par Stefan Hofrichter, CFA, Responsable du Département d’Analyse Economique et Stratégique chez Allianz Global Investors
Les actions américaines et allemandes ont atteint de nouveaux records historiques, tandis que d’autres marchés d’actions se traitent à des points hauts de plusieurs années. Les spreads obligataires, que ce soit sur les obligations d’entreprises, les obligations émergentes ou les emprunts d’État de la zone euro, continuent de se resserrer.
Les prix de l’immobilier, en particulier aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, ont amorcé un vif rebond dans le sillage de l’effondrement observé durant la crise financière, tandis que les marchés immobiliers en Asie bénéficient d’un rallye quasiment ininterrompu. Dès lors, ne serions-nous pas à l’aube d’une nouvelle bulle spéculative, voire pire, d’une série de bulles d’actifs, alimentée par une politique monétaire ultra-accommodante ?
Ces craintes sont partagées par de nombreux investisseurs. D’après nos analyses, les marchés financiers ne semblent pas afficher les caractéristiques propres aux bulles d’actifs, en dépit des niveaux surévalués de certains segments ou marchés régionaux. Cependant, il convient de suivre de très près l’évolution des marchés à l’avenir, dans la mesure où les politiques accommodantes des banques centrales sont susceptibles de donner naissance à d’importantes distorsions sur les prix des actifs à plus long terme.
Lorsque nous cherchons à identifier des bulles potentielles, nous nous basons généralement sur les caractéristiques partagées par la grande majorité des bulles spéculatives observées dans le passé et analysées en détail par Charles Kindleberger, le spécialiste de l’histoire économique, dans son ouvrage de référence « Manias, Panics, and Crashes ».
La condition sine qua non de toute bulle spéculative est l’existence d’une forte surévaluation d’un actif, dont la valeur s’éloigne significativement de ses fondamentaux et de sa moyenne historique. D’après Charles Kindleberger, les bulles d’actifs constituent rarement un phénomène isolé : elles se matérialisent généralement par une série de bulles successives ou simultanées. Si ce constat sur la valorisation peut sembler évident, la problématique est en réalité plus délicate eu égard au fait qu’il n’existe pas une mesure unique de la valorisation des actifs. En ce qui concerne les actions, nous privilégions le ratio prix/ bénéfices ajusté du cycle économique (ratio PE de Shiller1). Sur la base de cette approche, les actions internationales seraient raisonnablement valorisées à un niveau de PE d’environ 20. À cet égard, les actions européennes, en particulier au sein de la périphérie, semblent même bon marché.
Les actions émergentes se traitent de nouveau avec une décote par rapport aux actions des pays développés, et leurs valorisations ont touché un point bas inégalé depuis 2006. En revanche, les actions américaines et japonaises semblent surévaluées en termes de ratio PE de Shiller, ces deux marchés se traitant à des niveaux proches de 25. Toutefois, ces chiffres sont également à replacer dans un contexte plus général.
L’indice S&P 500 cote actuellement à des niveaux proches de ceux observés en 1966 et 1901, des périodes durant lesquelles l’indice a évolué dans des bornes relativement étroites sur plusieurs années. En 2007, les valorisations des actions américaines n’étaient que légèrement supérieures à leurs niveaux actuels. Cependant, l’effondrement des prix des actions qui a marqué les années suivantes ne s’explique pas par l’éclatement d’une bulle spéculative sur les marchés d’actions, mais davantage par l’éclatement d’une bulle immobilière. À l’heure actuelle, les niveaux de valorisation sur ces marchés sont largement inférieurs à ceux atteints durant la bulle techno de 2000. En 2000, l’indice S&P 500 se traitait à un niveau de ratio PE de 44 et évoluait depuis quatre ans bien au-delà des niveaux de valorisation actuels (une tendance qualifiée par Alan Greenspan « d’exubérance irrationnelle » en décembre 1996). Par conséquent, si les actions américaines sont loin d’être bon marché (à environ 1,25 écarts type de leur moyenne de long terme), elles ne sont pas pour autant, selon nous, à des niveaux caractéristiques d’une bulle susceptible de déclencher une correction des niveaux de prix nominaux. Cependant, en se basant sur l’évolution historique, les valorisations actuelles laissent présager de performances réelles inférieures à la moyenne sur les dix prochaines années.
