par Frédéric Buzaré, Responsable de la Gestion Actions chez Dexia AM
C’est à l’économiste Joseph Schumpeter, de l’École autrichienne d’économie1, que l’on doit la notion de « destruction créatrice » : il a inventé et popularisé ce concept. D’une manière générale, ce terme peut être employé pour désigner le processus de métamorphose qui accompagne le processus d’innovation. Selon la vision du capitalisme propre à Joseph Schumpeter, l’innovation est la force qui a stimulé et soutenu la croissance économique à long terme, et ce, bien que chemin faisant, elle ait anéanti des entreprises reconnues et accomplies, devenues extrêmement puissantes, voire parfois monopolistiques.
Joseph Schumpeter a tenté d'identifier les facteurs qui permettaient aux entreprises d'améliorer leur positionnement en faveur de l'innovation. Il a commencé par concevoir une théorie selon laquelle les petites entreprises étaient mieux placées pour innover, en raison de leur taille, avant de changer d’avis, arguant que les entreprises plus importantes, et à tendance monopolistique, disposaient de davantage de possibilités d’innovation. Quoi qu’il en soit, une conclusion l’emporte sur toutes les autres : l’innovation peut être assimilée à un processus de « destruction créatrice » qui façonne le marché au bénéfice de ceux de ses acteurs capables de s’adapter à des conditions en constante évolution.
Cela n’a jamais été plus vrai qu’aujourd’hui, nous en avons l'intime conviction. En effet, les cycles conjoncturels ne cessent de raccourcir, et la banalisation gagne chaque jour du terrain. En voici un exemple simple : vous rappelez-vous combien cette télévision à écran plat coûtait il y seulement 8 ans ? Au moins 10.000 euros ! Alors qu’aujourd’hui, pour ce même appareil, quoique plus grand et de meilleure qualité, vous ne devriez plus débourser qu'un dixième de cette somme environ. Ce qui était innovant et coûteux il y a 8 ans est devenu un article courant à la portée de toutes les bourses. Cette évolution ne manque pas d’avoir des répercussions sur les modèles économiques des entreprises !
Celles qui comprennent le mode de fonctionnement de cette dynamique sont appelées à survivre, voire à prospérer ; les autres sont vouées aux difficultés et, au bout du compte, à l'échec. Voilà en quoi consiste le processus de destruction créatrice.
Bien longtemps après l’invention du concept par Joseph Schumpeter, les recherches portant sur la nature de l'innovation, et sur la manière dont les entreprises peuvent en tirer profit, se sont multipliées. Selon une enquête mondiale réalisée par McKinsey en 20072 , « les cadres en entreprise sont convaincus que l’innovation est le pivot de la stratégie de l'entreprise, et la clé de voûte de ses performances, mais qu’innover correctement est plus que jamais une gageure ». Quoi qu’il en soit, selon cette même enquête, « 36 pour cent seulement des cadres supérieurs — et à peine plus d’un quart des autres cadres — déclarent que l’innovation fait partie intégrante du schéma de fonctionnement de leur entreprise ».
L’innovation, clé du développement ?
L’innovation promet de gagner encore en importance à mesure que l’épicentre économique mondial se déplace vers l'Est. En effet, le classement des 10 pays à plus forte croissance, à l’échelle mondiale, ne compte désormais plus un seul pays occidental. Par conséquent, les entreprises doivent repenser en profondeur leurs produits, ainsi que leur positionnement sur le marché. Selon Paul Hill, rédacteur en chef du célèbre magazine d’investissement Moneyweek3 , « l’Occident commence à riposter. Non pas en donnant dans le protectionnisme – les différends commerciaux se sont multipliés pendant la phase de récession – sur ce plan, rien d’exceptionnel jusqu’ici. Non, l’arme secrète des pays occidentaux, c’est l’innovation. » Par exemple, selon M. Hills, 98 des plus grandes marques de renommée mondiale, parmi lesquelles des marques ultra-connues telles que Coca-Cola, Nokia, Disney et McDonalds, appartiennent à des groupes occidentaux. Bien entendu, il n’est pas question, pour ces groupes, de tenter de concurrencer les poids-lourds asiatiques sur le terrain des produits de grande consommation : jamais ils ne seront capables d'abaisser à ce point leurs coûts de fabrication. La valeur ajoutée des groupes occidentaux réside sans conteste dans les propriétés novatrices des biens et services qu’ils proposent.
Qui plus est, l’environnement réglementaire s’est considérablement durci depuis la crise financière, entraînant l’apparition de dispositions et de réglementations supplémentaires auxquelles les entreprises doivent s'adapter, et qui nécessitent parfois une refonte de leur vision organisationnelle. Enfin, les entreprises subissent une pression sans cesse croissante en matière de durabilité des modèles économiques et de gestion d'entreprise. Elles doivent pourvoir aux exigences légitimes du public, des consommateurs et des autorités, lesquelles impliquent l’intégration à leurs modèles d’entreprise de ces nouveaux défis – un processus qui requiert une capacité d’adaptation et d’innovation accrue.
