par Jean-Louis Martin, économiste au Crédit Agricole
Pendant la dernière décennie, et spécialement entre 2003 et 2008, les pays émergents se sont désendettés en termes relatifs. Le ratio dette publique/PIB a en général baissé, en particulier pour les pays les moins bien notés par les agences de rating. Cette évolution contraste avec celle des pays développés, où le ratio a stagné, avant de s'envoler depuis deux ans dans la plupart des cas. Cette performance des émergents a plusieurs explications : une meilleure discipline fiscale bien sûr (qui marquait en outre une rupture avec la dégradation générale des années 90), mais surtout une croissance du PIB beaucoup plus rapide que dans les pays développés.
Croissance plus rapide en volume, avec près de 3% par an de différentiel avec les pays développés, mais aussi en prix, grâce à de fréquentes appréciations du taux de change effectif réel des devises des émergents, qui ont gonflé leur PIB exprimé en USD. A l'inverse, la contribution de la baisse des taux d'intérêt au désendettement semble, sauf exception, assez modeste.
Deux rappels
Dans un contexte de haro sur les États, qu'il est devenu de bon ton de présenter comme dépensiers et endettés au-delà du supportable (voire au bord de la faillite), deux rappels nous semblent indispensables :
– la crise actuelle n'est pas à l'origine une crise de dette publique. En 2008, à de rares exceptions près, les finances publiques des pays développés étaient certes mal orientées, mais elles n'étaient pas en crise. L'aggravation de leur situation résulte du ralentissement brutal de l'activité provoqué par la crise financière, et de la prise en charge par les États d'une partie du coût de cette crise ;
– dans les pays émergents (ici encore avec quelques exceptions), il n'y a toujours pas de crise des finances publiques. Au contraire, les années 2000 ont été une décennie de désendettement.
L'objet de cet article est ainsi de fournir quelques éléments sur l'ampleur de ce désendettement et d'essayer d'en identifier les moteurs : l'un est indiscutablement une meilleure gestion des finances publiques, mais on verra que la forte croissance des émergents a sans doute eu un rôle décisif.
Quelques problèmes de définition
L'analyse comparative des finances publiques pose des problèmes techniques plus complexes que d'autres champs de la macroéconomie. La première difficulté est la définition du mot "publiques" : on peut s'intéresser au seul budget du gouvernement central (en anglais "central government"), ou plus largement aux finances des "administrations publiques" (en anglais "general government"1) qui incluent alors les administrations régionales et locales, la sécurité sociale publique, et les autres entités publiques non engagées dans des activités commerciales. Les entreprises publiques et la Banque centrale sont exclues de ce champ des administrations publiques, sauf pour les transferts nets avec le budget de l'État (subventions versées et impôts – et éventuellement dividendes – reçus de ces entités par le budget). Cette notion de "general government" est la plus utilisée, mais les comptes consolidés ne sont pas toujours disponibles : dans certains cas, manquera une partie des entités qui devraient y être intégrées, et la comparabilité des ratios ne sera pas parfaite. Ou bien on ne disposera que d'un solde "global" des administrations publiques, mais pas du solde "primaire" (avant paiement des intérêts de la dette), variable pourtant très utile dans l'évaluation de la soutenabilité de la dette. La notion de "secteur public" est plus large : elle inclut la Banque centrale et les entreprises publiques, et est parfois utilisée pour analyser le "besoin de financement du secteur public" (dont on exclut parfois les entreprises publiques financières, dont la Banque centrale : on parle alors de "besoin de financement du secteur public non financier").
Les frontières ainsi tracées sont arbitraires. Par exemple, l'intégration des entreprises pétrolières nationales avec l'État est parfois telle qu'il serait justifié de les intégrer dans les "administrations publiques", et pas seulement pour leurs transferts avec le budget de l'État. PDVSA a ainsi à l'occasion servi à l'État vénézuélien à émettre des emprunts qui auraient été plus difficiles ou onéreux pour le souverain. L'entreprise pétrolière a aujourd'hui, dans la "République Bolivarienne", un rôle social qui la fait parfois se substituer à l'État, quand elle finance directement des programmes d'éducation ou de santé2. Autre exemple d'intégration forte : le "Programme Economique" proposé chaque année au Congrès par le gouvernement mexicain présente des soldes "avec" et "sans Pemex".
