Marchés émergents : reprise en vue mais les risques persistent

par François Faure et Christine Peltier, économistes chez BNP Paribas

• La croissance des pays émergents a marqué le pas en début d’année, sous l’effet de divers chocs politiques, du resserrement des conditions financières de 2013 et des moindres demandes américaines et chinoises.

• Malgré une croissance décevante, les flux de capitaux vers les marchés émergents ont rebondi au T2 2014 et les conditions financières se sont améliorées. Comme le cycle économique mondial se renforce également, la croissance des émergents devrait pouvoir se redresser.

• Ce scénario reste néanmoins soumis à des risques, qu’ils soient liés à des chocs externes, des crises géopolitiques ou aux vulnérabilités internes des marchés émergents.

• Les risques de crédit, en particulier, sont devenus une source de fragilité non négligeable. Le problème se pose avec une acuité particulière en Chine.

Croissance décevante en début d’année …

Les marchés émergents ont connu une croissance faible début 2014. En moyenne1, la progression du PIB réel a été de 3,2% t/t cvs au T1 2014 (4,6% en glissement annuel), contre 4,6% au T4 2013 (et 4,8% en g.a.). Ce ralentissement tient en partie à la série de chocs politiques qui ont mis à mal l’activité en Ukraine et en Russie, mais également en Thaïlande (troubles qui ont conduit au coup d’Etat militaire), en Afrique du Sud (grèves dans les mines de platine) et au Venezuela (aggravation de la crise politique). Dans tous ces pays, le PIB s’est contracté au T1. D’autres facteurs ont également joué un rôle pendant l’hiver : la demande intérieure s’est ajustée à la baisse (en particulier en Amérique latine) en réponse au durcissement des conditions financières externes de 2013-début 2014 ; la demande des Etats-Unis a fléchi, et le ralentissement économique en Chine s’est accentué, pénalisant la croissance des exportations de ses partenaires commerciaux.

Quelques pays ont aussi surpris positivement début 2014. L’Europe centrale a été jusqu’à présent peu affectée par les événements qui ont éclaté plus à l’Est, et le rebond s’est poursuivi, soutenu par le redressement de la zone euro, et de l’Allemagne en particulier, et par un policy mix légèrement plus accommodant. En Turquie, malgré l’agitation politique et un durcissement prononcé de la politique monétaire, le PIB réel a affiché une solide croissance au T1, grâce aux exportations nettes et aux dépenses publiques. Enfin, l’Inde a bénéficié d’un choc de confiance positif avec la large victoire du BJP aux élections législatives, et une légère reprise s’est amorcée, soutenue jusqu’à présent par un rebond de la consommation et des exportations nettes.

… mais amélioration des conditions financières externes

Les places financières émergentes ont repris des couleurs au cours des quatre derniers mois en dépit d’une croissance décevante. De juin 2013 à mars 2014, les marchés émergents avaient connu une période ininterrompue de sorties nettes de capitaux de la part des investisseurs individuels (provoquées par la mise en œuvre du « tapering » de la Fed, par les anticipations de hausse des taux d’intérêt américains et par les turbulences politiques dans un certain nombre de pays). Cependant, les investisseurs institutionnels ont, sur la même période, maintenu voire renforcé leur exposition totale, atténuant ainsi l’impact de ces sorties de capitaux sur les variables financières.

Depuis avril, les investissements de portefeuille sur les marchés émergents ont de nouveau rebondi. Les entrées nettes en provenance des fonds dédiés aux marchés émergents se sont élevés à USD 17 mds en avril-mai (contre des sorties nettes de USD 130 mds entre juin 2013 et mars 2014 ; données EPFR). L’aversion au risque a en effet chuté, grâce à des facteurs externes (lente amélioration de la demande mondiale, baisse des taux longs aux Etats-Unis au début de 2014, perspectives de détente de la politique de la BCE) mais aussi à des facteurs internes. Ainsi, comme l’indique le FMI dans son «Global Financial Stability Report » d’avril 2014, un certain nombre de pays émergents ont adopté des « mesures appropriées » l’an dernier pour contenir leurs déséquilibres macroéconomiques. D’une part, les déséquilibres extérieurs ont été réduits (déficits courants, réserves de change). D’autre part, la progression du crédit interne a commencé à ralentir en Amérique latine et en Asie, sous l’effet d’une politique monétaire moins accommodante et de taux d’intérêt réels en légère hausse.

