysie politique : dans ce cas de figure, la coalition en place n’est pas en mesure de mener une quelconque politique économique ou, deuxième cas de figure, l’Italie relance la perspective de nouvelles élections (l’absence de coalition mène également à ce scénario).
  2. La rupture : la prochaine coalition mène une politique économique de rupture, pouvant conduire à des tensions politiques en Europe, un risque de retrait de la zone euro, l’abandon de la discipline budgétaire… ce risque est actuellement très faible.
  3. La poursuite des réformes a minima : l’absence de majorité claire pour le parti de Bersani ne permet pas de croire que les réformes envisagées (notamment des réformes sur la flexibilité du marché du travail ou encore la libéralisation du secteur des services) pourront être menées à bien, aussi bien dans l’ampleur souhaitée que dans les délais. La coalition au pouvoir devra négocier au cas par cas avec les autres partis. Il s’agit du scénario le plus probable actuellement.

L’instabilité politique est désormais un fait, la paralysie ou la rupture sont deux options possibles. Sur le plan économique, le manque de visibilité politique est de nature à différer la reprise.

L’enquête de la BCE concernant le quatrième trimestre 2012 montrait déjà que les conditions de crédit des banques aux entreprises tardaient à s’assouplir, et ce malgré la réduction des tensions financières sur les marchés financiers depuis l’été dernier.

En conséquence, la croissance italienne avait surpris négativement, avec une contraction marquée de la production industrielle. Dans un contexte d’incertitudes accrues, les conditions de financement vont sans doute rester tendues au 1er semestre. La normalisation des dépenses des entreprises pourrait ne pas intervenir avant le 2nd semestre, tandis que la consommation des ménages ne semble pas en mesure de prendre le relais : le pouvoir d’achat est encore en baisse de plus de 2% du fait de la dégradation de l’emploi. Dans ces conditions, notre prévision de croissance du PIB pour 2013 (-1,2% a/a) pourrait bien s’avérer trop optimiste. Il est encore prématuré d’ajuster notre scénario, mais le risque est clairement à la baisse.

En ce qui concerne les marchés financiers, on notera que le résultat des élections a eu, jusqu’ici, un impact très modéré : 15 pb pour le CDS 5 ans entre le 23 février et le 12 mars (à 265 pb), 31 pb pour le spread 10 ans contre Allemagne (à 314 pb), 16 pb pour le taux 10 ans italien (4,61% le 12 mars vs 4,45% le jour de l’annonce de la démission de Mario Monti). Ces niveaux sont très inférieurs aux niveaux de juillet dernier, quand le taux 10 ans italien était passé au dessus de 6,5%, le spread 10 ans contre Allemagne était alors à 510pb et le CDS 5 ans à 550 pb. Depuis le début de l’année, on observe même un léger repli du CDS et du spread 10 ans (respectivement de 16 pb et de 4 pb); le taux 10 ans italien est, quant à lui, seulement 11pb au dessus de son niveau de début d’année.

Il est évident que le risque « Italie » n’est pas dans les prix, et la prime de risque fournie par le spread BTP-Bund n’est peut-être pas aussi représentative du risque d’insolvabilité que peut l’être la prime de risque que l’on retrouve dans la pente de la courbe italienne, en comparaison par exemple avec celle de l’Allemagne ou encore de la France.

Dans le pire des cas, on peut pourtant retrouver – rapidement – stress financier, contagion, risque systémique, dégradation des spreads de crédit (souverains et bancaires…) … un peu à l’image de ce que l’on a connu en 2010 et en 2011. Doit-on attribuer la bonne tenue du marché italien à de la complaisance, à la perspective d’un programme OMT en cas de besoin, ou à de la sérénité liée à la présence des investisseurs domestiques essentiellement, à la forte sous-pondération des périphériques dans les portefeuilles internationaux… ? Sans doute un peu de tout cela à la fois.

