par Patrick Artus, directeur de la recherche et des études économiques de Natixis
Dans beaucoup de pays, le débat sur la répartition de la charge entre les salariés et les actionnaires dans la crise est vif. Le "capitalisme financier", où la gestion des entreprises est asservie aux intérêts des seuls actionnaires, est fortement critiqué.
Nous voulons regarder ici objectivement comment se répartit la charge due aux récessions entre les salariés et les actionnaires lors des récessions.
Il faut tenir compte :
• du côté des salariés, de l'évolution des salaires et de l'emploi ;
• du côté des actionnaires, de celle des dividendes et du rendement du capital ; éventuellement, c'est un point de débat, de celle des cours boursiers.
La question se pose aussi de savoir si, dans les récessions, il n'y a pas une chute excessive de l'autofinancement, qui compromettrait les capacités à investir des entreprises, en raison du maintien de dividendes élevés. Nous regardons la situation globale aux Etats-Unis et en France, et, de façon plus précise, la situation des grandes entreprises cotées (en France et aux Etats-Unis). On voit :
• que pour toutes les entreprises, cotées ou non, la priorité jusqu'à présent a été le soutien des dividendes, au détriment des salaires et surtout de l’autofinancement, donc de l'investissement ;
• que pour l'ensemble des entreprises, le poids de l'ajustement, dans les récessions, porte beaucoup plus sur les salaires que sur les profits aux Etats-Unis, est plus équilibré en France.
Le problème le plus grave pour l'économie est donc le sacrifice de l'autofinancement aux dividendes, qui est de plus illogique : pourquoi les dividendes ne supporteraient-ils pas le risque cyclique ?
1 – Partage des revenus lors des crises
Nous allons regarder les évolutions observées lors de la récession de 2001-2003 et celles observées depuis le début de cette récession.
On peut regarder les évolutions :
• des profits après intérêts et distribution de dividendes (autofinancement) ;
• du rendement du capital ;
• des dividendes ;
• des bénéfices par action ;
• des salaires réels par tête, de l'emploi, de la masse salariale.
1.1 – Etats-Unis
Aux Etats-Unis, on a observé entre 2001 et 2003 et depuis 2007 :
• un recul modéré du taux de profit ;
• la stabilité des dividendes versés ;
• une croissance des salaires réels inférieure à celle de la productivité ;
• un recul important de l'emploi et de la masse salariale ;
• une baisse limitée des résultats des sociétés cotées et du rendement du capital.
La charge des récessions pèse donc essentiellement sur les salariés aux Etats-Unis.
1.2 – France
En France, la profitabilité baisse tendanciellement depuis 2003, ce qui n'est pas lié au cycle, et les dividendes ne faiblissent que peu dans les récessions. Les salaires réels reculent moins que la productivité dans les récessions et les salaires résistent mieux qu'aux Etats-Unis, ce qui explique sans doute un recul plus violent des bénéfices par action et du ROE.
La charge des récessions pèse donc de façon plus équilibrée sur les salaires et les profits en France qu'aux Etats-Unis, avec, comme aux Etats-Unis, une résistance des dividendes qui implique que c'est surtout l'autofinancement qui est affecté.
2 – La question du rendement des actions
Nous avons regardé ci-dessus le partage du PIB entre autofinancement, dividendes et salaires lors des récessions.
Mais on peut soutenir que la rémunération des actionnaires n'est pas liée aux seuls dividendes mais au rendement global de la détention d'actions, qui chute dans les récessions avec le recul des indices boursiers.
Avec la chute des capitalisations boursières, les rendements des actions sont fortement affectés (ils tombent, sur un an, à -30% à 2001-2002, -40% au début de 2009).
3 – Le cas des grandes sociétés cotées
Nous regardons maintenant ici le cas particulier des grandes sociétés cotées (S&P et CAC), dont le comportement peut différer fortement de celui de l'ensemble des entreprises.
Aux Etats-Unis, les profits chutent violemment entre 2000 et 2002, alors que les dividendes continuent à augmenter, que les investissements reculent fortement de 2001 à 2003; que l'emploi est seulement stabilisé.
En France, la chute des profits de 2000 à 2002 est considérable, alors que les dividendes continuent à progresser, que l'investissement baisse de moitié entre 2000 et 2003 et que l'emploi recule.
On voit clairement, pour les grands groupes cotés, que le maintien des dividendes est la première priorité, ce qui conduit à un ajustement à la baisse de l'autofinancement et de l’emploi.
4 – Quel message ?
Y a-t-il une anomalie dans la répartition de l'effort entre actionnaires et salariés au moment des crises (nous avons regardé les cas des Etats-Unis et de la France) ? Nous avons examiné, au niveau macro-économique et pour les grandes sociétés cotées les évolutions des profits, des dividendes, de l'emploi, des salaires, de l'autofinancement.
On peut conclure :
• que pour toutes les entreprises, cotées ou non, la priorité jusqu'à présent a été le soutien des dividendes, au détriment des salaires et surtout de l'autofinancement, donc des investissements ;
• que pour l'ensemble des entreprises, le poids de l'ajustement porte beaucoup plus, lors des récessions, sur les salaires que sur les profits aux Etats-Unis, alors que le partage est plus équilibré en France.
Le problème le plus grave pour l'économie est donc le sacrifice de l'autofinancement aux dividendes.