En revanche, les actions japonaises ne semblent plus surévaluées si on les analyse à la lumière d’une autre mesure de valorisation, le ratio prix/valeur comptable (une mesure qui s’est avérée pertinente dans le passé pour l’analyse de ces actifs). Par conséquent, nous sommes d’avis que ces titres sont en réalité moins chers qu’ils n’y paraissent sur la base du ratio PE de Shiller. Ainsi, il nous semble que les actions n’ont pas atteint des niveaux caractéristiques d’une bulle spéculative, même aux États-Unis où les valorisations sont un peu excessives. Bien entendu, cela ne signifie pas qu’au sein des marchés d’actions, certains titres, secteurs ou thèmes n’ont pas été surachetés. Toutefois, au niveau de l’ensemble du marché, nous ne voyons pas de motif d’inquiétude.
Qu’en est-il des obligations ? Les emprunts d’État de haute qualité, tels que les bons du Trésor américains, les Gilts britanniques et les Bunds allemands génèrent un rendement largement inférieur à la croissance moyenne du Produit Intérieur Brut (PIB) nominal, qui constitue une référence de long terme d’après la théorie économique et l’expérience passée. Certes, les niveaux de rendement actuels s’expliquent par des taux directeurs proches de zéro imposés par les principales banques centrales à travers le monde. Cependant, sur la base d’une analyse à plus long terme, en intégrant une hypothèse de retour progressif vers la moyenne, ces trois marchés d’obligations souveraines présentent davantage un risque baissier qu’un potentiel haussier. Le marché baissier sur les obligations initié en mai 2013 s’est d’ores et déjà traduit par une certaine normalisation des prix. Si les marchés mentionnés ci-dessus restent surévalués, on ne peut pas en dire autant pour la plupart des produits de spread2.
Par rapport aux emprunts d’État, les produits de spread affichent toujours une valorisation raison- nable. Si l’on exclut les taux de défaut implicites intégrés dans les obligations d’entreprises, il ressort que le marché continue d’intégrer un taux de défaut large- ment supérieur à celui effectivement relevé dans le passé. Les obligations émergentes ne nous semblent pas non plus surévaluées sur la base de nos calculs. Les spreads des obligations libellées en devise forte sont peu élevés par rapport à leur moyenne de long terme, mais s’expliquent par une forte réduction des niveaux d’endettement souverains par rapport au passé. Les obligations libellées en devise locale offrent un surcroît de rendement attrayant, qui offre une certaine protection en cas de remontée des taux ou de repli des devises.
Qu’en est-il des prix de l’immobilier ? Aux États-Unis et au Royaume-Uni, les prix de l’immobilier ont rebondi depuis les points bas touchés il y a deux ans, suite à l’éclatement de la bulle. Sur la base de mesures de valorisation traditionnelles, notamment les ratios prix/ loyer ou prix/revenus, les prix de l’immobilier aux États-Unis semblent proches de leur juste valeur, tan- dis qu’au Royaume-Uni, les prix tels que publiés en août 2013 par The Economist seraient à peine surévalués. En revanche, les marchés immobiliers à Hong Kong (où les prix ont quasiment doublé sur les cinq dernières années), en Australie, en Nouvelle Zélande et au Canada sont largement surévalués. Il en va de même, mais dans une moindre mesure, en France et en Suède.
Sur la base des mêmes sources de données, les marchés immobiliers japonais et allemands seraient sous-évalués. Le constat serait le même en Chine sur la base du ratio prix/revenus (il convient de garder à l’esprit que cette analyse globale du marché n’exclut pas la possibilité que certains segments soient surévalués, notamment des grandes villes chinoises et allemandes). Au sein de plusieurs autres marchés, comme dans certains pays périphériques de la zone euro, les prix de l’immobilier sont à leur juste valeur. En synthèse, les prix de l’immobilier ont atteint des niveaux qui peuvent paraître préoccupants dans certaines régions, mais cette tendance n’affecte pas les principales économies mondiales. Il serait également très inhabituel que la même classe d’actifs fasse l’objet d’une envolée des niveaux de valorisation tout juste quelques années après l’éclatement d’une bulle.