La rigueur menée par l’Italie au cours de ces dernières années a eu des conséquences importantes :

  • une réduction du potentiel de croissance,
  • une meilleure maîtrise des déficits publics,
  • le retour et le maintien d’un excédent primaire,
  • le maintien du chômage à un niveau élevé,
  • la difficulté à réduire la dette publique (en nominal et en pourcentage du PIB),
  • le retour à des taux d’intérêt bas,
  • l’atténuation du stress financier.

L’un des plus grands échecs de Mario Monti aura sans doute été l’incapacité de réduire la dette publique. En réalité, personne en Europe (sans parler des Etats-Unis ou encore du Japon, en situation bien plus critique que la zone euro) n’a réussi à faire cela.

Personne ne souhaite un défaut, même partiel d’un grand pays européen, personne ne souhaite non plus arriver à une situation dans laquelle un pays se trouve confronté à un réel problème de financement et de liquidité, et nombreux sont les Etats qui ne veulent pas (ou ne peuvent pas) supporter le coût relatif au soutien d’un grand pays de la zone euro. Il faut donc mettre en place un dispositif permettant un financement en cas de tensions sur la liquidité (l’OMT est la réponse de la BCE), permettant d’éviter un défaut et/ou garantissant que l’intégralité de la dette sera remboursée. C’est précisément l’idée sous-jacente du Fonds de Remboursement de la Dette Européenne (FRDE), une idée proposée fin 2011 par le conseil allemand des experts économiques. Il est ici question de créer un dispositif permettant aux Etats membres de transférer graduellement (jusqu’à 5 ans), dans un fonds spécial, une partie de leur dette (on évoque souvent un montant équivalent à la dette excédant 60% du PIB). Chaque pays aura comme contrainte l’engagement de remboursement graduel de cette somme transférée, sur une période de 20 à 25 ans. Compte tenu de leurs divergences, la charge imposée aux pays serait différente. Le montant transféré est fixé à l’avance et ne pourra pas être augmenté. Il ne s’agit donc pas d’un mécanisme hébergeant les expansions de dettes publiques. Le point positif, c’est que le FRDE prévoit un remboursement de la dette… Mais sans croissance économique, comment rembourser la dette ?

Avec le FRDE, chaque pays est seul responsable de l’équivalent de 60% de son PIB, alors que l’excédent est lié au mécanisme de garantie conjointe. Un des avantages du FRDE est que la dette excessive est « sécurisée », notamment en ce qui concerne l’accès à la liquidité (il ne reste que la partie de dette en-deçà du seuil de 60%). Un autre avantage du FRDE est l’absence de garantie solidaire. Elle n’est que conjointe. Autrement dit, si un pays a des difficultés à contenir sa dette publique (celle qui n’a pas été transférée), alors son coût de financement sera plus élevé sur les marchés financiers et il devra corriger sa situation.

Cette proposition permet d’alléger le fardeau de la dette, de mettre en place un dispositif capable de réduire automatiquement la dette excessive, de ne pas introduire de garantie solidaire entre les Etats… et, élément important, son adoption ne nécessite pas de modification dans le traité européen (ce n’est pas un dispositif de sauvetage).

Conclusion

Au total, les élections italiennes ne sont sans doute pas un événement suffisant pour renverser la tendance, mais la prudence s’impose quand même pour les quelques semaines et mois à venir : la probabilité d’avoir une majorité solide et solidaire est bien faible, et dans le meilleur des cas, la solidarité de la « coalition » jouera au cas par cas. La perspective de nouvelles élections ne doit pas être écartée, mais sans doute pas dans l’immédiat. Volatilité, incertitudes, inquiétudes sur la croissance économique, tensions sociales, stress financier risquent bien de rythmer la vie des marchés financiers. Le spread Italie – Allemagne est sans doute insuffisamment protecteur pour ne pas rendre le risque asymétrique : en termes clairs, en cas de forte évolution, il y a davantage à perdre qu’à gagner … au moins pour les quelques semaines à venir. Réduire temporairement le risque sur les périphériques ou protéger les positions est une option à suivre pour les investisseurs adverses au risque européen.