par Bénédicte Kukla, Senior Investment Strategist chez Indosuez Wealth Management
Tensions géopolitiques, achats anticipés, déconnexion entre enquêtes de sentiment et données économiques, surtout aux États-Unis : jamais il n’a été aussi complexe de lire l’environnement macroéconomique. L’incertitude n’est plus une simple caractéristique du cycle ; elle en devient la force dominante. C’est donc avec prudence, et une certaine audace, que nous tentons d’anticiper la suite, conscients des nombreux risques baissiers, mais aussi des moteurs haussiers encore actifs.
La promesse d’un « Liberation Day » par le pré- sident Trump a laissé place à un climat de paraly- sie. Plutôt que de restaurer la visibilité, ce début avril renforce la confusion. Les entreprises, les ménages et les décideurs évoluent désormais dans un monde influencé davantage par la politique que par les fondamentaux économiques.
L’économie américaine : point de départ solide, visibilité brouillée
La situation américaine illustre parfaitement cette opacité. Si certains accords commerciaux pourraient amortir le choc à terme, les hausses tarifaires pèsent déjà sur l’investissement et la confiance. Nous anticipons désormais un taux moyen de 15 % sur les importations, contre 10 % prévus il y a un mois, mais bien inférieur au taux effectif estimé à date (à plus de 25 %2 ).
Cela nous amène à revoir nos prévisions de croissance : 1,5 % pour 2025 (contre 1,9 % prévu en mars) et 1,6 % pour 2026 (contre 1,9 %). En cause: incertitude persistante, des conditions financières plus tendues (baisse des marchés actions, crédit plus coûteux) et perte de pouvoir d’achat des ménages liée aux droits de douane. Cela dit, la consommation tient bon : les ménages restent en bonne santé financière, avec une richesse nette à des niveaux record. Comme souvent ces dernières années, le comportement des consommateurs diverge des indicateurs de sentiment.
Côté inflation, nous ajustons nos prévisions à la hausse : 3,4 % en 2025 (contre 2,9 %) et 2,9 % en 2026 (contre 2,7 %), sous l’effet des importations plus chères. Les attentes d’inflation des ménages atteignent 3,6 % selon la Réserve fédérale (Fed) de New York, leur plus haut niveau depuis fin 2023, bien que les attentes à long terme demeurent relativement stables. La Fed adopte une posture d’attente, mais si l’économie ralentit comme prévu, deux baisses de taux restent envisageables d’ici fin 2025, ce qui ramènerait le taux directeur à 4 %.
Les risques macroéconomiques sont nombreux. La guerre commerciale de Donald Trump n’est pas terminée, avec un nouveau chapitre d’accords commerciaux à venir. De plus, le président n’a pas encore introduit de réductions d’impôts ni de mesures de déréglementation. À court terme, les risques restent orientés à la baisse, avec des conditions financières plus strictes, des coûts intrants des entreprises plus élevés et un possible désancrage des attentes d’inflation. Avec des fondamentaux de consommation intacts et un marché du travail qui continue de montrer des signes de résilience, l’économie américaine reste solide face à cette nouvelle crise — mais loin d’être immunisée.
La zone euro – ondes de choc et relance européenne
En Europe, les répercussions de la politique commerciale américaine se font déjà sentir, en particulier sur une économie encore convalescente et fortement tournée vers l’export. La croissance 2025 est revue à la baisse à 0,5 % (contre 0,8%), mais nous maintenons 1,6 % pour 2026, avec prudence. Le moteur industriel du continent se trouve à l’épicentre de cette turbulence.
La hausse de 1,1 % de la production industrielle en février est éclipsée par la forte volatilité du commerce extérieur. Les importations ont bondi de 8 % en janvier, résultat d’un effet d’anticipation face aux hausses tarifaires à venir, ce qui pourrait peser sur le PIB au premier semestre. Les secteurs automobile, chimique et sidérurgique sont particulièrement vulnérables. Le manque de visibilité sur la politique américaine alimente le pessimisme : l’indice ZEW, après un fort rebond en mars grâce au plan d’infrastructure allemand, a chuté en avril à son plus bas niveau depuis l’invasion de l’Ukraine.
Pourtant, il existe des motifs d’optimisme à moyen terme. Le plan d’investissement en infrastructures de 500 milliards d’euros de l’Allemagne est toujours pertinent dans un contexte de faible croissance économique et d’années de sous-investissement chronique dans les infrastructures, des réseaux de fibre optique (avec un taux de pénétration estimé à 11 % contre 75 % en France) aux chemins de fer nationaux (avec un taux de ponctualité de 64 % contre 87 % en France).
Malheureusement, les nouvelles politiques tarifaires, notamment dans le secteur automobile, actuellement en discussion, couplées à l’incertitude persistante, annuleront en partie ces gains. La France, quant à elle, tient bon grâce à une moindre dépendance aux exportations de biens et à une consommation intérieure relativement forte soutenue par l’épargne des ménages et la baisse des taux. Cependant, l’instabilité politique et le lent élan des réformes continuent de freiner la reprise.
Sur le front de l’inflation, l’Europe se distingue des États-Unis : elle devrait rester stable à 2 % en 2025 et 2026. Cela s’explique par la baisse des prix de l’énergie, un euro en hausse, et une politique budgétaire orientée vers l’offre. Ce contexte ouvre la voie à un assouplissement monétaire : la Banque centrale européenne (BCE) devrait ramener son taux de dépôt à 1,75 % d’ici fin 2025. Le principal risque à surveiller dans notre scénario est de savoir si de nouveaux accords commerciaux américains déclencheront des contre-mesures de l’Union européenne contre la Chine, qui fournit environ 20 % des importations de la zone euro.