par Raphaël Gallardo, Stratégiste Pôle Investissement et solutions clients chez Natixis AM
Malgré l’accumulation des tensions géopolitiques (Irak, Libye, Russie), les prix du pétrole ont perdu plus d’un tiers de leur valeur depuis leur sommet à 115$ à la fin du mois de juin. Si cette baisse est une bonne nouvelle pour les consommateurs occidentaux, il convient néanmoins d’analyser ce phénomène dans son contexte global pour en tirer des conclusions sur l’allocation d’actifs.
Il est vrai que la baisse du prix du pétrole agit, sur le pouvoir d’achat des ménages occidentaux, comme une baisse de TVA, en ce sens qu’elle libère du pouvoir d’achat sur un poste de dépenses difficilement compressible. Mais il convient de se poser la question si cette baisse du pétrole correspond à un développement endogène ou exogène à la situation conjoncturelle mondiale.
Dans le cas d’un choc exogène, l’apparition de nouvelles technologies d’extraction par exemple, une baisse des prix pétroliers est sans équivoque positive pour la croissance et les marchés financiers (à l’exception, bien sûr, des actions des sociétés pétrolières). Mais, dans le cas présent, la chute des cours trouve son origine dans la baisse des perspectives de croissance de la demande mondiale de pétrole, notamment par les pays émergents. Ainsi, la baisse des cours du brut est plus le symptôme d’une détérioration des perspectives de croissance mondiale qu’un choc positif sur l’économie mondiale. Elle agit comme un amortisseur naturel à ce ralentissement de la demande, mais sans pour autant l’annuler entièrement. Notamment, dans le cas des Etats-Unis, le revenu réel domestique dégagé par la baisse de prix du pétrole serait entièrement annulé par une baisse de 2.5% des exportations américaines, ce qui semble faible au regard des révisions en baisse de la croissance mondiale.
Cependant, la violence de la baisse des cours peut surprendre, quand on compare l’actuelle correction avec le précédent épisode de doutes sur la croissance de la demande des pays émergents, notamment de celle de la Chine, au premier semestre de l’année 2012. C’est là qu’entrent en jeu les considérations macro- financières sur la fixation des prix du pétrole. La grande différence entre ces deux épisodes est qu’en 2012, les taux longs réels américains étaient sur une pente descendante (programme d’assouplissement quantitatif de la Fed), alors qu’ils sont sur une tendance légèrement haussière aujourd’hui. La règle d’Hotelling explique intuitivement le lien qui existe entre taux réels et prix d’une matière première épuisable et stockable (ce qui est le cas du pétrole): en période de taux réels faibles, les producteurs valorisent mieux leur rente minière en conservant leurs stocks de matières premières sous terre, ce qui fait monter les prix par faiblesse de l’offre, plutôt qu’en les exploitant pour les vendre sur le marché à un prix faible, et placer leurs revenus à des taux d’intérêt réels bas. (Les données illustrent) cette corrélation négative entre prix du pétrole et taux longs réels américains.
Par ailleurs, le raisonnement d’Hotelling doit être étendu à la dimension cambiaire. En effet, les producteurs de pétrole perçoivent des revenus en dollar, qui est la devise dans laquelle est libellée la plupart des marchés de matières premières. Les gros pays producteurs (Moyen Orient, Russie) ont par ailleurs un taux d’épargne élevé, qui sert à lisser dans le temps les revenus de leurs rentes minières. Ils disposent donc de flux de revenus conséquents en dollars dont une partie est épargnée et donc doit être placée sur les marchés financiers. Ces pays disposent déjà de très importantes réserves de change en dollars, et cherchent, en marginal, à réduire leur dépendance au billet vert. Lorsque les prix du brut sont élevés, la diversification de l’épargne en dollars des pays pétroliers vers d’autres monnaies crée donc un flux vendeur de dollars sur le marché des changes. Dès lors, se crée une corrélation également inverse entre prix du pétrole et taux de change du dollar.
L’accélération à la baisse du pétrole peut dès lors être reliée à l’ascension rapide du dollar depuis le début de l’été. Celle-ci trouve son origine dans le découplage monétaire entre les Etats-Unis et le reste des pays développés. Alors que l’économie américaine affiche des taux de croissance de 3% et s’approche à grand pas du plein emploi, ce qui justifie une normalisation de la politique de la Fed, la zone euro et le Japon sont soumis aux dangers d’une déflation potentiellement corrosive pour la soutenabilité de leurs dettes privées et publiques. Tandis que la Fed s’interroge sur le bon timing de ses premières hausses de taux, la BCE et la Banque du Japon ont annoncé ces derniers mois leur intention d’accroître significativement la taille de leurs bilans afin de peser sur l’ensemble de la courbe des taux. Ces opérations ont pour but explicite (dans le cas du Japon) ou implicite (dans le cas de la BCE), de peser à la baisse sur la monnaie nationale contre dollar. La Banque Nationale Suisse applique déjà un plafond à l’appréciation du franc suisse contre euro. La Banque d’Angleterre et la Riksbank suédoise envisagent elles-aussi des interventions de change pour se prémunir d’une appréciation excessive de leurs monnaies contre une monnaie unique européenne tirée vers le bas par le laxisme assumé de la BCE. Jusqu’à présent, la Fed n’a au contraire pas communiqué significativement sur le niveau du dollar, laissant le billet vert comme le principal vecteur contre lequel la faiblesse de l’euro pouvait s’exprimer. Cela explique la violence du mouvement d’appréciation du dollar, et, corrélativement, l’exagération à la baisse du prix du baril de brut. Le dollar est donc, pour l’heure, la victime des premiers accrochages d’une ‘guerre des monnaies’ potentielle entre pays du G7. En outre, cette corrélation dollar-pétrole se double d’une boucle auto-renforçante: les assouplissements monétaires européens et japonais poussent le dollar à la hausse, affaiblissent le pétrole, ce qui fait baisser l’inflation européenne et japonaise, et fournit un prétexte à ces mêmes banques centrales pour assouplir davantage leurs politiques monétaires. Il s’agit là de l’image inversée de la boucle dollar-pétrole de l’année 2008.
La baisse du pétrole procède donc d’un phénomène réel (la révision en baisse de la demande mondiale d’énergie), mais nous semble amplifiée par des phénomènes macro-financiers obligataires (remontée des taux réels américains) et cambiaires (appréciation du dollar). Dès lors, il faut en limiter la signification sur l’état de la croissance mondiale – la baisse du baril nous semble largement exagérer le coup de froid sur la croissance mondiale-, et donc ne pas en tirer une vision trop pessimiste sur la valorisation des actifs risqués. En outre, le baril pourrait trouver une valeur de rebond dès que le billet vert inversera sa trajectoire haussière. La fin de partie pourrait donc être sifflée par l’administration Obama jugeant que le billet vert ne doit pas porter seul le fardeau de l’ajustement des économies européenne et japonaise. Le secrétaire au Trésor américain Jack Lew s’est déjà exprimé en ce sens. Le pétrole risque donc de connaître une trajectoire heurtée en 2015, au gré des passes d’armes de la guerre des changes.