La « grande stagnation » représente-t-elle désormais l’enjeu principal ?

par Philippe Ithurbide, Directeur Recherche, Stratégie et Analyse chez Amundi

Les risques de déflation menacent les économies développées depuis le début des années 90, et se sont matérialisés dans des pays comme le Japon, les États-Unis ou encore la zone euro, certes à des degrés divers, mais de façon bien réelle. Le Japon en est un des exemples les plus emblématiques.

La zone euro est actuellement la zone où ces risques sont les plus forts, mais la bonne nouvelle, dans un sens, c’est que la BCE a bien pris la mesure de cette situation, évoquant ce sujet à de nombreuses reprises.

La leçon de l’histoire est claire : on ne sort pas naturellement d’une telle situation, et ce n’est pas un hasard si les banquiers centraux ont tour à tour usé des instruments les moins orthodoxes et les plus spectaculaires pour contrer ces tendances. Le Japon a sans doute été trop lent, les États-Unis extrêmement réactifs, et la zone euro moins prompte à identifier ces risques. Au total, les politiques monétaires ont été – et restent encore – très accommodantes.

De l’exubérance irrationnelle à l’excès global de liquidité

Au cours de ces vingt dernières années, on a pu assister à des phases bien distinctes. « L’exubérance irrationnelle » (« irrational exuberance ») est un concept mis en avant en 1996 par Alan Greenspan pour mettre en garde contre une probable surévaluation excessive et anormale du cours des actions. L’éclatement de la bulle technologique a rendu très populaire ce concept… et on peut reprocher à A. Greenspan le fait d’avoir identifié un mal (la formation de bulles) et de ne pas avoir cherché à le circonscrire.

« L’énigme du marché obligataire » (« bond yield conundrum »), un autre concept de Greenspan développé en 2005, avait pour objectif de souligner le faible niveau des taux longs relativement aux taux courts. Plusieurs explications ont alors été avancées pour tenter d’expliquer ce phénomène. Selon les tenants de « l’excès global d’épargne » (concept rendu populaire en 2005 par B. Bernanke sous le nom de Global Saving Glut), il existerait un déséquilibre entre épargne et investissement mondiaux expliquant le bas niveau des taux longs par une baisse de la volatilité des taux d’intérêt, d’où celle de la prime de risque. D’autres travaux soutiennent que la baisse de la volatilité de l’inflation explique bien à elle seule le plus bas niveau des taux longs. D’autres auteurs ont mis en avant le recyclage mondial de l’épargne. Ainsi, l’accumulation de titres en dollar américain par les banques centrales asiatiques, et plus généralement par les non-résidents, serait à l’origine de la disparition de la relation entre taux courts et taux longs. Autrement dit, le déficit d’épargne dans les pays développés aurait été compensé par l’excédent d’épargne et déficits de produits d’investissement dans les pays émergents. Notons au passage que ce recyclage « naturel » a permis un financement sans douleur des déficits, notamment américains, et qu’il n’a pas servi à corriger les comportements menant à ces excès d’endettement. Il a également amplifié des écarts entre les valorisations effectives de certains actifs et leurs fondamentaux réels.

L’excès global de liquidité (« Global liquidity glut »), qui caractérise bien la situation actuelle, découle des politiques monétaires extraordinairement accommodantes, politiques conventionnelles et non conventionnelles. Dire qu’il y a beaucoup de liquidités ne suffit pas, il s’agit de montrer les excès de liquidité: en clair, si l’offre de monnaie s’accroît de façon permanente plus vite que le PIB nominal, on peut conclure à l’excès de liquidité. Il s’avère que c’est clairement le cas au niveau mondial depuis le milieu des années 90, avec des politiques monétaires globalement accommodantes. Cet état de fait est encore plus flagrant dans le cas des États-Unis depuis l’instauration du QE, et depuis près de 3 ans dans le cas de la zone euro. Cette situation se traduit par des taux d’intérêt extrêmement bas, mais aussi par des accroissements importants des agrégats de crédit (avant la crise financière) et des agrégats monétaires (depuis la crise financière). Certes, les politiques menées avaient pour vocation de faciliter le deleveraging des secteurs privé (banques, entreprises et ménages) et public. Afin d’éviter un nouvel effondrement du cours des actifs (actions et immobilier notamment) et provoquer un nouvel effet de richesse négatif pouvant entraîner les économies vers des situations de récession – déflation – dépression, il était devenu nécessaire de mettre en place des mesures fortes, non conventionnelles.

