La Fed dessine un nouvel équilibre

par Philippe Waechter, Directeur recherche économique de Natixis Asset Management

La réduction des achats d'actifs par la Fed décidée lors de sa réunion des 18 et 19 juin derniers laisse un sentiment mitigé. Ce changement de stratégie vers une orientation moins accommodante n'est cependant pas une surprise. Ben Bernanke, son président, avait indiqué une telle possibilité dès le 22 mai dernier lors de son intervention au Congrès américain. Mais la confusion du propos pouvait laisser imaginer que cela se ferait bien plus tard.

Néanmoins, les changements de cap des grandes banques centrales sont toujours perçus comme trop hâtifs notamment lorsqu'il s'agit de durcir le ton. Il faut trouver un nouvel équilibre et arbitrer différemment entre les actifs financiers avec à court terme forcément des ajustements brutaux et souvent excessifs.

Vers un changement de cap de la Fed

L'objectif dans l'annonce de la Fed est d'intervenir en deux temps afin de ne pas être obligé d'agir dans l'urgence. Dans un 1er temps, pour lisser l'impact de son changement de stratégie, Ben Bernanke a clairement indiqué qu'il y aurait d'abord la réduction des achats d'actifs, à l'automne probablement, puis l'arrêt de ces achats lorsque le taux de chômage serait à 7 % soit selon le scénario de la Fed à la mi-2014. Dans un 2nd temps, lorsque le taux de chômage sera descendu à 6,5 %, c’est-à-dire plusieurs mois après, la Fed pourrait augmenter son taux d'intérêt de référence. Le processus de sortie d'une politique très accommodante nécessitera une durée de 2 ans probablement.

Le scénario qui sous-tend ce changement de cap de la banque centrale américaine est celui d'un rééquilibrage progressif de l'économie outre-Atlantique. Cela passe par une amélioration des indicateurs d'activité : baisse du chômage et hausse de l'inflation sous-jacente qui est, aujourd'hui à 1 % pour l'indicateur préféré de la Fed, bien en dessous de l'objectif de 2 %.

Ce scénario et sa validation reflètent la réduction du risque évoqué par Ben Bernanke lors de sa conférence de presse. La Fed considère que la crise financière démarrée à l'été 2007 est en phase de résolution. Par conséquent les perspectives sur sa politique monétaire changent.

Trois interrogations persistent

Face à cela, trois interrogations alimentent les discussions autour de la stratégie de la banque centrale américaine.

1 – Est-ce le bon moment pour intervenir ?

La lecture du marché du travail faîtes par la Fed peut être discutée car d'autres indicateurs, tel le taux d'emploi, montrent que ce marché est loin d'avoir retrouvé la robustesse que laisse supposer la baisse attendue du taux de chômage. Le taux d'emploi est près de 5 points en deçà de ce qu'il était avant la crise. Cela traduit un déséquilibre non encore résolu. En outre, l'emploi reculant et les offres d'emplois n'étant pas pléthoriques, de nombreux américains ne sont plus inscrits sur les listes. Si effectivement, l'activité reprend, ces personnes vont revenir sur le marché du travail gonflant le taux de chômage. L'allure de celui-ci ne sera pas forcément aussi linéaire qu'attendu.

Sur un autre plan, les indicateurs immédiats relatifs à l'économie américaine sont solides mais ne présentent pas d'accélération forte et rapide suggérant la nécessité d'une intervention immédiate. Dès lors, ce changement sera-t-il sans conséquence sur la conjoncture américaine ? oui, selon la Fed. C'est là que le doute s'immisce car son scénario macroéconomique a systématiquement été trop optimiste depuis le début de la crise. Sera-t-elle cette fois-ci dans le bon tempo ? En tout cas les indicateurs du marché du travail tel le taux d'emploi laissent perplexes.

Enfin, le niveau d'inflation est faible aujourd'hui. Le prix du pétrole ne contribue plus et les tensions internes mesurées via le taux d'inflation sous-jacent sont réduites (1 % en avril). Si effectivement le marché du travail reste déséquilibré, il est probable que la progression des salaires sera limitée et qu'en conséquence les pressions à la hausse de l'inflation seront réduites. La Fed considère que ce mouvement est temporaire et que rapidement il y aura convergence vers son objectif de 2 %.

En d'autres termes, si le scénario ne suit pas le profil optimiste de la Fed, si la dynamique conjoncturelle est plus lente qu'attendue à se mettre en place alors des questions se poseront sur la crédibilité de celle-ci. Car malgré tout, même si Ben Bernanke n'a pas exclu un retour en arrière dans le processus d'achats d'actifs, il y a potentiellement une perte de crédibilité si ce retour en arrière venait à se répéter.

2 – Quelles conséquences sur le reste du monde ?

Depuis quelques semaines, l'impact le plus marquant est observé sur les pays émergents. Des sorties de capitaux et un affaiblissement des devises émergentes face au dollar rendent les pays émergents plus fragiles que par le passé. Ce processus d'inversion des flux de capitaux lorsque la banque centrale américaine change de ton est dommageable car ces pays, qui se sont développés rapidement ces dernières années notamment sous l'impulsion de la Chine, sont aujourd'hui dans une situation conjoncturelle fragile. La faiblesse d'évolution des échanges internationaux a fini par peser sur leur conjoncture et dans de nombreux pays les banques centrales adoptent une stratégie plutôt accommodante pour éviter une fragilisation excessive de leur activité.