The Boston Consulting Group publie chaque année une enquête sur l'innovation en entreprise, et établit dans la foulée le classement des entreprises les plus innovantes du monde. La dernière édition en date de cette enquête, menée en 20094, a permis d’aboutir à plusieurs conclusions intéressantes. Il en ressort notamment que l’innovation reste l’une des priorités stratégiques de la plupart des entreprises ; par contre, elles sont de moins en moins nombreuses à classer l’innovation en tête de leurs priorités. Soixante-quatre pour cent des personnes interrogées la citent encore parmi leurs trois principales priorités, contre 72 % en 2006, et 66 % en 2007 et 2008.
Nous sommes convaincus que l’innovation est essentielle à chaque entreprise, et qu’avec le temps, elle est appelée à devenir un facteur de croissance plus important encore. L’avenir des entreprises sera donc innovant, ou ne sera pas. La réduction des coûts ne constituera jamais un vecteur durable de génération de bénéfices à long terme : en effet, au final, les entreprises ont souvent tendance à aller trop loin, au détriment de l’essentiel et au péril de leurs modèles économiques. L’innovation reste donc le meilleur vecteur de préservation d’un avantage concurrentiel, et la voie la plus sûre vers la création d’une plus-value durable à long terme, à savoir un rendement du capital utilisé qui soit supérieur au coût d'investissement du capital.
L’innovation peut revêtir différentes formes. Elle peut être axée sur des produits (orientée sur les recettes), sur un procédé (organisation/base des coûts) ou sur le marketing (via sa capacité à vendre des biens et services).
Processus d’investissement appliqué au fonds Dexia Equities L Europe Innovation
Dans la stratégie appliquée au sein de Dexia Equities L Europe Innovation, nous insistons volontiers sur l'importance de l'innovation ; nous nous attachons à identifier les entreprises à même de défendre leur avantage concurrentiel.
Nous procédons, au travers d’un rigoureux processus d’investissement, à la sélection des entreprises les plus prometteuses en matière d’innovation. Pour ce faire, nous nous basons sur notre connaissance approfondie des entreprises répertoriées, ainsi que sur un cadre articulé autour des cinq critères suivants : avantage concurrentiel, gestion entrepreneuriale, durabilité et rentabilité de la croissance, environnement intéressant et valorisation attrayante. Nous analysons les compétences en matière d’innovation sur trois niveaux : marketing, produit et procédé. Nous nous attachons ensuite à répondre aux questions suivantes : l’innovation s’avère-t-elle payante ? Le prix de l’innovation se justifie-t-il ?
Les entreprises veillent-elles au caractère novateur et efficace de leurs investissements ? Il importe de préciser que nous excluons les produits de pointe pour lesquels les conditions concurrentielles ne sont pas encore définies, ou manquent encore de stabilité. Dès lors qu’il s’agit de déterminer quelles entreprises présentent le meilleur positionnement, il est capital de bien connaître les entreprises soumises à l'analyse qualificative ou éliminatoire. C’est là que notre expertise en gestion d'actifs prend tout son sens : nous nous basons sur notre excellente connaissance des entreprises cotées pour répondre à ces questions. Le seul tri quantitatif ne suffit donc pas à identifier l’innovation, ce procédé ayant entre autre tendance à se focaliser systématiquement sur les mêmes évidences : budget R&D, immobilisations incorporelles et nombre de brevets en cours de dépôt. Cette approche néglige souvent les aspects plus poussés de l’innovation pratiquée par certaines entreprises.
Nous estimons ensuite pendant combien de temps les marques peuvent retarder l’essoufflement du retour sur investissement et de la croissance, ainsi que la proportion de caractéristiques novatrices intégrée au cours. Nous n’intégrons à notre portefeuille que les modèles les plus convaincants, ce qui donne entre 50 et 70 valeurs.
À ce stade, il importe cependant d’ajouter deux remarques essentielles. Tout d’abord, l'innovation n'est en aucun cas l'apanage des entreprises du secteur (bio)technologique. S’il est fréquent que des entreprises telles qu’Apple et Google se positionnent en tête du classement établi par The Boston Consulting Group, à nos yeux, l’innovation dépasse de très loin le simple cadre des évolutions technologiques : elle touche à tous les secteurs que nous soumettons à nos processus de recherche et d'analyse. Ensuite, il n'est pas rare que les meilleures innovations ne soient ni les plus spectaculaires, ni les plus évidentes. Bien souvent, elles sont loin de sauter aux yeux ; elles s’avèrent cependant toujours très utiles du point de vue de l’utilisateur final. Les questions essentielles sont les suivantes : comment redéfinir les conditions de base de l’activité ? Qui sert-elle ? Que doit-elle offrir ? Et comment pouvons-nous renouveler notre mode de fonctionnement et améliorer notre rentabilité ? Une fois que ces questions ont trouvé réponse, il n’est pas rare que les entreprises soient en mesure d’élaborer des modèles économiques à même de suppléer à l’inimitable « fossé » fréquemment évoqué par Benjamin Graham.