Concernant les valorisations, il convient de garder à l’esprit que nous n’analysons que les grandes classes d’actifs au sein des principales régions. On ne peut exclure l’existence de bulles sur certains marchés niche, notamment sur les Bitcoins, le marché de l’art ou les frais de transfert des joueurs de football professionnels. La raison pour laquelle nous ne nous concentrons que sur les principaux marchés s’explique par la deuxième caractéristique des bulles spéculatives : les bulles d’actifs sont généralement associées à une hausse du crédit et de l’endettement du secteur privé. Les ménages et/ou les entreprises augmentent leur niveau d’endettement pour acheter directement l’actif concerné (dans le cas de l’immobilier dans les années 2000) ou financent par le crédit un boom économique qui a pour effet de gonfler indirectement les prix des actifs. Le second cas de figure a pu être observé notamment dans les années 1990 pendant la période qui a précédé la bulle techno.
Lorsqu’une bulle éclate, les investisseurs sont contraints de vendre en urgence des actifs financés par la dette, déclenchant ce faisant une spirale infernale sur les prix des actifs, avec des répercussions négatives sur le secteur financier et l’économie réelle. Si une bulle spéculative n’est pas financée par le crédit, ou reste confinée à un marché de niche de sorte que la hausse du crédit n’a que peu ou pas d’impact sur l’économie globale, toute correction du prix de l’actif concerné n’aura qu’une retombée et une pertinence limitées.
Comme indiqué dans notre « Global Strategic Outlook » du quatrième trimestre 2013, depuis l’éclatement de la bulle immobilière il y a quelques années, le niveau d’endettement du secteur privé au sein du monde développé a commencé à diminuer (et non à augmenter). Cela est particulièrement vrai aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Australie, ainsi que dans une moindre mesure à travers la zone euro. Seuls certains pays touchés par la crise financière (France, Portugal, Suisse) n’ont pas entamé un processus de désendettement. Au Canada, l’un des rares pays de taille à avoir échappé à la crise financière, le secteur privé continue d’accroître son ratio d’endettement. À ce titre, la remontée des prix des actifs à travers le monde développé (que ce soit sur les marchés d’actions, d’obligations ou immobiliers) ne répond guère à la définition de bulle spéculative, à l’exception peut-être des prix de l’immobilier au Canada. La situation est toute autre dans certaines économies asiatiques, notamment en Chine, à Hong Kong et à Singapour, où les niveaux d’endettement du secteur privé se sont fortement accrus au cours des cinq dernières années, à un rythme rappelant celui de l’apparition d’une bulle. L’essentiel de la hausse des ratios d’endettement du secteur privé s’explique par l’envolée du marché immobilier. Par conséquent, il convient de suivre de très près l’évolution au sein de la région, même si le marché immobilier chinois, le plus important localement, ne semble pas encore surévalué.
Certains facteurs, qui se traduisent traditionnellement par une forte croissance du crédit au sein du secteur privé, peuvent actuellement être observés, tout du moins au sein de certaines régions et sur certains segments de marché. Il s’agit en premier lieu des politiques monétaires ultra-accommodantes initiées à travers le monde. Ce constat ne s’applique pas uniquement au monde développé. Les pays émergents dont les devises sont liées aux devises fortes importent également, par voie de conséquence, ces politiques monétaires accommodantes de l’Ouest.
Cette situation est particulièrement visible en Chine. En deuxième lieu, la dérégulation des marchés financiers est généralement un signe précurseur d’une forte croissance du crédit. Bien entendu, la dérégulation est une tendance palpable et durable en Chine et au sein d’autres pays émergents et se matérialise notamment par la libéralisation du marché du crédit, l’introduction de nouveaux instruments financiers (les solutions de gestion de patrimoine sont en plein essor) et l’ouverture des marchés de capitaux qui facilitent les flux d’investissement. En revanche, au sein des pays développés, la tendance est davantage à la réglementation. En conséquence, le durcissement du cadre réglementaire des marchés financiers devrait limiter la croissance du crédit dans ces pays, ce qui n’est guère propice à l’émergence d’une bulle spéculative nourrie par le crédit.
