Marchés obligataires : l’Ecosse, le crédit, les salaires, le dollar…

par Chris Iggo, Directeur des investissements obligataires chez AXA IM

Si l’Écosse choisit de quitter le Royaume-Uni la semaine prochaine, les conséquences pour les actifs financiers en livres sterling, ainsi que pour les entreprises et la politique britanniques sont multiples. À l’heure où nous écrivons, le « non » l’emporterait, mais les marchés ont été surpris par son maigre avantage sur le « oui ». Concernant les actifs exposés à l’Écosse, les perspectives dépendent de l’évolution de l’économie écossaise après l’accession à l’indépendance : la part des droits d’exploitation des puits pétroliers conservés, celle des gilts britanniques en circulation qu’elle devrait prendre à sa charge et la devise utilisée. Les risques sont principalement baissiers, car il n’existe véritablement aucune réponse à ces questions. D’après mon épouse, qui est écossaise, la séparation n’aura pas lieu. Cela me plaît…

Calédonie et Catalogne

Cette semaine, nous avons travaillé sur nos prévisions pour les marchés obligataires et l’économie mondiale jusqu’à la fin de l’année et la question de l’Écosse reste lancinante. Or, elle est susceptible d’accentuer considérablement la volatilité. Je ne suis pas sûr de la réaction des marchés si le « oui » gagne, mais j’en ai eu un aperçu la semaine dernière. La livre sterling pourrait chuter, les actions aussi, et le marché des gilts pourrait enregistrer une volatilité accrue, face à la possibilité d’une vente massive par les investisseurs étrangers (négatif) et d’une modification des prévisions de taux d’intérêt de la Banque d’Angleterre (positif). Les risques conditionnels liés au « oui », notamment l’incertitude politique au Royaume-Uni (sort de David Cameron et rôle de la monarchie), la position équivoque du Royaume-Uni par rapport à l’Union européenne et la galvanisation éventuelle des autres mouvements séparatistes, notamment en Catalogne. Sans oublier les coûts économiques pour le Royaume-Uni en général, à cause de l’incertitude, et l’Écosse en particulier, en raison des flux de capitaux sortants, notamment concernant les investissements. Si le « oui » est majoritaire, nous disposerons de suffisamment de temps pour en évaluer les retombées et je crois sincèrement que le projet économique d’une Écosse indépendante est trop vague pour permettre d’établir des prévisions actuellement. Je ne m’y attarderai donc pas pour l’instant.

Le cycle du crédit décide du cycle des taux, qui détermine à son tour le cycle de la politique monétaire

D’après le premier volet de nos prévisions trimestrielles, le panorama des marchés obligataires était dominé par un thème : l’évolution de la politique monétaire des principales économies jouera un rôle clé. L’assouplissement quantitatif et les autres mesures de relance ont entraîné une envolée des prix et une compression des primes de risque. Il existe effectivement une corrélation positive entre les taux sans risque (bons du Trésor américain et Bunds allemands) et les primes de risque (crédit et obligations à haut rendement, et spreads des États périphériques). Un cycle de politique monétaire déclenché en réaction à un accès de faiblesse macroéconomique réel ou perçu a entraîné un abaissement des rendements sans risque et un accroissement de la liquidité, à l’origine d’un bond des prix des actifs financiers et d’une réduction des primes de risque, car le cycle dépend de « bonnes nouvelles » provoquées par de « mauvaises nouvelles » pour les actifs risqués. Ainsi, en Europe, la « mauvaise nouvelle » des prévisions d’inflation revues à la baisse a débouché sur la « bonne nouvelle » d’un gonflement du bilan de la Banque Centrale Européenne (BCE) de 1.000 milliards EUR au cours de l’année à venir. Les rendements des Bunds allemands ont reculé au 3e trimestre et les spreads de risque sont moins élevés qu’au début de l’année. Si la BCE est en mesure d’accroître la liquidité par le biais de ses programmes d’achats de titres (Targeted Longer-Term Refinancing Operations (TLTRO), obligations sécurisées et titres adossés à des actifs), cela permettra de resserrer encore davantage les spreads. Les entreprises devraient limiter leurs emprunts tant que les perspectives économiques sont incertaines. Les investisseurs seront donc peu enclins à attribuer des primes de risque plus élevées. La situation devrait continuer à ressembler à celle du Japon. En effet, le marché du crédit japonais s’est contracté à partir de 2001, la déflation persistante décourageant l’emprunt. Les spreads étaient extrêmement étroits, car la menace de déflation stimulait le désendettement, malgré une économie atone. Le moral est au beau fixe concernant le crédit européen. En effet, les niveaux actuels montrent que les marchés ne s’attendent pas à une réussite de la BCE ou à une reprise économique à court terme. Pour reprendre une remarque entendue lors d’un dîner cette semaine, « rien ne bat l’assouplissement quantitatif ; il gagne à tous les coups ». Vous vous rappelez lorsque les marchés de taux sont devenus des marchés du crédit pendant la crise des pays périphériques. Aujourd’hui, c’est l’inverse qui se produit.