Le point commun à ces quatre situations distinctes (exubérance irrationnelle, énigme obligataire, excès global d’épargne, excès global de liquidité), c’est finalement l’excès de valorisation des actifs financiers, aussi bien des actions que des marchés obligataires.

La question qui se pose désormais est bien de savoir comment doivent réagir les taux longs aux renversements à venir des politiques monétaires (quand ils prendront forme). Il faut s’interroger sur deux points

Peut-il y avoir rapidement des renversements radicaux des politiques monétaires ?

Les conditions actuelles plaident-elles pour une remontée des taux longs ?

Ces deux questions trouvent leur réponse dans la croissance économique, et dans la soutenabilité de la reprise. Selon Larry Summers et Paul Krugman notamment, il est possible que l’économie américaine soit désormais entrée dans une phase de croissance durablement faible. Cette inquiétude est par ailleurs partagée par l’ancien président de la Fed, Ben Bernanke. Celui-ci rappelait néanmoins, lors du tout récent forum international d’Amundi (5 juin), « Je ne suis pas sûr de comprendre parfaitement le niveau actuel des taux longs, mais j’en comprends une partie : des économies à faible croissance ne peuvent pas générer des taux longs élevés ».

Des risques de déflation aux craintes de « grande stagnation »

Ce qui intrigue bon nombre d’observateurs, c’est la faiblesse de l’investissement et des gains de productivité malgré la reprise économique. Il semble bien difficile d’en identifier les causes précises, tant elles peuvent être multiples. Certains considèrent que cela est lié à la sévérité de la crise financière et à la faible disponibilité du crédit pour les nouvelles entreprises. D’autres évoquent la faiblesse de la demande interne, d’autres mettent l’accent sur les grandes tendances démographiques. Tout cela alimente les craintes de « grande stagnation » économique (great stagnation), ou « stagnation séculaire » (secular stagnation).

Si une économie n’arrive pas à accroître la quantité de facteurs de production, qu’elle n’investit pas dans l’éducation et qu’elle ne parvient pas à accumuler du capital productif, alors elle ne génèrera pas de croissance, à moins d’avancées technologiques. À long terme, le progrès technique s’avère être le principal déterminant de la croissance. En d’autres termes, toute baisse des capacités d’innovation entraîne inévitablement un déclin de la croissance potentielle.

Gordon (2012) a identifié six « vents de face » venant peser sur la croissance américaine, dont certains sont facilement transposables à bon nombre d’économies avancées (« Is US economic growth over ? Faltering innovation confronts the six headwinds », CEPR Policy Insight, n° 63. (voir également VoxEU.org, 11 septembre 2012)) :

• Le vieillissement de la population se traduit par une baisse du taux d’activité et un déclin des gains de productivité. Les baby-boomers se retirent graduellement de la vie active, les taux de natalité sont souvent trop faibles et l’allongement de l’espérance de vie maintient l’effet dépressif sur l’activité économique.

• La mondialisation exerce une pression à la baisse sur les salaires des pays avancés, conséquence de la concurrence des pays émergents et de la délocalisation industrielle. L’égalisation des prix des facteurs s’opère inévitablement au détriment des pays aux salaires les plus élevés, i.e. les pays avancés.

• Le désendettement du secteur privé et la nécessaire stabilisation de la dette publique vont enfin réduire revenu disponible et dépenses de consommation. Le retour de l’endettement public sur une trajectoire soutenable pèsera également sur le taux de croissance du PIB.

• Le plafonnement du niveau de scolarité a un impact négatif. La hausse continue des coûts de l’enseignement supérieur entraîne une forte hausse de l’endettement des étudiants et a tendance à ne pas inciter les populations à faible revenu à poursuivre leurs études.

• La montée des inégalités prive une majorité de la population des fruits de la croissance. Dans le contexte actuel, rien ne permet de penser que l’élargissement des écarts de revenus va s’interrompre.

• La gestion de la crise environnementale réduira graduellement le budget que les ménages consacrent aux autres postes de dépenses de consommation.