Un nouvel équilibre va devoir être trouvé avec néanmoins le risque de voir la nouvelle situation créée par la Fed se traduire par un ralentissement des échanges des pays émergents. Sur ce point, Ben Bernanke a souligné l'effet “locomotive” qu'auraient les États-Unis sur la dynamique globale. Sur cette impulsion on peut être interrogatif. Par le passé, les États-Unis ont déjà eu ce rôle mais cela s'était traduit d'abord par une accélération vive de l'activité américaine afin de caler sa croissance sur une trajectoire convergeant rapidement vers le plein emploi. Dans le cas de figure présenté par la Fed, la convergence est linéaire et n'engendre pas cette rupture à la hausse. A court terme, la croissance américaine ne pèsera pas tant que cela. Les pays émergents doivent trouver un équilibre car à court terme leur situation va rester critique.

Pour les pays développés, la question est de savoir si l'on ne s'échappe pas d'un mode de fonctionnement assez homogène des banques centrales. La Banque du Japon, il y a quelques semaines avait donné l'exemple avec une stratégie très volontariste pour réduire la déflation japonaise et faciliter son autonomie de croissance. La Fed adopte une stratégie particulière en indiquant, que pour elle, la tendance est à la sortie de crise. Comment la BCE va-t-elle se positionner ? Sachant que si la Fed ne relève pas ses taux d'intérêt avant 2015, la BCE ne le fera pas non plus avant cette date.

La croissance globale hors Etats-Unis va-t- elle jouer un rôle de frein sur le scénario de la Fed et finalement interroger sa crédibilité ? L'économie hors États-Unis ne progresse pas très rapidement notamment en Chine, en Inde, au Brésil ou encore en Europe. Les prochains développements seront à regarder à la loupe car aucune de ces régions ne va changer de profil, pour des raisons internes, au cours des mois à venir.

3 – Quel équilibre financier mettre en place dans ce nouveau contexte ?

Une hausse significative des taux d'intérêt de long terme aux États-Unis est observée depuis quelques semaines. Le taux des obligations américaines à 10 ans qui semblait caper à 2 % s'est largement évadé au-dessus de ce seuil. Du fait, du décalage dans le temps des opérations de la Fed, les taux courts resteront très bas jusqu'en 2015. Cela devrait permettre d'éviter une remontée trop brutale et excessive des taux d'intérêt de long terme aux États-Unis.

Au-delà des éléments monétaires, la hausse des taux d'intérêt de long terme indique un regain d'optimisme des consommateurs américains et le retour d'une dynamique de croissance centrée sur la demande interne. Ce n'était plus tout à fait le cas jusqu'à présent. Cette dynamique dans laquelle s'inscrit le scénario de la Fed peut justifier la remontée des taux réels américains.

Cependant, les perspectives d'inflation ne vont pas s'emballer et il n'y aura pas de prime inflationniste forte qui accentuerait la hausse observée sur les taux d'intérêt réel. Le range des taux d'intérêt de long terme était de 1,50 à 2 %, il est probable qu’une convergence s’opérera vers un range de 2 à 2,5 % au cours des prochains mois. Aller au- delà, nécessite du temps et ne se fera que si l'on a confirmation d'une hausse soutenue de la croissance et que le profil américain se cale effectivement sur le scénario de la Fed voire un peu au-dessus.

L'équilibre européen ne devrait pas être entraîné par cette situation en raison de l’absence de justificatifs liés à l'activité à la hausse des taux d'intérêt réels. Les risques de hausse rapide de l'inflation sont réduits, il ne faut pas s'attendre à des mouvements spectaculaires sur les taux d'intérêt nominaux des pays core.

Dernier aspect, cette situation dans laquelle la Fed a été la première à bouger se traduira certainement par un renforcement du dollar et pas simplement vis-à-vis des émergents comme cela a pu être noté récemment. Les horizons dessinés par les banques centrales ne sont plus aussi homogènes et cela devrait donner de l'intérêt au billet vert.

Conclusion

La Fed souhaite sortir de sa période fortement accommodante car elle considère que les risques qui tiraient l'économie américaine vers le bas se sont estompés depuis l'automne dernier.

C'est pour éviter les chocs qu'elle met en œuvre une stratégie en deux temps pour que son scénario de sortie de crise puisse prendre de l'ampleur et ne crée pas un choc plus marqué que ce qui a été observé ces derniers jours. L'enjeu est de taille. Le parcours n'est pas sans risque en raison d'une économie mondiale qui en dehors des États-Unis ne va pas si bien. La crédibilité de la Federal Reserve sera l'enjeu du nouvel équilibre à dessiner. Il est souhaitable pour l'équilibre global et éviter un tangage excessif que le scénario de la Fed soit le bon et que son effet d'entrainement sur le reste du monde soit aussi robuste que Ben Bernanke l'évoquait en conférence de presse.