Montée des taux ? Quand les spreads ont-ils été concernés ?

Penchons-nous sur la relation entre les taux sans risque et les primes de risque. Normalement, il existe une corrélation négative, comme l’illustrerait un marché où prédomine l’aversion au risque. Les mauvaises nouvelles ou les chocs entraînent un élargissement des spreads et un afflux de capitaux vers des valeurs refuges telles que les bons du Trésor américain. Certains considèrent également que les cycles de durcissement monétaire passés ont produit une corrélation négative, car les taux sans risque suivent la courbe ascendante des taux directeurs, tandis que les primes de risque baissent dans un contexte économique très favorable. Au cours de l’année écoulée, j’ai discuté avec de nombreux interlocuteurs de la capacité des spreads de crédit à se maintenir aux niveaux actuels, voire de baisser encore plus, pendant que la politique monétaire se normalise. Je ne crois pas que cela sera le cas dans le cycle actuel. Si l’assouplissement quantitatif a pris le dessus sur une relation plus normale, sa disparition devrait signifier une hausse des taux sans risque, et donc des primes de risque. La question est tout autre pour les marchés du crédit outre-Atlantique, où on pourrait raisonnablement s’attendre à une remontée des primes de risque dans tous les cas de figure, en raison du processus de réendettement en cours des entreprises américains. Si les taux américains progressent début 2015, cela pourrait poser problème pour le crédit investment grade et à haut rendement américains, et pour la dette des pays émergents libellée en dollar.

Hausses salariales

Autre thème important des perspectives macroéconomiques, qui ont toujours des répercussions majeures sur le timing des mesures de politique monétaire : les prévisions d’inflation… …ou plutôt, l’absence d’inflation. Au niveau mondial, les prix des denrées alimentaires et de l’énergie restent maîtrisés. Celui du pétrole est désormais bien inférieur à 100 USD le baril malgré des problèmes d’approvisionnement au Moyen-Orient. La croissance de la production américaine de pétrole brut au cours des dernières années a contribué à réduire la volatilité des prix mondiaux de l’énergie. Sur le plan interne, le facteur fondamental des prévisions d’inflation est la hausse des salaires. Depuis la crise financière, les employés ne sont pas assez sûrs d’eux pour demander des augmentations et les dirigeants d’entreprise ne souhaitent pas nécessairement voir leur masse salariale progresser, en particulier avec un coût du capital si bas. Les mécanismes des négociations salariales ne correspondent pas toujours au modèle de Philips Curve et la croissance réelle des salaires pourrait refléter, avec un décalage important, la bonne santé du marché de l’emploi. En Europe, le démantèlement de l’État-providence et la réduction des effectifs du secteur public ont entraîné une élévation de l’offre de main-d’œuvre (taux de participation), d’où un maintien de la pression sur les salaires. Au Royaume-Uni, l’immigration et l’économie souterraine ont le même effet. L’inflation est évidente dans l’immobilier et les actifs financiers, mais pas encore dans le principal facteur de coût des économies développées, les salaires. L’inflation peut-elle repartir malgré tout ? Les entreprises pourraient relever leurs prix afin de doper leurs marges, puisque la demande est forte, mais l’exemple du secteur du commerce de détail britannique nous montre que cela est peu susceptible de se généraliser. En réalité, personne n’en sait rien. Les banques centrales craignent que l’inflation soit trop faible, mais certaines d’entre elles redoutent également que le maintien prolongé de conditions monétaires trop laxistes favorise une poussée soudaine d’inflation. La Réserve fédérale des Etats Unis (Fed) et la Banque d’Angleterre devraient donc se servir de leur marge de manœuvre pour relever les taux dans les deux années à venir. D’après le consensus Bloomberg, une progression de 0,4 % est à prévoir pour l’IPC britannique d’août la semaine prochaine , soit un taux d’inflation en glissement annuel de 1,5 %. De mon côté, je m’attends à un retour progressif vers un IPC de 2 % début 2015.