Mais c'est sans doute en Chine que la lecture des comptes publics officiels est la plus difficile. Apparemment, le déficit budgétaire chinois est modeste (pendant la décennie passée, il a atteint un pic de 2,6% du PIB en 2002) et la dette du "general governement" très faible : 13% du PIB en 20103. Par ailleurs, les autorités locales et provinciales ne sont en théorie pas autorisées par la loi chinoise à avoir des budgets déficitaires ni à émettre de la dette. En fait, leurs besoins financiers sont tels, parce qu'une grande partie des dépenses sociales et d'infrastructures sont à leur charge, qu'elles s'endettent à travers des véhicules ad hoc, dont la solidité financière intrinsèque est souvent médiocre4, et qui ne sont des emprunteurs acceptables que par la garantie implicite que leur apporte le bénéficiaire réel du crédit, l'administration locale5. Selon les sources, le montant total de ces dettes est estimé entre 5 000 (Banque centrale de Chine, mi-2009) et 11000 milliards de yuans (Victor Shih, Northwestern University, fin 2009). Dans le second cas, cela représenterait 40% du PIB. Si l'on ajoute à la dette publique "officielle" non seulement ces dettes des autorités locales, mais aussi celles des banques de développement, et les crédits non performants portés par les "sociétés de gestion d'actifs" créées lors du nettoyage des grandes banques commerciales publiques au début des années 20006, le ratio dette publique/PIB passe alors à 70%7 : Ce n'est pas dramatique, mais beaucoup moins confortable que 13%.
Une dernière définition, centrale pour analyser les finances publiques, celle du "solde primaire". Il s'agit du solde avant paiement des intérêts sur la dette publique (domestique ou extérieure). Le solde après prise en compte des intérêts est souvent appelé "solde financier".
Un désendettement global
Un premier constat, très clair, est que le niveau d'endettement des pays émergents est aujourd'hui très sensiblement inférieur à celui des pays "développés"8 : le ratio dette publique/PIB est en 2010 de 70% pour ces derniers, alors qu'il est inférieur à 45% pour les émergents, et même de 27% pour les émergents notés Aa ou A. Par ailleurs, après la crise de 2008-2009 qui a partout provoqué un rebond du ratio dette/PIB, l'écart s'est creusé : alors que pour les pays développés ce ratio continue à augmenter (et toutes les projections indiquent que cette tendance va se poursuivre encore plusieurs années), il s'est déjà stabilisé pour les émergents.
Le désendettement relatif des pays émergents avait commencé dès 2003 (après un pic en 2002) : le ratio dette/PIB y décroît de manière significative dans toutes les catégories de notation (mais plus rapidement dans les pays les plus mal notés). Pendant ce temps, il est resté stable autour de 55% dans les pays développés.
Sans surprise, parmi les émergents, le ratio dette/PIB est en moyenne d'autant plus faible que la notation est meilleure9. A l'exception des pays notés Aa ou A, la différence entre les catégories est toutefois beaucoup plus limitée en 2010 qu'en 2000 : il y a aujourd'hui moins de 4% d'écart entre la moyenne des Baa et celle des B et C, contre 17,5% en 2000: le ratio est donc devenu beaucoup moins discriminant.
Il s'agit évidemment de moyennes. Dans chaque catégorie de pays, il existe des situations et des évolutions atypiques. Par exemple, parmi les pays notés Baa, le ratio dette/PIB en 2010 varie de 7,6% en Russie, avec une forte chute entre 2000 et 2006, et 79% en Hongrie (où il a au contraire augmenté chaque année).
Parmi les pays ayant le plus fortement réduit le poids de la dette extérieure, trois illustrent divers chemins de réduction du poids relatif de l'endettement public : la Russie, où elle résulte d'un "effort budgétaire" (une forte progression du solde primaire), le Pérou, où le principal facteur de réduction a été la croissance réelle de l'économie, et l'Indonésie, où s'est superposée à la croissance en volume une forte progression nominale du PIB, en raison de la réévaluation du taux de change effectif réel.
L'évolution du ratio dette publique/PIB est liée au solde primaire, au taux de croissance de l'économie, et au taux d'intérêt payé sur cette dette. Si Dt est la dette publique et St le solde primaire, on a en effet :
Dt = Dt-1*(1+ r) – St où r est le taux d'intérêt sur la dette publique; et si Yt est le PIB et g son taux de croissance (nominal), on a aussi : Yt = Yt-1*(1+g)
En combinant les deux équations, on obtient, en notant dt le taux d'endettement (dt = Dt/Yt) : dt < dt-1 <=>St > Dt-1*(r-g)
Si le taux d'intérêt est supérieur au taux de croissance (r > g), il faut un solde primaire excédentaire, déterminé par la formule ci-dessus, pour stabiliser (ou réduire) le ratio d'endettement.
