Les défis du monde qui vient : les matières premières et le changement climatique

par Philippe Waechter, Chef économiste chez Ostrum Asset Management

Il faut réduire l’utilisation des énergies fossiles pour rapidement atteindre le pic des émissions de carbone. Pourtant, cela ne règlera pas toutes les questions puisque la moindre demande de pétrole ou de gaz va rebattre les cartes entre les producteurs. Certains pays producteurs vont gagner du pouvoir de marché. Cet arbitrage favorisera les énergies renouvelables. Cela provoquera cependant une intense demande pour les matières premières associées donnant ainsi ) quelques pays producteurs un très fort pouvoir de marché. L’équilibre mondial qui se dessine sera dépendant des matières premières et des prix volatils qui y seront associés.

Les matières premières sont au cœur des ruptures à venir. Le développement économique et la croissance ne pourront plus être conditionnés par les énergies fossiles si l’on doit respecter les engagements de l’Accord de Paris sur le climat. L’utilisation de ces énergies fossiles doit baisser pour converger vers l’objectif de 2°C au-dessus de la moyenne préindustrielle (et le plus proche possible de 1.5°C).

Il faut aller vite. Le rapport du GIEC publié le 4 avril 2022 indique que le pic des émission doit se situer avant 2025 pour espérer converger vers l’objectif de 1.5°C qui est le seul véritablement viable. Pour l’instant, indique le rapport, la température tendrait vers un peu au-delà de 3°C (3.2°C) à la fin du siècle.

Cela oblige à redessiner très vite le mode de l’activité économique à l’échelle globale.
En effet, depuis le début de la révolution industrielle, le charbon puis le pétrole abondants ont été une condition permissive à la croissance de l’activité et au développement du pouvoir d’achat. Cette dépendance est encore confirmée actuellement puisque le choc énergétique a incité tous les économistes à réviser leurs prévisions à la baisse.

Redessiner très vite l’activité économique à l’échelle globale

Cette conditionnalité n’est plus soutenable si l’objectif collectif est de converger vers la neutralité carbone à l’horizon 2050. Pour y arriver, il faut réduire les émissions de Gaz à Effet de Serre (GES) dans des proportions importantes. En 2030, le repli doit être de 27 à 43% par rapport à 2010 et en 2050 il doit être de 63 à 84%. Une condition nécessaire est la réduction dans l’utilisation des énergies fossiles. Selon les estimations du GIEC, la consommation de charbon devrait baisser de 95% en 2050 par rapport à la consommation de 2019. Pour le pétrole, le repli est de 60% et pour le gaz de 45%.

Pour maintenir un niveau d’activité cohérent avec celui de 2019, il faudrait alors compenser la baisse des énergies fossiles par l’utilisation d’autres énergies. On constate sur le graphe que les énergies alternatives à l’échelle mondiale sont encore d’un usage limité. Le chiffre est un peu plus élevé pour le G7 mais les énergies renouvelables n’y représentent que 8.3% de la consommation d’énergie primaires contre 5.6% pour l’ensemble du monde.

Les producteurs de pétrole et de gaz vont donc faire face à cette situation nouvelle dans laquelle la demande sera beaucoup plus faible à l’horizon 2050. Or investir dans une plateforme pétrolière s’opère avec un horizon de 30 à 50 ans qui ira désormais au-delà de la date définie pour la neutralité carbone.

Le nombre de producteurs va se réduire mais chacun aura un pouvoir de marché plus important

Dans ces conditions, les producteurs disposant des coûts de production les plus réduits disposeront d’un avantage comparatif. Si eux investissent dès maintenant, ils pourront disposer de capacités de production plus importantes et sortir du marché les producteurs dont les prix de revient sont trop élevés. Avec la réduction de la demande, le nombre de producteurs va se réduire et chaque producteur effectif disposera alors d’un pouvoir de marché important.