Le dollar se ressaisit

La Fed a (probablement) envoyé des signaux aux marchés récemment, à travers deux articles techniques, l’un suggérant que la baisse du taux de participation était une tendance structurelle (autrement dit, le taux de chômage actuel représente plus fidèlement les tensions du marché de l’emploi) et l’autre, que le marché s’était empressé à tort d’intégrer une hausse des taux d’intérêt l’an prochain, malgré les projections économiques, qui vont clairement dans le sens contraire. Le communiqué du FOMC (Federal Open Markets Committee) de la semaine prochaine pourrait laisser entrevoir la possibilité d’une hausse des taux d’intérêt. Certes, nous considérons qu’un relèvement des taux américains au 1er semestre 2015, avec son corollaire, une vue négative sur les bons du Trésor américain, est possible, en particulier sur la partie courte et moyenne de la courbe de rendement. Par conséquent, il faut préférer les obligations européennes à court terme (faibles taux, achats de la BCE, faible inflation et désendettement) aux obligations américaines (taux en hausse, fin de l’assouplissement quantitatif, inflation à 2 % et réendettement) et le dollar aux autres devises. L’indice en dollar a gagné du terrain récemment (progression du DXY de 4 % depuis la fin du mois de juillet) et on enregistre d’importants mouvements contre certaines devises émergentes (rand sud-africain, peso colombien et real brésilien, par exemple). La vigueur du dollar ne devrait pas modifier fondamentalement le calendrier de la Fed pour le durcissement de sa politique, mais pourrait offrir une bouffée d’oxygène à la zone euro et à certains marchés émergents qui se sont difficilement remis des turbulences des marchés de ces deux dernières années.

La Fed mettra bientôt un terme à ses achats…

Nous arrivons à la fin de nos réflexions sur la situation des marchés, mais je pressens que nos vues concernant la fin d’année resteront globalement prudentes, le thème central étant le risque d’une correction de l’ensemble de la classe d’actif lorsque le durcissement monétaire se matérialisera. Selon notre modèle, ce seront les facteurs macroéconomiques et techniques qui guideront les prix des obligations. La demande institutionnelle en obligations restera plus forte que jamais, mais les principales économies ne présenteront pas toutes le même cycle macroéconomique. Les prévisions de performance totale devraient être faibles, compte tenu du redressement déjà enregistré et des niveaux de rendement et de spread actuels. L’Italie emprunte moins cher à 10 ans que le Royaume-Uni. S’il ne fait aucun doute que celui-ci est confronté au dossier écossais à court terme, il est loin de la fragmentation politique et de la fragilité budgétaire de l’Italie. En outre, leurs notes de crédit n’ont rien de comparable. En résumé, l’assouplissement quantitatif fait oublier tout le reste. À la BCE de jouer à présent.