La déflation a gagné une bataille, mais pas la guerre

Par Eric Chaney, Chef économiste d’Axa

Les inquiétudes sur la reprise exprimées par la Réserve Fédérale ainsi que des indicateurs conjoncturels décevants ont apporté de l’eau au moulin des pessimistes et propulsé les prix des obligations souveraines à de nouveaux sommets. Dans le duel inflation-déflation, cette dernière semble avoir gagné une bataille importante. Nous en doutons. D’une part, le marché obligataire américain s’inquiète plus d’une baisse de la croissance tendancielle que d’un risque de déflation.

D’autre part, même s’il est clair que la reprise mondiale entre dans une phase de ralentissement délicate, le risque de déflation semble surestimé pour deux raisons : dans un monde qui n’est plus centré sur les Etats-Unis, un nombre grandissant d’économies sont en surchauffe. De plus, les développements cycliques récents sont plus inflationnistes que déflationnistes.

Le marché obligataire US révise à la baisse la croissance à long terme

Commençons par un décryptage rapide du renchérissement des obligations. Depuis fin juillet, les rendements à 10 ans sont tombés de 3,0 à 2,5% aux Etats-Unis, de 2,7 à 2,2% en Allemagne et de 1,1 à 0,9% au Japon. La baisse peut être décomposée en deux termes : une révision du profil temporel de la première hausse de taux, et un taux long d’équilibre plus bas. Depuis la fin 2009, les anticipations de hausses de taux ont été repoussées d’environ un an. Les taux à terme 1 an dans 9 ans ont chuté de 140 points de base aux US et de 130 pdb en Allemagne. Si le premier changement est cyclique, et d’ailleurs cohérent avec les données conjoncturelles, le second devrait, en théorie du moins, être plus structurel : un changement de calendrier monétaire dans les trois années à venir ne devrait pas affecter les taux à terme dans neuf ans. Quelle explication donner à la baisse de ces derniers ? Un rendement réel du capital inférieur, moins d’inflation, ou les deux ? De façon surprenante, les anticipations d’inflation à long terme aux Etats-Unis n’ont pas beaucoup baissé. Le point mort d’inflation à 5 ans dans 5 ans (le taux d’inflation moyen de 2015 à 2020 cohérent avec les prix des obligations réelles et nominales) est passé de 2,5% fin 2009 à 1,8% à la fin août. Autrement dit, seulement 50% de la baisse totale proviennent d’un changement des anticipations d’inflation qui, d’ailleurs, restent ‘normales’. Pour l’autre moitié de la baisse, il est difficile de distinguer une possible baisse de la prime de terme (liée à l’incertitude sur la politique monétaire future) d’une révision du taux de rendement économique réel. Il est cependant légitime de dire qu’une bonne part de la baisse des rendements est venue d’un jugement plus pessimiste sur la croissance à long terme des Etats- Unis, plutôt que d’anticipations de déflation, à la différence de ce qui s’est passé fin 2008.

Le monde n’est plus centré sur les Etats-Unis

Lorsque la grande récession a frappé l’économie mondiale au début 2009, le risque de déflation était réel. La plupart des pays avaient des écarts de production (une mesure des capacités inemployées) béants, ce qui impliquait des rendements du capital négatifs, et un chômage massif.

Comme les institutions financières et les ménages se désendettaient, la demande agrégée chutait. Les politiques monétaires butaient sur le plancher du taux zéro, ce qui laissait le taux d’intérêt réel dans les mains des marchés des biens et services et faisait surgir le risque d’une hausse des taux réels en cas de désinflation. La situation actuelle est très différente. Les Etats, y compris les banques centrales, ont compensé presque 1 pour 1 le désendettement des agents privés par une hausse de leur propre dette, et la demande intérieure des grandes économies émergentes a accéléré de façon spectaculaire. En résulte une distribution des écarts de production radicalement différente. Trois groupes de pays se sont formés. Le premier est composé d’économies opérant déjà au dessus de leur capacité, ou à un niveau proche. Sans surprise, on y trouve l’Inde, la Chine et le Brésil, mais aussi la Pologne.

