Les banques centrales 
confortent les perspectives de croissance

par Philippe Ithurbide, Directeur Recherche, Stratégie et Analyse chez Amundi

La Chine a poursuivi sa nouvelle stratégie de change, décidant à la mi-mars d’élargir la bande de fluctuations de sa devise. La volonté de rendre moins « lisible » l’évolution du yuan (voir sur ce point, dans notre édition de mars, l’article « La Banque centrale chinoise modifie sa politique de change : quelles conséquences ? ») est en ligne avec les perspectives d’ouverture de son compte de capital, mais aussi une façon de ne pas rendre systématique les perspectives d’appréciation, une décision à mettre en perspective avec la dégringolade de nombre de devises asiatiques depuis quelques mois.

La « surprise » est plutôt venue de la Fed et de la BCE

La Fed, tout d’abord, a décidé de ne plus utiliser le seul taux de chômage comme élément de sa forward guidance. Jusqu’à présent, les marchés avaient intégré l’idée que tant que le taux de chômage ne passait pas en dessous de 6,5 %, il ne fallait pas escompter de hausse des taux. Certes, nous avions déjà montré (« Qui êtes-vous, Madame Yellen ? », Discussion Paper n° 1, janvier 2014) que le marché de l’emploi américain ne peut se résumer à ce seul indicateur, et que la nouvelle Présidente de la Fed suit en réalité une batterie d’indicateurs, comme le taux de chômage de longue durée, le taux de départ volontaire, le taux d’embauche, le taux de participation… Mais ce revirement est de taille pour au moins deux raisons :

  • Il rend la forward guidance moins « lisible » car, officiellement, il n’a pas été question pour la Fed de révéler ni les indicateurs suivis, ni des objectifs quantitatifs précis.
  • Il s’accompagne de déclarations sur les prochaines hausses de taux. Celles-ci n’interviendront pas avant la fin du programme de QE (achats de titres de USD 55Mds pour les mois à venir, avant que le FOMC ne décide – encore – une réduction de USD 10Mds), et la question est désormais de savoir si cela aura lieu plutôt début 2015, ou à la mi-2015.

Les marchés découvrent ainsi que Yellen n’est pas aussi dovish qu’ils le pensaient (elle est davantage « dovish de circonstance » que « dovish par nature »). La Fed a par ailleurs livré ses prévisions de taux directeur : de 0,25 % actuellement, ils devraient être autour de 1 % fin 2015 (0,75 % préalablement), 2,25 % fin 2016 (1,75 % préalablement), et à 4 % à long terme. La hausse des taux est désormais bien programmée.

Contrairement à la Fed ou à la Banque centrale chinoise, la BCE est en passe de devenir extrêmement « lisible ». Jens Weidmann, président de la Bundesbank, n’exclut pas que la BCE puisse mener un programme de Quantitative Easing. On est désormais bien loin d’Axel Weber, son prédécesseur, qui critiquait vertement les achats, par la BCE, de titres gouvernementaux, et recommandait même une hausse des taux pour rendre l’euro plus fort… tout cela au beau milieu de la crise de la dette. La déflation ou les risques déflationnistes sont toujours présents (voir l’article « Le bon, la brute et le truand : le risque déflationniste aux États Unis et en Europe », page 10), et ils poussent à des mesures radicales. Josef Makuch, gouverneur de la Banque centrale de Slovaquie et membre du conseil des gouverneurs de la BCE, rappelait tout récemment que « les risques déflationnistes sont plus élevés que ceux que nous avions perçus à la BCE. C’est la raison pour laquelle nous préparons de nouvelles mesures non conventionnelles pour éviter de nous trouver dans une situation de déflation ». On ne peut être plus clair.

Parmi ces mesures, on en retiendra trois : les achats de titres publics, les achats de titres privés, et les mesures directes pour le crédit bancaire.

Les achats de titres publics soulèvent au moins deux problèmes :

  • Un problème juridique: l’article123 du Traité de Lisbonne stipule qu’«il est interdit à la Banque centrale européenne et aux banques centrales des États membres, ci-après dénommées « banques centrales nationales », d’accorder des découverts ou tout autre type de crédit aux institutions, organes ou organismes de l’Union, aux administrations centrales, aux autorités régionales ou locales, aux autres autorités publiques, aux autres organismes ou entreprises publics des États membres; l’acquisition directe, auprès d’eux, par la Banque centrale européenne ou les banques centrales nationales des instruments de leur dette est également interdite »
  • Un problème de répartition : en période de crise espagnole, inutile de se poser la question de savoir de quel pays il faut soutenir la dette. En l’absence de stress financier, faut-il acheter toutes les dettes souveraines, en fonction de la part de chaque pays dans le PIB de la zone euro, en fonction du stock de dette existant, en fonction des difficultés relatives de chaque pays… ? Le débat est sur la table, mais procéder à des achats de titres publics ne saurait se faire sans répondre à ces deux questions. À l’évidence, cela prendra un peu de temps.Les mesures concernant les titres privés ne soulèvent aucun problème juridique. Leur adoption peut être rapide. De plus en plus, il est question de relancer la titrisation, notamment les ABS (asset-backed securities). Deux voies sont possibles :
  • Soit des achats en direct par la BCE,
  • Soit l’assouplissement des règles de collatéral (i.e. d’adossement) de la BCE et l’acceptation des ABS en garantie contre du financement bancaire.