Si l’objectif collectif est de respecter l’Accord de Paris alors des puits, avec du pétrole encore disponible, ne seront plus exploités. C’est ici une des grandes difficultés de l’Accord de Paris puisqu’il faut rendre indiscutable et non discutable l’accord de convergence vers la neutralité carbone.


Les pays disposant d’un pouvoir de marché plus important et avec des réserves significatives pourront fixer les prix comme ils le souhaitent. La contrainte à cela est le respect de la neutralité carbone puisque le prix ne doit pas être une incitation à rouvrir des puits.

L’énergie n’est pas le seul enjeu

La transformation du marché des matières premières ne se limitera pas aux énergies-fossiles. Les pays et les producteurs qui ne seront plus efficaces sur ces énergies fossiles vont basculer vers les énergies renouvelables. Cette nouvelle allocation des ressources est souhaitable pour faciliter la transition énergétique puisque les énergies non renouvelables doivent faire l’objet d’investissements considérables pour compenser la moindre consommation d’énergies fossiles sans créer de catastrophe économique. L’arbitrage à faire est considérable si l’on se réfère au premier graphe.

Les investissements à mettre en œuvre vont se traduire par une hausse rapide de la demande des matières premières nécessaires à la mise en place de ces énergies non renouvelables. Cependant, ces marchés ne sont pas concurrentiels.

Pour le nickel, le cobalt ou de nombreuses autres ressources des acteurs ont un poids déjà considérable dans la production et dans les réserves. Ils vont disposer d’un pouvoir de marché très importants et avoir la possibilité de fixer les prix. Jusqu’à présent la préférence pour les énergies fossiles ne permettait pas l’exercice de ce pouvoir de marché. Si en revanche, la demande de pétrole se replie, l’équilibre change, donnant aux producteurs une plus grande capacité à fixer les prix. Ceux-ci, comme pour les énergies fossiles pourraient devenir plus élevés et plus volatils.

Les matières premières vont conditionner l’équilibre global

L’équilibre du monde est en train de changer mettant les matières premières au cœur de la détermination de la situation qui s’installe.

Le basculement d’une économie conditionnée par les énergies fossiles vers une économie d’énergies renouvelables mais dont la mise en œuvre dépend de la disponibilité d(autres matières premières rebat les cartes des puissances. D’abord parce que les prix de ces matières premières deviendront plus élevés et plus volatils. Ensuite parce que les pays développés vont dépendre de quelques producteurs dont la puissance va s’accroître. Cette incertitude sur les prix aura un impact durable sur la fixation des prix au sein des pays développés et sur leur stabilité.

Ce schéma de puissance supplémentaire associée aux matières premières et à l’importance d’être un producteur majeur est peut être une partie de ce que la Russie avait à l’esprit en envahissant l’Ukraine.

La grande stabilité qui prévalait pendant la période de globalisation est achevée. Le modèle économique est à renouveler de toute urgence pour sortir d’un univers carboné et aller vers un univers qui ne l’est pas. Le monde ne sait pas très bien comment faire à l’échelle de la planète. Il peut exister des expériences locales mais ici c’est à l’échelle globale que le nouvel équilibre doit se déterminer. Les pays développés ont les moyens de montrer l’exemple et ils doivent le faire même si ce ne sont plus eux les plus gros émetteurs de GES.

A l’échelle globale, la croissance va encore de pair avec l’utilisation des énergies fossiles et la hausse des émissions de GES. Il faut inverser la tendance des émissions en 2025 au plus tard pour espérer converger vers 1.5°C.

L’urgence est donc de sortir des énergies fossiles tout en sachant que les énergies renouvelables vont voir leur développement conditionné par les producteurs des autres matières premières sur des marchés peu concurrentiels.

L’équilibre global sera dès lors plus complexe puisqu’à côté des technologies et de la puissance politique se positionnera la puissance des matières premières hors énergies fossiles. Le monde va changer de nature. S’il ne le fait pas il court à sa perte.