Selon les tenants de cette thèse, la Grande Récession aurait ainsi mis en exergue des changements importants (rendements décroissants pour les facteurs de production, l’éducation et le capital productif, mais aussi innovations technologiques insuffisantes), conduisant à une grande stagnation qui pourrait durer plusieurs décennies. L’idée d’une stagnation durable n’est pas nouvelle, elle a tendance à apparaître chaque fois que l’économie ralentit de façon durable. Elle fut populaire dans les années 1930, par exemple (Alvin Hansen, « Full recovery or stagnation ? » (1938)).

Quoi qu’il en soit, les conséquences d’une « grande stagnation » (ou plus simplement de voir l’économie souffrir de danger de grande stagnation) sont assez claires :

• des taux courts bas,

• des taux longs bas,

• des prix d’actifs élevés.

Paul Krugman, l’un des tenants de la thèse de grande stagnation mentionnait, lors du forum International d’Amundi : « C’est difficile de trouver d’où peut provenir la croissance économique. La période actuelle de faible croissance peut encore durer très longtemps ». « La « nouvelle normalité, c’est une situation de taux bas et de prix d’actifs élevés, et ceux qui croient en une normalisation des taux d’intérêt auront tort, c’est une quasi-certitude ».

Autrement dit, les craintes de voir les taux remonter sont faibles, tandis que les risques des actifs risqués deviennent de plus en plus asymétriques. La BCE a bien pris la mesure des risques de « déflation » et de « grande stagnation ».

La BCE annonce de nouvelles mesures pour favoriser le crédit aux entreprises et la croissance économique

Le 5 juin, la BCE a pris la décision d’assouplir une nouvelle fois sa politique monétaire. Plusieurs mesures ont été dévoilées :

• Une baisse du taux repo, qui passe de 0,25 % à 0,15 % ;

• Une baisse du taux de dépôt auprès de la banque centrale, désormais en territoire négatif, à -0,10 % (cela concerne entre 40 et 50 Mds d’euros qui, dans le meilleur des cas, se retrouveraient versés dans l’économie réelle, si les banques décidaient de les mobiliser en faveur de crédits aux entreprises) ;

• La fin de la stérilisation du programme SMP (cela concerne 165 Mds d’euros) ;

• Mise en place des préparatifs pour un programme d’achats d’ABS. On sait combien la BCE est attachée à la revitalisation de ce marché qui, contrairement à son homologue américain a bien traversé la crise financière (taux de défaut de près de 18 % aux États-Unis durant la crise financière contre moins de 2 % en Europe) ;

• Extension de certaines mesures techniques, dont les mesures relatives au collatéral, aux opérations normales de refinancement à une semaine (MRO)… ;

• La mise en place d’un nouveau LTRO ciblé, le T-LTRO (T pour Targeted). Ces opérations ciblées de refinancement à long terme permettront aux banques d’emprunter auprès de la BCE jusqu’à 7 % de l’encours total de leurs prêts au secteur privé non financier de la zone euro (hors mortgages). La BCE conduira deux T-LTRO successifs en 2014, le premier en septembre, et le second en décembre, à un taux de 0,25 %. La BCE les réservera exclusivement aux banques qui prêtent aux entreprises, celles qui justement (en l’occurrence les PME) n’ont pas accès au marché de capitaux et qui dépendent quasi exclusivement des banques. Si ces liquidités ne parviennent pas à ces entreprises, les banques seront sanctionnées dans les deux ans et devront rembourser les montants octroyés. Ce programme n’est pas très éloigné dans l’esprit – et même dans la forme – des programmes anglais (funding for lending) ou hongrois (funding for growth). Le but clairement affiché est de relancer le crédit et la croissance : « Cette fois, nous sommes déterminés à ce que ces sommes ne soient pas utilisées pour acheter des titres souverains », a déclaré avec fermeté Mario Draghi.

Comme le LTRO (qui avait permis de fournir à moyen terme de la liquidité aux banques et d’atténuer considérablement les craintes de faillites bancaires), et comme le programme OMT (jamais mis en place, mais dont la perspective avait éliminé les guerres de dépôts auxquelles se livraient les banques dans certains pays, notamment en Espagne), il y a lieu de penser que ce nouveau programme sera une étape majeure dans la politique de la BCE, autrement dit un game changer. Les marchés ne s’y sont pas trompés saluant ces nouvelles mesures.