Surprise, l’Allemagne produit à pleine capacité, après le rattrapage opéré au second trimestre. Le second groupe comprend les économies opérant en dessous de leur capacité, mais pas assez pour que le risque de déflation soit sérieux. On y trouve la plupart des économies de l’OCDE. Le troisième groupe rassemble les économies dont l’excessive croissance des demandes intérieures au cours du cycle précédent a conduit à d’insoutenables déficits. Appartiennent à ce groupe de pays où les pressions déflationnistes sont fortes la Grèce, la Hongrie, l’Espagne, mais aussi la Russie. xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx Bien que les estimations instantanées des écarts de production soient incertaines, la situation d’ensemble est assez claire : une part croissance de l’économie mondiale génère des tensions inflationnistes importantes, tandis que l’essentiel des économies développées n’est plus dans la zone de danger déflationniste. Prendre en compte cette distribution hétérogène est important pour les investisseurs qui veulent se faire leur idée sur les perspectives d’inflation.

Mateo Ciccarelli et Benoît Mojon avaient estimé que « (les taux d’inflation) des pays de l’OCDE ont une composante commune qui explique 70% de leur variance » (document de travail de la BCE, octobre 2005). Harron Mumtaz et Paolo Surico ont confirmé ces résultats plus récemment (document de travail de la Banque d’Angleterre, février 2008). Dans un tel monde, que la Chine, l’Inde et le Brésil soient dans la zone inflationniste compte plus que le risque de déflation en Espagne ou en Grèce.

Attention à ne pas négliger la composante cyclique de l’inflation

En revenant aux économies développées où la conjoncture indique un risque de désinflation plutôt que de déflation, il importe d’observer le cycle de productivité et ses implications pour l’inflation. Une bonne façon d’observer la dynamique interne des prix est de suivre les déflateurs des PIB. Bien que moins précis que les indices de prix, qui sont nourris d’enquêtes sur les vrais prix de détail, les déflateurs du PIB sont les prix implicites de la valeur ajoutée intérieure. Ils sont principalement influencés par les coûts et les marges. Dans un cycle normal, la productivité baisse lors d’une récession, les entreprises ne licenciant pas à hauteur de la baisse de la production, et rebondit lors de la reprise, ce qui reconstitue les profits. Les marges ont une dynamique cyclique dont l’impact sur les prix est diamétralement opposé, ce qui fait que l’effet cumulé est incertain. Il est donc intéressant de constater que les déflateurs indiquent que les effets positifs (sur les prix) semblent l’avoir emporté au cours des six derniers mois dans des pays comme les Etats-Unis, le Japon, le Royaume-Uni et la France. Pour une fois, les prix allemands suivent une trajectoire atypique, probablement une conséquence de la très forte baisse de productivité au cours de la récession, qui pourrait avoir enflé les coûts salariaux unitaires plus qu’ailleurs.

Conclusions

En résumé, il n’y a pas de preuve convaincante que le risque déflationniste ait gagné beaucoup de terrain au cours de l’été. Bien sûr, si l’économie américaine rechutait, les arguments en faveur de la déflation seraient renforcés. Ce n’est pas le plus probable : selon nous les Etats-Unis s’engagent sur un cycle de croissance faible, contrepoint de la croissance artificiellement stimulée par accumulation de dette privée lors de la décennie précédente, plutôt que dans une succession de booms et de rechutes. Lorsque les marchés auront une image plus claire de la conjoncture mondiale, ce qui, malheureusement pourrait prendre plusieurs mois, le thème de la déflation, aujourd’hui à la mode, risque d’être vite remplacé par son opposé. D’ici là, profitez de la hausse des marchés obligataires !