Une gestion plus rigoureuse des finances publiques
En 2000-2001, 39 des 80 pays émergents notés par Moody's enregistraient un déficit primaire de leurs administrations publiques (il s'agit de la moyenne sur ces deux années). En 2006-2007, ce chiffre était tombé à 20. L'amélioration des finances publiques des pays émergents entre le début de la décennie et 2007 est indiscutable. En 2007, même si l'on retire de l'échantillon cinq pays pétroliers du Golfe Persique10 (tous notés Aa ou A) aux finances publiques fortement excédentaires, le solde primaire moyen des émergents était de 2,2% du PIB. On observe aussi la performance exceptionnelle de la Russie, avec un excédent primaire moyen de 5,7% du PIB sur la période 2000-2008, qui lui permet de ramener son ratio d'endettement de 52,3% à 5,5%.
On remarque cependant que cette amélioration n'est pas spécifique aux émergents : les pays développés font même légèrement mieux que les émergents. La meilleure gestion des finances publiques a donc contribué au désendettement des émergents, mais elle n'explique pas pourquoi ils se sont désendettés beaucoup plus rapidement que les pays développés.
Pour beaucoup d'émergents, l'"effort" a cependant été réel, surtout si on compare les années 2000 à la seconde moitié des années 90, pendant laquelle les finances publiques se détérioraient rapidement11. Le "consensus de Washington" qui visait à fixer des principes de "bonne politique économique", datait pourtant de 199012, et était déjà sérieusement remis en cause à la fin des années 90. Mais pas ses trois premiers principes :
(i) la discipline budgétaire ; l'objectif était ici explicitement de maîtriser le ratio dette publique/PIB ;
(ii) la réorientation de la dépense publique : il s'agissait de mieux définir des "priorités" ; étaient notamment visées les subventions, accusées d'être souvent mal ciblées ;
(iii) la réforme fiscale : les revenus de l'État, mesurés par le ratio recettes budgétaires/PIB, étaient jugées souvent beaucoup trop faibles.
Vers la fin des années 90, beaucoup de pays ont commencé, de leur propre initiative ou sous la pression des institutions de Washington, à mettre en place des "règles fiscales" (fiscal rules). L'objectif à peu près général des règles fiscales est la maîtrise du ratio dette publique sur PIB, parfois habillé de considérations sur le souci de "ne pas pénaliser les générations futures" par une politique budgétaire "irresponsable" dont ils auraient à "porter le fardeau". Un des précurseurs est l'Allemagne: la République Fédérale a inscrit dès 1972 dans sa Constitution des contraintes sur son déficit public. Aujourd'hui, de très nombreux pays ont mis en place des règles très diverses13 : (le plus souvent) sur des soldes budgétaires (global ou primaire), sur la progression des dépenses, ou sur des ratios d'endettement (au PIB ou aux revenus publics). Ces règles sont éventuellement adaptables en fonction de la conjoncture (en particulier pour les pays exportateurs de matières premières, qui peuvent ainsi se contraindre à une politique budgétaire contra-cyclique).
Surtout, le degré d'engagement varie considérablement d'un pays à l'autre : cela va de traités internationaux qui peuvent même prévoir des sanctions en cas de non respect (par exemple, celui liant les pays de la zone euro) aux simples déclarations "solennelles" d'un président ou d'un Premier ministre en exercice pendant une campagne électorale, en passant par l'inscription dans la Constitution ou le vote d'une loi par le Parlement.
L'impact des règles fiscales est contesté. D'une part, l'intention (affichée par la règle) ne remplace jamais l'action : la discipline est surtout jugée ex-post. Le seul fait de disposer d'une règle, voire d'annoncer la prochaine mise en place d'une règle encore à préciser, suffit cependant parfois à prédisposer favorablement les marchés et les agences de notation. Pourtant, il a aussi été avancé que l'un des effets pervers de la mise en place d'une règle fiscale peut être de stimuler la "créativité budgétaire": sous une pression suffisante, les ministères des Finances peuvent ainsi s'avérer très imaginatifs pour contourner une disposition qu'ils sont chargés d'appliquer. D'autre part, fixer un objectif en termes de solde budgétaire, le cas le plus fréquent, ne garantit rien sur l'efficacité économique ou sur l'équité du système fiscal, ni sur l'efficience ou la qualité des dépenses publiques. Un exemple d'une telle situation est le Mexique, où l'existence et la mise en œuvre assez rigoureuse d'une règle fiscale conduit à une réelle discipline budgétaire et à une bonne maîtrise de la dette publique mais aussi, en l'absence de réforme fiscale, à une attrition progressive de l'État, de moins en moins capable d'assurer ses fonctions régaliennes et sociales. Donc transparence, surveillance et règle.
