par Jean-Marie Mercadal, Directeur des stratégies d’investissement OFI Holding, et Eric Bertrand, Directeur général délégué en charge des gestions chez OFI AM
Les indices boursiers ont largement effacé la crise et atteint de nouveaux sommets. Le rebond économique lié à la « réouverture » est très puissant, si bien que le monde va retrouver dès cette année le niveau d’activité de 2019. La crise semble donc derrière nous de ce double point de vue. Plusieurs questions se posent désormais : comment financer les stocks de dettes ? La croissance potentielle des pays s’est-elle accrue ? Le regain d’inflation est-il seulement conjoncturel ? Les politiques des Banques Centrales vont-elles se normaliser et conserver la confiance des marchés ? La zone Euro va-t-elle se réformer et comment ? Quel scénario envisager dans ce contexte, et quelle stratégie d’investissement adopter ?
Près de trois semaines après le « nouveau ton » de la Fed qui a annoncé plus ou moins la fin de l’ère monétaire très expansionniste et le retour à une certaine normalisation de sa politique à terme, les marchés actions ont atteint de nouveaux sommets alors que les rendements obligataires sont restés étonnamment stables. Ceci contraste grandement avec les épisodes précédents de 2015 et 2018, quand la Reserve fédérale américaine avait annoncé un « tapering »(1) à venir, qui avait été suivi de phases de remontée des taux et de turbulences à Wall Street. Il n’en est rien cette fois-ci.
La période actuelle semble se caractériser en effet par une double confiance : dans la reprise très puissante de l’activité économique, liée à la frénésie de la réouverture, et envers les Banques centrales, soutien ultime. L’éventualité d’un retour de l’épidémie lié à de nouveaux variants, qui commence à engendrer quelques mesures de restriction (Australie, Portugal…) ne semble pas inquiéter les marchés à ce stade. Il est vrai que le rebond de la croissance est plus puissant qu’anticipé : la croissance de l’économie américaine atteindra près de 7 % cette année et près de 4 % l’année prochaine. Celle de la zone Euro, probablement près de 5 % et encore 4 % l’année prochaine. La dynamique semble s’atténuer quelque peu en Chine mais le pays n’avait pas connu de récession en 2020 et le rebond avait été également très fort. Le niveau d’activité mondiale de 2019 est donc sur le point d’être dépassé et le rebond devrait se poursuivre.
Les finances publiques, déjà en situation délicate, se sont en revanche largement dégradées durant cette crise. Les niveaux de dettes/PIB dépassent désormais le seuil de 100 % dans de nombreux grands pays, dont les États-Unis et la France autour de 115 %/120 %. Dans ces conditions, il semble impossible de revenir à des niveaux « acceptables » uniquement par des politiques « de rigueur », surtout dans les conditions sociales et sociétales potentiellement instables actuellement dans la plupart des grands pays. C’est une des conséquences principales de ce « monde d’après » : la dette a été en quelque sorte stérilisée par les Banques Centrales et, plutôt que de la réduire, il faut encore investir dans le but d’accroître la croissance potentielle des pays (infrastructures, réseaux de télécommunications…). Le but est également d’accélérer la transition vers une économie décarbonée et, dans une certaine mesure, de relocaliser des industries afin de limiter les risques d’approvisionnement et limiter l’empreinte écologique. En échange de ces services rendus, les États demanderont davantage de contribution en impôts de la part des entreprises et des plus riches. Le fait que les États-Unis soient d’accord pour faire payer une taxe minimale de 15 % aux entreprises multinationales a suffi à débloquer ce dossier. Il semble donc que nous entrons dans un monde où la pression fiscale devrait s’accroître globalement, de même que la régulation.
Le problème, c’est qu’en zone Euro, tout le monde n’est pas sur cette ligne de gestion des finances publiques. Il est vrai que les situations ne sont pas homogènes, particulièrement entre l’Allemagne et les pays du Sud de la zone, dont la France. Le niveau de dettes/PIB n’est en effet que de l’ordre de 70 % outre Rhin. Ce manque d’homogénéité risque de redevenir assez rapidement un sujet pour les marchés. D’une part parce que la BCE va bientôt rendre publiques les conclusions de ses travaux sur sa « vocation », uniquement centrée jusqu’à présent sur la maîtrise de l’inflation, posture héritée de la Bundesbank. Et, d’autre part, à l’occasion des élections générales en Allemagne qui auront lieu fin septembre prochain. Il est intéressant de noter de ce point de vue que l’Union chrétienne-démocrate (CDU) vient de gagner 10 points dans les sondages d’opinion, au détriment des « verts », et que ce sujet d’une gestion orthodoxe des finances publiques au sein de la zone leur tient à cœur. C’est un sujet structurel qui pourrait ainsi redevenir d’actualité, surtout que des débats devraient également s’ouvrir à propos d’un nouveau pacte de stabilité, maintenant que les critères de « Maastricht » – qui avaient été définis à la création de l’Euro – ont été largement dépassés et sont hors d’atteinte. Nous pourrions ainsi assister au retour du concept de « risque pays » au sein de la zone Euro à la rentrée.