Des secteurs de pointe et des entreprises qui se distinguent
Intéressons-nous à présent à deux entreprises que nous évaluons positivement sur le plan financier, et qui présentent manifestement des caractéristiques novatrices difficiles à identifier de prime abord. Si celles-ci sont parfois difficilement décelables d'emblée, un examen plus approfondi des modèles d'affaire de ces entreprises mène souvent à des découvertes intéressantes.
– Geberit : le groupe Geberit, présent à travers le monde, est le leader incontesté du marché européen des technologies sanitaires. Depuis sa création en 1874, l’entreprise s’attache à son rôle de pionnier dans son secteur ; véritable créatrice de tendances, elle propose une offre très complète de systèmes et de solutions adaptés. Le groupe Geberit, qui affichait un volume de ventes de 2,5 milliards de francs suisses en 2008, emploie 5.700 personnes réparties dans 41 pays. Un millier de ses collaborateurs sont basés en Suisse. Le siège social de Geberit se trouve à Rapperswil-Jona, dans le canton de St. Gall. L'entreprise est cotée sur la Bourse suisse SIX depuis 1999.
Geberit propose aux professionnels du secteur sanitaire des solutions résolument innovantes. Sa puissance novatrice repose sur la recherche fondamentale dans des domaines tels que l’hydraulique, la statique, la prévention des incendies, l’hygiène ou l’acoustique. Geberit a déposé plusieurs brevets, parmi lesquels le joint de compression sans manchon ou l’outil de compression, ainsi que des projets de raccords d’ajustage coulissants et des raccords destinés à divers appareils sanitaires. Le travail d'innovation de Geberit est donc protégé par des moyens légaux – ce qui donne à l'entreprise une longueur d'avance sur ses concurrents. Qui plus est, les produits Geberit ne se contentent pas d’être simplement innovants sur le plan de la conception, ils le sont aussi en matière de durabilité : ces dernières années, l’entreprise a consacré beaucoup de moyens au développement de produits permettant d’économiser l’eau.
– Givaudan : cette société suisse occupe un marché de niche extrêmement intéressant. En sa qualité de chef de file du secteur de la parfumerie et des arômes, Givaudan crée et produit des solutions gustatives et olfactives uniques et innovantes mises au point pour des entreprises internationales, régionales et locales des secteurs alimentaire et des boissons, ainsi que pour des fabricants de produits d’hygiène et d’entretien, et de parfums de luxe. Les composés gustatifs et olfactifs créés sur mesure par Givaudan jouent un rôle central dans la différenciation et le succès des produits que ses clients proposent aux consommateurs. Givaudan, dont le siège se trouve à Vernier, détient 25 % de parts de marché dans un secteur estimé à 17 milliards de francs suisses environ à l’échelle mondiale. L’entreprise est cotée à la bourse suisse SIX depuis son essaimage, en juin 2000 ; elle compte parmi les 30 premières valeurs boursières de Suisse en termes de capitalisation de marché. Chaque année, l’entreprise réinvestit à peu près 10 % de son chiffre d’affaires dans son programme de recherche et développement. Givaudan est une entreprise particulièrement innovante en ce qu’elle dispose d'une capacité rare : elle est à même d'identifier exactement les odeurs et saveurs répondant aux besoins des consommateurs finaux. C’est indispensable, eu égard à l’extrême compétitivité de l’environnement au sein duquel l’entreprise évolue. Les experts de l’entreprise commencent par saisir les arômes et odeurs dans un dossier de recherche. Ils établissent ensuite un mini-laboratoire spécialisé à l’endroit même où ils se trouvent, quel qu’il soit : forêt, jungle, marché, ferme, etc. Ils procèdent alors à l’extraction d’un échantillon des molécules émanant de la source olfactive ou gustative, et rapportent une goutte de liquide contenant la composition moléculaire complète de l'objet de leurs recherches au laboratoire Givaudan. Cette entreprise est intéressante au plus haut point, puisqu’elle incarne littéralement le concept d’innovation dans son domaine de spécialité.
NOTES
- L’École autrichienne (aussi connue sous le nom d’École de Vienne ou d’École psychologique) est une école de la pensée économique qui met l’accent sur la puissance organisatrice spontanée du mécanisme des prix ou du système de tarification. Les représentants de l’École autrichienne soutiennent que c’est la complexité du comportement humain qui rend l’élaboration d’un modèle mathématique d’évolution du marché extrêmement difficile (ou non décidable) et préconisent une approche de l'économie axée sur le "laissez-faire".
- http://www.mckinseyquarterly.com/Surveys/How_companies_approach_innovation_A_McKinsey_Global_Survey_2069#foot1
- http://www.moneyweek.com/investment-advice/innovation-our-best-chance-against-the-rise-of-the-east-46521.aspx
- http://209.83.147.85/impact_expertise/publications/files/BCG_Innovation_2009_Apr_2009.pdf