Le facteur décisif : une croissance plus élevée
La différence entre pays émergents et pays développés dans l'évolution du ratio dette publique/PIB s'explique surtout par le différentiel de croissance. Pendant la période 2000-2010, le taux de croissance annuel moyen des pays développés a été de 1,9%; il a été de 4,7% pour les pays émergents (ceux notés par Moody's). Sur dix ans et toutes choses égales par ailleurs, le différentiel est de 32%.
Le Pérou a ainsi ramené son ratio dette publique/PIB de 42,0% en 2000 à 23,1% en 2010. Grâce bien sûr à un effort budgétaire, en partant d'une situation très dégradée jusqu'en 1995, mais surtout grâce à des taux de croissance les plus élevés parmi les émergents : 5,5% en moyenne sur la décennie, et même 6,9% depuis 2004, date à laquelle le ratio d'endettement commence à baisser rapidement.
Pour le Pérou comme pour beaucoup d'autres pays émergents (en Amérique latine et au Moyen-Orient, et dans quelques cas en Afrique), l'envolée des prix des matières premières entre 2004 et 2008, largement nourrie par la croissance asiatique, a évidemment été décisive dans l'accélération de la croissance. Et même si la taxation du secteur minier est parfois faible (c'est le cas au Pérou), la très forte progression des profits des entreprises et du commerce extérieur (y compris les importations supplémentaires permises par la hausse des exportations) a aussi contribué à renforcer les finances publiques et à dégager des excédents. Certains pays, surtout les exportateurs de pétrole mais aussi le Chili, ont même pu constituer une épargne publique significative, souvent sous la forme de fonds souverains.
Dans la relation entre le solde primaire, le taux d'intérêt sur la dette et le taux de croissance économique pour stabiliser le ratio d'endettement, le taux de croissance "g" est en fait un taux de croissance nominal du PIB en USD. Un taux de croissance élevé (qui, on l'a vu, contribue à réduire le ratio dette/PIB) peut résulter d'une croissance réelle (en volume), mais aussi d'une hausse du taux de change effectif réel : toute choses égales par ailleurs, et sans croissance en volume, le PIB exprimé en USD augmente si la monnaie locale ne se déprécie pas suffisamment pour compenser le différentiel d'inflation (généralement positif) avec les partenaires commerciaux.
Or il apparaît qu'en moyenne, et à l'exception des pays notés Aa ou A, les devises des pays émergents ont eu tendance à s'apprécier, en particulier à partir de 2004. Pour les autres catégories (Baa, Ba, B et C), la réévaluation réelle moyenne sur la période 2004-2009 est de 18%.
Dans certains cas, cet "effet change" peut être beaucoup plus important, et avoir un impact arithmétique sur le ratio d'endettement nettement plus fort que la rigueur de la gestion des finances publiques ou la croissance réelle de l'économie : en Indonésie, qui est le pays où la chute du ratio a été la plus spectaculaire sur la décennie (de 100% à 29%), le taux de change effectif réel de la roupie a augmenté de 94% sur la période. Il s'agit en partie d'une correction progressive après l'effondrement de la monnaie indonésienne lors de la crise asiatique (cours moyen vs. USD : 2 909 en 1997, 10 014 en 1998). Dans le cas indonésien, cette correction s'est faite assez peu par réappréciation nominale (le taux de change IDR/USD varie entre 9 000 et 10 000 depuis dix ans), mais plutôt par non compensation du différentiel d'inflation. Mais dans d'autres cas (Amérique latine, Europe centrale), il y a même eu appréciation nominale de la monnaie locale par rapport à l'USD.