L’un des sujets majeurs des prochains mois sera également la perception qu’auront les marchés vis-à-vis du retour de l’inflation, avec la question de son caractère plus structurel ou seulement conjoncturel lié à des goulets de production ponctuels consécutifs à la réouverture alors que les systèmes de production avaient été désorganisés. Pour l’instant nous n’avons pas la réponse, et c’est la raison pour laquelle il conviendra de suivre les indicateurs au cours des prochains mois. Est-ce qu’un monde post Covid-19 de relocalisations et d’économie plus verte est plus inflationniste ? En partie oui. Le coût de la tonne carbone a plus que doublé ces derniers mois, et cette tendance à la hausse devrait se poursuivre dans les prochains mois. Les investissements massifs dans l’électrification des moyens de locomotion et de production auront un coût industriel très important. Par ailleurs, la réduction des investissements dans l’exploration pétrolière peut amener le baril à plus de 100 $. Bref, cela créera des tensions. Est-ce que les entreprises vont les répercuter dans les prix ? Pour l’instant, les marchés ont l’air de penser que non. Si nous n’avons pas encore de conviction profonde sur son caractère structurel, nous pensons néanmoins que ce regain constaté d’inflation pourrait persister quelques mois et finir par peser, au moins partiellement, sur les marchés obligataires.
Dans ce contexte, l’évolution récente de la courbe des taux américaine peut paraître étonnante. Historiquement et logiquement, durant les phases de reprise économique, la courbe des taux a tendance à se « pentifier » par une remontée des taux longs qui précède la remontée des taux directeurs qui accompagne la reprise économique et qui permet d’éviter des phénomènes de surchauffe. Cette fois-ci, si les taux intermédiaires à 2 ans se sont logiquement tendus en anticipation de ce durcissement monétaire probable, les taux longs se sont détendus, ce qui serait plutôt le signe d’un aplatissement de courbe des taux qui préfigure un pic de cycle économique. Plusieurs pistes de réflexion sur ce sujet mais pas encore de réponse claire pour l’instant. La première piste est que, finalement, nous sommes peut-être en fin de cycle. Avant la Covid-19, le cycle américain était le plus long de l’après-guerre et l’épisode de l’épidémie ne constitue donc qu’une parenthèse, qui a créé des dettes nécessaires, mais qui sont absorbées par la création monétaire des Banques Centrales. Donc, peut-être que les tensions actuelles sur les prix résultent d’une situation de surchauffe de fin de cycle qui préfigure donc un ralentissement une fois l’effet rattrapage passé. La deuxième piste avait déjà été évoquée dans notre précédente publication du mois dernier : une coopération bienveillante entre des États encore davantage endettés et les Banques Centrales. Cela signifie donc la persistance de taux réels négatifs pour longtemps, et donc l’érosion du pouvoir d’achat du porteur d’obligations. Et dans cette perspective, les choix d’allocation d’actifs deviennent très réduits car les obligations constituent d’ordinaire une composante essentielle de la construction des portefeuilles. Il semble donc naturel que les actions soient à ces niveaux élevés car elles apparaissent nettement plus attractives en relatif pour le long terme, même si nous anticipons des mouvements plus erratiques et plus volatils à court terme.
Taux d’intérêt : le marché ne croit pas au taux d’intérêt de long terme donné par la Fed
La Fed, par l’intermédiaire de son Président, Jerome Powell, a indiqué que les membres du FOMC (Federal Open Market Committee) allaient « bientôt » fournir des éléments sur un éventuel changement de rythme du programme d’achat d’actifs. Une annonce qui introduit à demi-mot le sujet du « tapering »(1) et qui a été accompagnée par la projection d’une première hausse des taux directeurs dès 2023. Le marché a réagi, logiquement, par un mouvement d’aplatissement des courbes de taux, classique dans une telle phase de politique monétaire. En revanche, le niveau absolu des taux longs autour duquel se fait ce mouvement (1,50 %) est plus étonnant, assez nettement inférieur au taux terminal projeté à 2,50 %. Il faut donc en conclure que le marché ne croit pas, pour le moment, à l’atteinte de ce niveau de taux en fin de cycle.
