par Paola Monperrus-Veroni, Economiste au Crédit Agricole
L’Inflation Reduction Act (IRA), ratifié cet été par le président des États-Unis, prévoit, entre autres mesures, 369 milliards de dollars d’investissement dans la sécurité énergétique et la décarbonation.
Il dessine à la fois une stratégie climatique et une stratégie pour l’investissement, l’emploi et la croissance. Il s’appuie sur des normes réglementaires et sur des incitations à l’investissement. L’effort d’investissement est encouragé dans des domaines très ciblés, permettant l’accélération de la transition climatique, par des subventions et des crédits d’impôt, tant pour les consommateurs que pour les producteurs. Les incitations visent à limiter les coûts d’ajustement individuels et ont un objectif clair en matière d’emploi, via des contraintes en termes de contenu local. Elles permettent ainsi de projeter clairement l’évolution de l’investissement et de la demande dans les domaines ciblés (30% de crédits d’impôt, générant au moins 70% de l’investissement privé ou de la consommation supplémentaires).
Les puissantes aides publiques à l’industrie automobile avec des subventions et des réductions d’impôts, (notamment une aide de 7 500 dollars pour l’achat d’un véhicule électrique) s’inscrivent dans une optique protectionniste, étant conditionnées par du contenu local (l’assemblage du véhicule aux États-Unis et des batteries contenant au moins 40% de minerais extraits localement). L’exception accordée au Mexique, et surtout au Canada, s’inscrit dans la logique de création d’une chaîne de valeur nord-américaine s’affranchissant des matières premières chinoises.
Pour la naissante industrie verte européenne, qui pâtit déjà d’un surcoût de l’énergie, le risque est élevé de voir freiné le processus d’électrification de son économie et d’assister à la délocalisation outre-Atlantique des entreprises énergivores ou souhaitant bénéficier des subventions américaines.
Ainsi le « moonshot » évoqué et invoqué par la Présidente U. von der Leyen au lancement du Green Deal européen au début de son mandat à la Commission, pourrait ne jamais décoller.
En effet, si le Green Deal européen est également une stratégie climatique et une stratégie d’investissement et de croissance, il n’active pas les mêmes leviers. Il s’appuie plutôt sur la réglementation, la tarification du carbone et sur les investissements privés et publics. À l’exception des fonds publics fournis par le NGEU, l’approche de l’UE repose sur un paradigme fondé sur le marché, comptant sur le signal du prix du carbone pour organiser l’action des émetteurs (consommateurs et producteurs). Les pertes occasionnées par les coûts de transition sont prises en charge par le Fonds de transition équitable. La réglementation et la tarification créent la demande, l’investissement public initial crée l’offre initiale tandis que l’investissement privé est censé fournir l’effort supplémentaire.
L’UE n’opère pas dans des conditions de concurrence équitables, les deux principaux partenaires/concurrents (Chine et États-Unis) tablant davantage sur des investissements, une production et une demande subventionnés, y compris en violation des règles de l’OMC. De par sa nature, l’UE ne peut s’appuyer sur la réplication des subventions et des crédits d’impôt des pays tiers, la taxation étant du ressort des politiques nationales. Elle ne souhaite pas non plus (les Traités inscrivant son action dans le cadre du libre-échange) adopter une logique protectionniste.
La voie diplomatique est celle privilégiée par l’Union européenne. Elle a obtenu qu’une task force soit constituée directement auprès de la Maison blanche, afin d’aboutir à une solution qui vise à obtenir des exemptions telles que celles obtenues par le Mexique et le Canada et à travailler sur des instruments permettant de dépasser cette législation. C’est chose faite pour les véhicules commerciaux fabriqués dans l’UE qui peuvent bénéficier des aides américaines. La publication des règles d’application des conditions de contenu local pour les autres biens a été reportée à la fin mars pour permettre de travailler à une solution.
Bien que la législation IRA viole les règles de l’OMC interdisant les subventions ou les aides d’État qui ne sont disponibles que pour les producteurs nationaux, l’UE a annoncé ne pas vouloir emprunter la voie d’une plainte auprès de l’OMC du fait des longs délais et du blocage de l’organe de règlement des différends de l’OMC.
Jusqu’à présent, la réponse européenne pour rééquilibrer le terrain de jeu mondial a été l’assouplissement des règles de l’UE en matière d’aides d’État afin de faciliter le soutien public aux projets d’investissements verts. Toutefois, l’utilisation des exemptions aux règles relatives aux aides d’État comme substitut à une politique industrielle commune fausse la compétitivité et déséquilibre les conditions de concurrence au sein même de l’UE, entraînant une polarisation de l’investissement industriel. Les pays avec une marge de manœuvre budgétaire plus importante se sont largement appuyés sur ce levier.
Cette réponse est insuffisante et contreproductive. Si l’UE veut réaliser son « moonshot » et faire aboutir sa révolution verte, elle doit accompagner sa vision de changement par une révolution du rôle et des capacités de sa politique industrielle. Elle doit développer une véritable approche de politique industrielle avec des dépenses communes de l’UE ciblées sur des missions et des projets très spécifiques.
La politique industrielle ne consiste pas seulement à fixer les règles, à réglementer et, éventuellement, à remédier aux défaillances du marché ou à redistribuer les pertes. Il s’agit de façonner les trajectoires économiques, de prendre des risques à un stade précoce, de soutenir le développement de technologies de pointe et d’absorber les incertitudes. Il s’agit aussi de créer une demande initiale (marchés publics), pour attirer les acteurs privés, et de piloter le processus, d’organiser le changement de comportement de toutes les parties prenantes et d’organiser les chaînes de valeur.
La Commission européenne a un rôle à jouer dans l’évaluation des vulnérabilités, rôle qu’elle a déjà investi, mais aussi dans l’identification des avantages comparatifs des économies de l’UE dans les domaines stratégiques. Les fonds communs de l’UE ont un rôle essentiel à jouer dans le financement des technologies de pointe par des politiques horizontales, mais aussi dans la structuration de la capacité de production par des politiques verticales permettant d’attirer tous les acteurs potentiels à tous les niveaux de la chaîne de valeur.
S’en remettre uniquement à la réglementation et à l’exemption des règles relatives aux aides d’État revient à manquer l’objectif même, objectif qui consiste à piloter un changement européen, à organiser une chaîne de valeur européenne résiliente où l’investissement est réalisé à la plupart des étapes du processus industriel en fonction des différents avantages comparatifs. La polarisation des investissements dans les pays et dans les sections de la chaîne de valeur où l’UE détient déjà un avantage comparatif rend l’ensemble du processus industriel encore très dépendant des intrants des pays tiers.
La réorientation des fonds européens non utilisés n’est qu’une partie de la réponse nécessaire, car elle exclut les pays qui ont déjà utilisé leur part à d’autres fins (par exemple les prêts NGEU). Un fonds européen commun destiné à des objectifs spécifiques de la transition verte et finançant des projets communs spécifiques est un complément nécessaire aux actions réglementaires déjà entreprises par l’UE.
Il peut offrir à l’Union le degré de liberté que d’autres puissances économiques mobilisent via les subventions et les crédits d’impôt.