Dans l’ensemble, l’épisode de stress qui a secoué les marchés financiers entre la mi-2014 et le début de 2014 a eu des effets modérés sur les actions émergentes, les spreads des obligations internationales et les taux de change, qui ont ensuite enregistré un rebond au cours des quatre derniers mois. Par ailleurs, les tensions sur les taux des emprunts d’Etat en monnaie locale, qui avaient nettement augmenté l’année dernière, se sont atténuées au T2 2014, mais sans que les taux retrouvent les niveaux très bas atteints au premier semestre 2013.

Les risques sur la croissance demeurent élevés

Les conditions de financement extérieur des emprunteurs émergents sont donc devenues plus favorables ces derniers mois (afflux de capitaux, diminution de l’aversion au risque, baisse des taux longs américains, compression des spreads obligataires). En réponse à cette amélioration, la Banque mondiale a révisé à la hausse ses projections de flux de capitaux vers les marchés émergents en 2014 (les entrées nettes de capitaux privés devraient s’élever, d’après les prévisions, à USD 1 336 mds contre moins de USD 1 200 mds par an en 2010-2013). Par ailleurs, le cycle économique mondial s’améliore. Les perspectives de croissance se renforcent progressivement dans les pays du G3. En Chine, la légère reprise amorcée au T2 devrait se poursuivre, soutenue par des mesures de relance fiscale, des dépenses d’infrastructures et l’amélioration des commandes à l’exportation. La demande mondiale, sans être vigoureuse, devrait donc progressivement se redresser. Le FMI comme la Banque mondiale prévoient une croissance du commerce international en volume légèrement supérieure à 4% en 2014, contre 3% à peine en 2013.

Si l’environnement externe doit soutenir la croissance des émergents à court terme, les risques à la baisse restent élevés. Outre les risques inhérents à la reprise toujours fragile des pays du G3, les principales menaces pouvant affecter la demande mondiale et/ou les prix des matières premières sont liés : (i) à la Chine – les facteurs structurels de son ralentissement économique, l’excès de dette, les risques de crédit et la correction du marché immobilier pourraient limiter la reprise prévue, pesant alors un peu plus sur la demande chinoise de biens et de matières premières; (ii) aux risques géopolitiques – d’une part, la crise entre l’Ukraine et la Russie pourrait ralentir le redressement économique qui s’amorce en Europe centrale. De plus, même si des sanctions directes sur le secteur énergétique russe sont peu probables à ce stade, des perturbations des approvisionnements en énergie et en céréales sont possibles. D’autre part, la crise irakienne constitue une autre source potentielle de perturbation des prix mondiaux du pétrole (l’Irak était, en mai 2014, le deuxième producteur de l’OPEP). Jusqu’à présent, le conflit n’a pas eu d’impact direct sur la production locale, mais il a déjà poussé à la hausse les prix du pétrole. Compte tenu du risque de crise durable et de la dimension régionale du conflit, les pressions sur les prix du brut pourraient persister dans les prochains mois.

En outre, les facteurs qui expliquent l’amélioration récente de l’environnement financier international sont fragiles et pourraient changer rapidement en cas de choc négatif ou de nouvelle focalisation des investisseurs sur le cycle de resserrement à venir de la Fed. Les pays émergents restent largement dépendants de sources de financement externe volatiles : alors que les IDE ont été relativement stables sur la période 2011-2013, représentant environ 2% du PIB, les investissements de portefeuille sont très importants2, renforçant le risque de sorties de capitaux soudaines et d’instabilité des marchés financiers en cas de nouvelles tensions.

Les risques pesant sur la croissance dans les pays émergents sont également liés à des vulnérabilités propres à ces pays. Ainsi, d’importantes contraintes d’offre continuent de freiner l’activité dans des pays tels que l’Afrique du Sud, le Brésil, l’Inde ou la Turquie. Par ailleurs, les pays émergents ont, dans leur ensemble, connu une forte progression de leurs ratios d’endettement au cours des cinq dernières années et, plus récemment, une montée des risques de crédit. Le resserrement nécessaire de leurs conditions monétaires et de crédit pourrait alors constituer un frein à la progression de la demande interne à court terme.

Risques de crédit sur fond de croissance moins dynamique et de hausse des taux d’intérêt

Entre fin 2008 et fin 2013, le ratio du crédit bancaire sur PIB des vingt principaux pays émergents est passé de 60% à 90% – et de 57% à 70% si on exclut la Chine. Les crédits aux entreprises ont représenté environ 60% de cette progression. L’analyse par région montre que les pays asiatiques ont enregistré les progressions les plus fortes et ont les ratios d’endettement les plus élevés, mais la dynamique de la dette a également été soutenue dans d’autres grandes économies comme le Brésil, la Russie et la Turquie. De plus, pour un certain nombre de pays, l’accroissement de la dette interne s’est accompagné d’une hausse de la dette extérieure du secteur privé non bancaire.