Toutefois, cela ne signifie pas que l’accès au financement par la dette se détériore pour tous les acteurs à travers ces économies. En effet, sur les marchés des obligations d’entre- prises, la qualité des émetteurs et des émissions a commencé à se dégrader. Des émetteurs de moindre qualité émettent sur le marché, tandis que les obligations PIK ainsi que les émissions à covenants allégés sont de plus en plus répandues. Jeremy Stein, membre de la Fed, a relevé cette tendance en début d’année. Nous remarquons également que les entreprises américaines ont commencé à relever leurs niveaux d’endettement. Dans l’ensemble, ces opérations ont servi à financer des rachats d’actions. Il s’agit d’une évolution qu’il convient de suivre de près, mais tant que les valorisations des marchés des obligations d’entreprises (mesurées par les spreads et non par les ni- veaux de rendement absolus) restent en ligne avec les fondamentaux, nous ne voyons pas de raison majeure de nous inquiéter à ce stade.
Enfin, la tendance des acteurs du secteur privé à recourir à l’endettement et à gonfler leur bilan permet non seulement d’apprécier leur accès au crédit, mais également de mesurer leur confiance dans l’avenir. Lorsque les bulles enflent, la confiance peut aller jusqu’à friser l’excès. Les entreprises et les ménages anticipent généralement un boom économique durable et estiment que les niveaux élevés des prix des actifs sont justifiés par l’émergence d’une « nouvelle ère ». A cet égard, il suffit de se rappeler l’engouement qui avait entouré l’apparition du téléphone mobile et d’internet il y a environ quinze ans, ou encore la conviction que les rendements obligataires resteraient indéfiniment à des niveaux extrêmement faibles, du fait de l’épargne excessive en Chine, soutenant les prix de l’immobilier et des actifs des pays périphériques de la zone euro. Ces exemples ne vont pas sans rappeler certaines des perceptions qui semblent émerger actuellement parmi les investisseurs.
En effet, à tort ou à raison, les investisseurs semblent penser que les ré- formes annoncées en Chine ouvriront la voie à une croissance plus stable et équilibrée, rendant particulièrement attrayants les actifs chinois et ceux directe- ment liés à la région (tels que les actifs de Hong Kong). Dans la même veine, la politique Abenomics pourrait produire tous les effets escomptés ; aussi, les actions japonaises devraient s’apprécier et tirer à la hausse d’autres marchés asiatiques. En revanche, il y a claire ment un manque d’enthousiasme à l’égard de l’évolution au sein du monde développé. La révolution des gaz de schiste pourrait affecter fortement le sentiment des investisseurs, en particulier aux Etats-Unis. Les efforts engagés pour renforcer l’union monétaire pourraient également inciter les investisseurs à revoir leur perception de la zone euro et faire preuve de plus d’optimisme.
Pour le moment, cette transition n’a pas encore eu lieu. En tout état de cause, les niveaux élevés des prix des emprunts d’Etat aux Etats-Unis et en Europe ne peuvent guère être associés à un regain d’optimisme de la part des investisseurs. Au contraire, les marchés craignent que la croissance reste durablement inférieure à la moyenne. En d’autres termes, l’appréciation des bons du Trésor américains, des Bunds allemands et des Gilts britanniques n’est pas constitutive d’une bulle. Ces actifs sont tout simplement surévalués.
Quelle conclusion pouvons-nous tirer de cette analyse des bulles potentielles ? Si les prix de certains actifs semblent effectivement élevés au sein du monde développé, on ne peut pour autant estimer qu’ils ont atteint des niveaux caractéristiques d’une bulle. En effet, les valorisations ne sont pas excessives, tandis que le taux d’endettement du secteur privé a davantage tendance à baisser qu’augmenter. Au sein des pays émergents, et plus particulièrement en Asie, l’essor du crédit reste source d’inquiétude. Toutefois, hormis quelques exceptions (à l’instar du marché immobilier à Hong Kong), les prix des actifs liquides nous paraissent toujours conformes aux fondamentaux. Cependant, dans un contexte de politique monétaire durablement accommodante, il convient de rester vigilant face à l’apparition de potentielles bulles spéculatives à travers le monde.
NOTES
- Le Price Earning Ratio (PE) ou « ratio cours sur bénéfices » se calcule en divisant la capitalisation boursière par le résultat net, ou en divisant le cours d’une action par le bénéfice net par action. Le Shiller P/E Ratio utilise les résultats nets enregistrés au cours des dix dernières années (ajustés par l’inflation), afin de mieux tenir compte des cycles de l’économie, sans toutefois plonger trop en arrière dans le passé.
- Spread est un mot anglais utilisé en finance qui désigne de manière générale, l’écart ou le différentiel entre deux taux.