La contribution de la baisse des taux : assez modeste sauf exception La condition de stabilisation du ratio d'endettement mentionnée plus haut fait aussi apparaître le rôle du taux d'intérêt moyen sur la dette publique : plus il est bas, plus il sera aisé d'atteindre les chiffres de croissance ou de solde primaire autorisant la stabilisation. Il ne semble pas que la baisse des taux d'intérêt ait joué un rôle décisif dans la diminution du ratio d'endettement moyen des émergents. Elle est en effet restée, à quelques exceptions près, très modeste14.
Une des exceptions est le Brésil: en raison de son historique d'instabilité, de la part très élevée des devises et de la dette en reais mais à taux flottant (seulement 2,2% de la dette était en reais à taux fixe en 2002), mal noté par les agences (B+ avec outlook négatif pour Standard & Poor's en juillet 2002), avec des marchés financiers effrayés par la perspective de l'élection de Lula en 2002, le pays payait au début de la décennie un taux d'intérêt très élevé sur sa dette publique (jusqu'à 15,6% en 2003). Même si ce taux reste aujourd'hui largement au-dessus de la norme pour les pays de même notation (9,4% contre 6,5%), l'amélioration des conditions d'endettement du Brésil est très significative et a contribué à faire baisser le ratio dette publique/PIB.
Une dette de plus en plus locale
Une évolution importante des dettes publiques des pays émergents est la tendance assez générale des Trésors à essayer de satisfaire une part croissante de leurs besoins de financement en devises locales, par les marchés locaux.
Dans certains pays, le développement de fonds de pensions locaux a grandement contribué à cette évolution, d'autant que leur réglementation limite souvent leurs possibilités d'investir à l'étranger. Mais des investisseurs institutionnels internationaux, à la recherche de rentabilité et dont l'aversion au risque émergent est sans doute devenue moindre et en tout cas plus sélective, participent de plus en plus aux émissions de titres publics en monnaies locales. "Financement en monnaie locale" n'est donc pas synonyme de "financement domestique".
La part du financement en monnaie locale ne croît pas partout au même rythme. D'une manière générale, elle est plus élevée dans les pays émergents les plus avancés, qui disposent plus souvent d'un marché local des capitaux émergent ou même développé : la part des devises est de 30% dans les pays notés Aa ou A, 40% dans les Baa, 55% dans les Ba, et jusqu'à 65% dans les pays notés B ou C. Mais à l'intérieur d'une même catégorie de notation, les différences peuvent être très nettes, entre des pays ayant toujours privilégié le financement domestique de la dette publique, et où la part de la dette en devises est très faible depuis longtemps (l'Inde), ceux qui ne réussissent pas, par exemple en raison d'un marché domestique des capitaux trop étroit, ou qui ne souhaitent pas ponctionner ce marché (la Tunisie), et ceux qui il y a dix ans étaient très dépendants des marchés internationaux mais ont réussi a basculer sur des financements en monnaie locale (le Chili).
Les perspectives à moyen terme : les besoins augmentent
Peut-on prolonger la tendance passée au désendettement des émergents ? Nous sommes assez franchement optimistes sur ce qui a été depuis dix ans le principal facteur de la baisse du ratio dette publique/PIB : la croissance des émergents devrait rester soutenue dans les pays émergents, même si la purge des bilans dans les pays développés (États, et dans certains cas ménages) y freinera la progression de la demande adressée au reste du monde.
La croissance du PIB par les prix, ou par le taux de change effectif réel, est beaucoup plus incertaine. Les monnaies de nombreux pays émergents (Brésil, Afrique du Sud…) sont déjà surévaluées, et l'impact de cette surévaluation sur l'activité domestique inquiète les gouvernements. Même en imaginant que ces monnaies échappent à une correction brutale (grâce aux prix des matières premières, aux entrées de capitaux), leur potentiel d'appréciation est sans aucun doute bien moindre qu'il y a dix ans. Les taux de change contribueront donc peu à de nouvelles baisses des ratios d'endettement.
L'apport des taux d'intérêt devrait quant à lui persister. La liquidité des marchés, la recherche de rentabilités qui resteront quoi qu'il arrive plus fortes que dans les pays développés "sans risque", et le niveau initial des taux d'intérêts en monnaies locales – vers lesquelles de plus en plus de pays vont se tourner – permettent des baisses supplémentaires.
Le pronostic le plus difficile est celui sur les soldes des finances publiques. L'expérience des pays développés tend à montrer qu'avec la progression des revenus par tête, avec l'élévation des niveaux d'éducation, et avec le vieillissement des populations, les attentes des citoyens tendent à augmenter. Beaucoup d'émergents devront en outre, pour ne pas bloquer la croissance de leur économie, financer des programmes d'infrastructures souvent très lourds.