L’une et l’autre de ces mesures devraient revitaliser un secteur qui, aux dires même de Mario Draghi « est mort en Europe depuis longtemps », en fait depuis la crise financière. Celle-ci a laissé des traces fortes, et les ABS et autres produits structurés / titrisés ont la réputation d’être risqués, opaques… Une réputation très largement exagérée: la titrisation est utile, et indispensable s’agissant du financement des entreprises.

Les mesures directes pour le crédit bancaire nous paraissent indispensables. Le marché européen est un marché en « banques » (75 % à 80 % du financement des entreprises s’effectue via des banques et 20 % – 25 % via les marchés financiers), contrairement au marché américain, hors banques (80 % via les marchés, et 20 % via le crédit bancaire). Les entreprises de petite taille, quant à elles, dépendent à 95 % des banques. Autant dire que le canal du crédit est crucial, et ce d’autant plus que ces entreprises représentent entre 70 et 85 % des emplois de la zone euro (les pourcentages varient entre pays, mais le pourcentage y est partout élevé).

  • Ajouter des liquidités via un QE ne garantit pas une transmission vers l’économie réelle, même si les récentes enquêtes de crédit s’améliorent graduellement. Les conditions économiques et financières se sont nettement améliorées, c’est un fait, mais cela est-il suffisant pour que le crédit reparte? Des injections de liquidités ont davantage de chances, aujourd’hui, d’impacter le crédit, mais rien n’est joué d’avance.
  • C’est pour cette raison qu’il est également souvent questions de mesure plus directives pour réactiver le crédit bancaire. Le funding for lending adopté en Angleterre ou plus récemment en Hongrie permet d’être sélectif et d’orienter la liquidité vers le crédit. Grâce à ce système, les incitations à la distribution de crédit sont fortes. Tout accroissement du montant net de prêt des banques à l’économie réelle par rapport à son stock initial se fait à un taux préférentiel, tandis que la diminution de ce stock induit une forte augmentation du coût de financement auprès de la banque centrale.

Ces événements confortent nos positions sur les actifs risqués des pays développés. L’action à venir de la BCE ne peut pas ne pas avoir d’impact favorable sur la convergence, la défragmentation… Autrement dit, le portefeuille reste en mode risk-on, mais nous conservons notre prudence sur les classes d’actifs dites « émergentes ». Sur ces marchés, nous favorisons les pays à faible vulnérabilité financière (excédents courants, faible endettement, fort niveau de réserves de change…).

Sur les marchés de taux, pas de grand changement non plus par rapport au mois dernier. Nous conservons notre préférence pour les obligations d’entreprises. Sur les dettes souveraines, nous conservons des positions longues sur les pays périphériques de la zone euro. En ce qui concerne les pays du noyau dur, la situation actuelle plaide pour des positions neutres. Doit-on faire davantage confiance à la Fed dans sa capacité à limiter les hausses de taux longs où à la BCE pour déconnecter taux longs européens et taux longs américains? Telle est la question essentielle à l’heure actuelle. L’histoire montre que les déconnexions sont possibles, à condition d’avoir des cycles de politique monétaires décalés… d’où les enjeux de la BCE : en assouplissant la politique monétaire via les mesures évoquées ci-dessus, la BCE a les moyens de déconnecter les taux euro et USD, de favoriser un euro plus faible, et d’améliorer convergence et défragmentation entre les pays de la zone. Bref, de redonner un second souffle décisif à la reprise économique.

Sur les obligations corporates, les spreads sont étroits, les primes de crédit faibles, et la protection limitée. Le risque a augmenté, alors que la valorisation du crédit européen par rapport au crédit américain n’est plus aussi porteuse qu’avant, mais ce marché devrait encore rester performant.

Sur les actions, nous restons assez constructifs, et la surpondération de cette classe d’actifs est conservée. Notre ordre de préférence reste inchangé: Europe, États-Unis, Japon et actions émergentes. Pour les actions des pays développés, nous avons adopté des expositions plus prudentes qu’auparavant (réduction du bêta des portefeuilles notamment). Les actions à venir de la BCE pourraient bien provoquer des excès de valorisation. Ne pas rester en dehors, mais être conscient des risques.