On ne peut jamais présager de l’efficacité des mesures adoptées, mais le moins que l’on puisse dire, c’est que le T-LTRO est la mesure appropriée pour réduire la fragmentation du crédit bancaire et relancer le crédit aux PME, et que les expériences récentes menées en la matière ont eu les succès escomptés. Rappelons que le fait de voir l’ensemble du crédit progresser faiblement n’est pas nécessairement représentatif compte tenu du fait que bon nombre de grandes entreprises ont des liquidités, et que d’autres se financent via les marchés financiers et non via les banques (à titre d’exemple, il y a eu plus de 70 nouveaux émetteurs high yield en Europe depuis un peu plus d’un an). Ajoutons enfin que le timing de la BCE est excellent: vouloir orienter les crédits quand les banques ne font pas de crédit n’a pas grand sens. Mais aujourd’hui, compte tenu des meilleures conditions économiques, de l’amélioration des marchés de l’emploi, du pic atteint (ou quasiment atteint) sur les créances douteuses, du cycle très avancé du deleveraging, de la très nette amélioration des conditions de liquidités des banques et des bons niveaux de capitalisation, le T-LTRO pourrait bien représenter le coup de pouce que les économies attendaient.

Allocation d’actifs : croissance à long terme et actifs risqués, l’enjeu principal

Les taux longs américains sont passés de 3 % en début d’année à 2,5 % actuellement – 50pb), tandis que les taux allemands passaient de 1,92 % à 1,35 % (-57pb). Dans cet environnement, les spreads des pays périphériques se sont resserrés de 190pb pour le Portugal, de 74pb pour l’Espagne et de 60pb pour l’Italie et de 25pb pour la France. Ce qui intrigue vraiment, c’est la baisse des taux longs américains et allemands, qui auraient « normalement dû » remonter à la faveur de la croissance, mais aussi dans le cas de l’Allemagne à la faveur de la baisse de l’aversion au risque et des arbitrages vers les pays périphériques. Rien de tout cela. Alors, si cette baisse des taux longs est due à une révision de la croissance à long terme, on devrait s’attendre « normalement » à ce que les marchés d’actions subissent une forte correction. Non seulement ce n’est pas le cas (hormis le Japon et la Russie, les marchés d’actions des grands pays sont tous en territoire positif depuis le début de l’année), mais cela fait plus de 2 ans qu’il n’y a pas eu de correction de plus de 10 % aux États-Unis. Il faut noter que les indicateurs habituels de risque sur les marchés d’actions (hausse de la volatilité, hausse des taux d’intérêt, hausse des spreads de crédit, surinvestissement en actions et sous-investissement en cash…) ne sont pas en zone de danger. Même si les conditions actuelles ne plaident pas pour une immédiate et sévère correction sur les marchés d’actions, sans doute ne faut-il plus être trop gourmand à ce stade.

Au total, nous ne faisons pas de changement majeur dans notre allocation d’actifs, qui reste encore favorable aux actifs risqués… mais elle est tout de même de moins en moins agressive. Rappelons nos positions :

• Sur les actions, nous continuons de préférer la zone euro et l’Europe aux États-Unis, Japon et aux marchés émergents dans leur ensemble. Au sein de ces derniers, pays du Golfe, Mexique, Indonésie, Pérou et Grèce ont nos faveurs. Nous restons neutres sur Chine, Brésil et Turquie. La Russie, l’Afrique du Sud, la Malaisie , Taiwan ou le Chili font encore l’objet de sous- pondérations.

• Sur les obligations d’entreprises, il y a bien évidemment de moins en moins de valeur à extraire des spreads qui sans cesse se resserrent, mais le High Yield, les ratings autour des BBB et les financières gardent notre préférence.

• Sur les obligations souveraines, il y a encore du potentiel de resserrement des spreads contre Allemagne, et il est de plus en plus urgent de ne conserver que ce qui est liquide et à solvabilité non contestée. Non pas parce que nous croyons en la résurgence d’une crise bancaire ou de dette souveraine, mais tout simplement parce que seront de plus en plus légitimes les questionnements sur les excès de valorisation. On conserve une duration longue sur les pays du cœur de la zone euro (surtout l’Allemagne).

• En ce qui concerne les cours de change, nous conservons nos positions longues en USD, AUD et GBP, tout cela au détriment du JPY et du RUB notamment… et de l’EUR, mais à un degré moindre. Nous sommes redevenus longs il y a quelques semaines sur quelques grandes devises asiatiques dont la chute nous semblait excessive (INR, IDR, COP et KRW notamment).