L’accumulation de la dette des entreprises des pays émergents est devenue une source de fragilité étant donné que : i) la croissance économique a connu un tassement progressif au cours des quatre dernières années et ii) les taux d’intérêt ont tendance à augmenter depuis 2013 (même si les coûts de financement externe se sont réduits au T2 2014). Une hausse des taux d’intérêt réels des pays émergents est attendue à court-moyen terme (c’est déjà le cas dans certains pays asiatiques). Les taux sur les emprunts d’Etat en monnaie locale ont commencé à augmenter pendant l’épisode de stress financier de l’an dernier et les taux directeurs ont entamé une tendance haussière avec les premières mesures de resserrement de la politique monétaire. Certes, les taux d’intérêt réels sont encore nettement inférieurs aux niveaux antérieurs à 2009, mais l’environnement économique mondial est aussi beaucoup moins favorable.

Le ralentissement de la croissance du PIB et la hausse des coûts de financement laissent donc entrevoir une montée des risques de crédit dans les pays émergents. La comparaison inter-pays de quelques indicateurs de base (croissance du PIB réel, dynamiques de crédit, taux d’intérêt réels, variation des taux de change) suggère que la Chine, le Brésil, l’Inde et la Turquie sont les pays premiers vulnérables à une hausse des risques de crédit – cette étude ne mesure pas le risque de crise bancaire systémique ni la capacité des banques à faire face à une détérioration de la qualité des actifs.

En Chine, le problème du risque de crédit est particulièrement sérieux compte tenu de l’ampleur du récent « boom du crédit » (la dette interne du secteur privé non financier est passée de 118% fin 2008 à 188% fin 2013) et parce qu’une part croissante des financements à l’économie a été distribuée par les institutions de «shadow banking » (les prêts bancaires traditionnels représentaient près des trois quarts de la dette interne en 2013, contre 87 % en 2008). Ces institutions sont restées insuffisamment réglementées et contribuent à la hausse des risques de liquidité dans le système financier. Pour réduire les risques de crédit, les autorités chinoises n’ont pas d’autre choix que de contenir la progression de la dette, renforcer le cadre de supervision et réduire le risque d’aléa moral dans le secteur financier (raison pour laquelle quelques défauts d’entreprises ont été « autorisées » depuis le début de l’année). Les autorités disposent en fait d’une marge de manœuvre très limitée et sont à la recherche permanente du bon dosage entre resserrement des conditions de crédit d’une part, soutien à l’activité économique à court terme d’autre part. Un véritable dilemme que vient aggraver la correction en cours sur le marché immobilier (baisse des mises en chantier et des transactions, ralentissement de la progression du prix des logements). Soit les autorités maintiennent une orientation restrictive de la politique immobilière, entraînant un risque de correction prolongé du marché et d’importantes répercussions sur l’économie dans son ensemble, soit elles ajustent leur politique. Ceci pourrait permettre de stabiliser le secteur immobilier et aider la croissance du PIB, mais risque aussi de ralentir encore le processus de ralentissement de la progression du crédit ainsi que le rééquilibrage du modèle de croissance chinois. Jusqu’à présent, seules des mesures très ciblées ont été introduites (principalement par les collectivités locales) pour enrayer le repli du marché immobilier.

En conclusion, nous estimons que l’environnement international plus porteur devrait donner un coup de pouce à la croissance dans les pays émergents au cours des prochains trimestres. Des risques à la baisse subsistent néanmoins. Ces risques sont de trois sortes : d’origine externe (liés à la demande mondiale, aux prix des matières premières, aux conditions de financement au niveau international), dictés par le rythme de ralentissement de la croissance chinoise, ou induits par l’ajustement nécessaire de la dynamique du crédit domestique / de la demande intérieure dans un certain nombre de grands pays après plusieurs années de forte hausse de l’endettement. Dans l’ensemble, nous tablons sur une croissance moyenne du PIB réel dans les marchés émergents de 4,4% en 2014. Une performance qui reste néanmoins inférieure à la moyenne passée dans ces pays et qui marque la quatrième année consécutive de ralentissement dans le monde émergent (la croissance moyenne du PIB réel s’est repliée de 7,4% en 2010 à 4,5% en 2013).

NOTES

  1. Notre échantillon comprend les 28 plus grandes économies émergentes.
  2. Selon les estimations du FMI, le stock d’investissements de portefeuille en titres obligataires émergents détenus par des investisseurs des pays développés représentait environ 5% du PIB à la fin de 2013.

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