Dans ce contexte le risque reste – selon nous – à la hausse sur le taux 10 ans américain plutôt qu’à la baisse, avec un objectif proche de 2 % d’ici la fin de l’année, du fait de la « réouverture » des économies et de l’incertitude sur la persistance de l’inflation au-delà de l’horizon « temporaire » indiqué par les Banques centrales.
Sur cette question de la hausse des prix, en projetant le relèvement de ses taux directeurs dès 2023 alors même que ceux de l’inflation ne sont que légèrement au-dessus
de l’objectif à cet horizon, la Fed a réduit les attentes des investisseurs, qui ont ajusté leurs positions à la baisse. Cet ajustement ne veut pas dire que le sujet soit définitivement derrière nous et qu’il ne continuera pas à apporter de la volatilité sur les taux d’intérêt à long terme dans les prochains mois.
En zone Euro, la BCE reste très défensive et ne souhaite surtout pas dégrader les conditions financières dans cette phase de rebond économique. La hausse à venir de l’offre sur le marché de la dette d’État (y compris via l’Union européenne et le financement de son programme « Next Generation »), ainsi que le mouvement que nous anticipons sur les taux américains, nous incitent à penser que le taux 10 ans allemand devrait progresser vers le niveau de 0 % d’ici à la fin d’année.
Les « spreads »(2) restent très stables et sur des niveaux serrés sur l’« Investment Grade » comme sur le « High Yield ». Nous ne voyons pas de grand mouvement dans les prochains mois, compte tenu de notre scénario de hausse de taux mesuré aussi bien en termes de vitesse que d’ampleur. Un contexte favorable au portage, qui justifie une hausse de l’exposition sur le « High Yield » en cas d’écartement temporaire des primes.
Actions : un semestre record
Avec des progressions avoisinant les 15 % de part et d’autre de l’Atlantique, et même 20 % pour notre indice national en tenant compte des dividendes versés, les marchés actions connaissent l’un des plus beaux semestres de leur histoire. Avec des ratios de capitalisations cours/bénéfices prévisionnels de 16 pour 2022 en Europe et 20 aux États- Unis, les marchés actions ne peuvent pas être considérés comme « bon marché » si l’on se réfère à la moyenne historique de leur valorisation. Néanmoins, les actions s’évaluent certes par rapport à leurs bénéfices futurs mais aussi par rapport au niveau des taux d’intérêt à long terme et, sur ce point, le niveau toujours modéré de ces derniers, surtout en Europe, est un puissant atout. En insistant sur ce point, nous comprenons aisément que l’évolution du niveau des taux d’intérêt sera l’élément déterminant de la poursuite de la bonne tenue des marchés actions.
Les semaines à venir vont marquer le début des publications des résultats semestriels. Nous ne devrions pas avoir de mauvaises surprises si l’on se fie aux discours des chefs d’entreprises qui semblent avoir une excellente visibilité sur leur activité, aussi bien pour l’année en cours que pour l’année prochaine. La question qui se posera sera de savoir si la hausse continue des matières premières, avec en premier lieu l’envolée de l’or noir et quelques tensions salariales dans certains secteurs, seront susceptibles ou pas d’altérer les profits.
D’un point de vue sectoriel, la surperformance des secteurs cycliques/value par rapport aux valeurs « défensives » observée en début d’année s’est complètement effacée à la suite de l’accalmie des taux d’intérêt à long terme américains. Une nouvelle appréciation, même modeste, de ces derniers devrait néanmoins réanimer ce mouvement.
Notre scénario central
Le premier semestre s’achève sur une très belle performance des actions sur fond de taux d’intérêt sous contrôle des Banques Centrales. L’économie se réouvrant, la Fed a commencé à évoquer la réduction de sa politique très accommodante dans les trimestres qui viennent. Les marchés ont très bien accueilli cette nouvelle pour l’instant. La période qui s’ouvre maintenant devrait être plus incertaine de notre point de vue. L’évolution de l’inflation, des politiques budgétaires ou de l’épidémie pouvant changer la donne.
En conséquence, nous conservons notre position neutre sur les actions dans nos allocations stratégiques avec l’idée qu’une phase plus volatile sur les marchés permettra de se repositionner sur des niveaux plus attractifs.
En effet, l’ensemble des mesures de relance annoncées dans les différents États offre des perspectives positives pour les trimestres à venir… tant que les investisseurs seront rassurés par la politique des Banques Centrales pour gérer le niveau des taux d’intérêt.
NOTES
(1) Tapering : réduction des programmes d’achat.
(2) Spread : écart de taux.