Face à ces besoins, les États ne disposent pas de beaucoup de marge côté recettes: même si leur prélèvement sur l'économie est nettement inférieur à ce qu'il est dans les pays développés (le ratio recettes publiques/PIB est le plus souvent inférieur à 30%, voire à 20%), la légitimité de l'impôt n'y est pas toujours forte. Soit parce que les citoyens estiment (parfois avec quelque raison) que la médiocrité des services fournis par l'État en contrepartie des prélèvements fiscaux est médiocre, soit en raison de l'histoire politique du pays (en Europe centrale et orientale), soit parce que, dans un contexte d'inégalités fortes, les plus riches estiment ne rien devoir ni aux pauvres ni à l'État (Amérique latine). Sans anticiper de dérapage majeur, il ne nous semble donc pas acquis que les finances publiques des pays émergents dégageront dans la décennie à venir les excédents qui ont contribué au désendettement relatif des États depuis dix ans.
NOTES
- La définition est du FMI (Government Financial Statistics standards).
- Dans le premier cas, Misión Ribas, dans le second, Barrio Adentro.
- Source : Moody's Statistical Handbook, mai 2010.
- "Standard & Poor's believes that the stand-alone creditworthiness of most of these entities ranges from moderate to very weak"; Standard & Poor's, "How Big a Worry Are Chinese Local Governments Debts?", 14 mars 2010.
- Ce point met en évidence une autre difficulté méthodologique (présente pas seulement dans le cas de la Chine) dans l'estimation des soldes et des dettes "publiques" : le traitement des garanties (surtout quand elles sont implicites) apportées par une entité publique.
- Il conviendrait sans doute d'ajouter aussi une part (inconnue) des prêts massifs accordés par le système bancaire à l'économie (et pas seulement aux autorités locales et à leurs véhicules de funding) à l'occasion du plan de relance initié en novembre 2008 : certains de ces prêts deviendront des crédits non performants, dont la charge sera in fine portée par l'Etat.
- Bank of America – Merrill Lynch, "Local Government Funding Vehicles: the sub-prime trap for China?", 22 mars 2010
- Dans cet article, la source principale est le Moody's Statistical Handbook dans son édition de mai 2010. Moody's utilise la notion de "general government" (traduit ici par "administrations publiques". A noter que la classification par notation (A/Baa/Ba/…) est celle de mai 2010 : ainsi le Brésil, upgradé par Moody's à Baa3 en septembre 2009, est classé dans le groupe des Baa pour toute la période d'analyse. Un inconvénient de l'utilisation de cette source est qu'elle exclut les pays les plus pauvres, pour la plupart non notés par les agences.
- Après un ajustement ayant consisté à retirer l'Islande (très endettée), du groupe des Baa.
- Arabie Saoudite, Emirats Arabes Unis, Koweit, Oman, Qatar
11 Voir par exemple, pour l'Amérique latine, M. Cárdenas et E. Lora, "La reforma de las instituciones fiscales en América latina", Banque Interaméricaine de Développement, 2006. Pour l'Asie: "Regional Economic Oultlook: Asia and Pacific", FMI, septembre 2005.
12 John Williamson, " Latin American Adjustment: How Much Has Happened", avril 1990. Les dix principes de Williamson visaient surtout l'Amérique latine après la crise de dette quasi générale des années 80, mais ils ont constitué la base du discours du FMI et de la Banque mondiale pendant la décennie suivante (dans une version moins nuancée que celle de Willamson). Ils incluaient aussi des recommandations beaucoup plus contestées, notamment celles sur la libéralisation des mouvements de capitaux.
13 Une analyse approfondie des principes et des pratiques des règles fiscales peut être trouvée dans un papier du Département des Affaires Fiscales du FMI: "Fiscal Rules – Anchoring Expectations for Sustainable Public Finance", FMI, novembre 2009. Son annexe 1 présente un tableau synthétique de l'ensemble des règles fiscales dans le monde.
14 Les taux d'intérêt (…) sont "implicites" dans le sens où la source utilisée (Moody's, voir note 3) ne les donne pas directement. Ils ont été calculés en rapportant le ratio "intérêts/PIB" (lui-même calculé comme différence entre les ratios "solde financier/PIB" et "solde primaire/PIB") au ratio "dette publique/PIB.
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