par Isabelle Job, économiste au Crédit Agricole
• La zone euro a une responsabilité collective pour avoir laissé gonfler en son sein d’importants déséquilibres économiques et financiers en forme de jeu de miroir, avec trop de dette d’un côté et trop d’épargne de l’autre. A l’heure où la purge plonge l’Union dans une crise sans précédent, la solution viendra de stratégies coopératives et solidaires.
• La stratégie actuelle qui mêle de l’austérité pour réduire déficits et dettes et des baisses de salaires pour gagner en compétitivité ne fonctionne pas, dans un contexte de croissance globale plus faible et de comportements similaires au sein de la zone euro. En toile de fond, s’installe le risque d’une instabilité chronique entre finance-économie et politique, dans un contexte déflationniste.
• La capacité d’acceptation du corps social a atteint ses limites comme en témoigne la montée dangereuse des partis extrêmes et populistes en Grèce et la percée électorale des mouvements contestataires partout ailleurs.
• La voie de sortie est donc plus qu’étroite et suppose d’abord une vraie inflexion de stratégie au niveau européen avec une solidarité financière sans faille, couplée à des initiatives de croissance et des programmes de rigueur moins contraignants car plus étalés dans le temps, liées à des programmes de réformes et de soutien à la croissance mieux construits.
• L’Europe se doit aussi d’établir de nouvelles règles du jeu et des institutions viables sans quoi les marchés financiers vont rester le principal arbitre de l’évolution de la zone euro, ce qui est dangereux. La durée nécessaire au débouclage ordonné des déséquilibres passés et à une transition vers un nouveau régime de croissance entre en effet en conflit avec le temps court des marchés financiers.
• Pour combler les failles organisationnelles par lesquelles s’engouffre la spéculation, la BCE doit à court terme se montrer moins dogmatique et mener des actions en dernier ressort pour refinancer les Etats fragiles à des conditions financières viables, donnant ainsi aux systèmes bancaires des conditions de fonctionnement moins tendues. C’est une solution d’urgence pour stabiliser l’ensemble et laisser du temps à l’Union économique et monétaire de parachever son intégration. Le projet de fédéralisme budgétaire doit être conçu comme un aboutissement et non comme un palliatif à la crise, pour être acceptable et accepté par tous. Il fixe un horizon qui marque l’engagement de tous.
Les derniers développements économiques font craindre que les plans drastiques d’ajustement budgétaire mis en place un peu partout en Europe ne s’avèrent stériles, voire contreproductifs, avec comme principal menace un dérapage ininterrompu des déficits et des dettes, sur fond d’étiolement des économies, selon un schéma autoentretenu de spirale déflationniste. L’Espagne, l’Italie et même les Pays-Bas (pourtant adepte du rigorisme allemand) ont averti ne pas pouvoir tenir leurs engagements budgétaires sous peine de causer des dommages trop importants à leurs économies respectives. Les pays en cure tirent la sonnette d’alarme de peur de s’enfoncer dans des trappes à austérité synonymes d’asphyxie conjointe de la croissance et des finances publiques qui, dans des cas extrêmes, comme en Grèce, peuvent prendre des allures de dépression économique.
Nous écrivions en fin d’année dernière (cf. Eclairages Macro « Grèce versus Argentine ») que « les plans d’ajustements mêlant de l’austérité, des baisses nominales de salaires (dévaluation interne) et une récession sévère et persistante sont voués à l’échec… avec le risque de développement d’une instabilité chronique entre finance-économie et politique ». La capacité d’acceptation du corps social a depuis montré ses limites avec des électeurs grecs qui ont rejeté l’austérité sur fond de montée dangereuse des partis extrémistes et populistes, sans pour autant refuser l’union monétaire.
Austérité pour réduire déficits et dettes et baisse des salaires pour gagner en compétitivité sont aujourd’hui les deux faces de la stratégie de sortie de crise en Europe.
Ces sacrifices de court terme ne peuvent avoir du sens que s’ils s’accompagnent d’une vision de long terme, pour redonner espoir et confiance à des populations, qui se sentent aujourd’hui accablées. Ils n’ont de sens aussi que s’ils donnent assez vite (un à deux ans) de premiers résultats positifs. L’idée aujourd’hui d’associer au pacte budgétaire, un pacte de croissance est une manière de concilier l’impératif de la purge tout en offrant de vraies perspectives de redressement économique. Même si ces intentions sont louables, c’est en fait l’ensemble de la stratégie européenne qui demande à être repensée, en la recalibrant dans le temps et par outils.
Adoucir l’amertume
Pour être caricatural, aujourd’hui le Nord de l’Europe s’érige en victime expiatoire d’un Sud dilapidateur qui doit s’astreindre à une cure d’austérité forte pour assainir au plus vite ses finances. La Grèce, à l’épicentre de la crise, a de ce point de vue valeur d’exemple. Outre les « présentations » comptables qui ont permis de masquer l’état réel des finances publiques, les problèmes endémiques de collecte fiscale (évasion fiscale massive) et le gonflement des effectifs publics (à des fins de clientélisme politique) ont entraîné le déficit budgétaire grec sur une trajectoire ascendante avant le dérapage ultime de 2008-2009. Un secteur public hypertrophié et inefficace et une accumulation excessive de dette publique sur fond de crise ont fini par plonger le pays dans l’insolvabilité. En même temps, les salaires privés ont été, aussi, aspirés vers le haut, sans effet négatif visible.
Mais, ce cas singulier n’est pas extrapolable à tous les pays d’Europe aujourd’hui en difficulté. Prenons les exemples de l’Espagne ou de l’Irlande où les dérives budgétaires n’incombent pas tant à la prodigalité des États eux-mêmes qu’aux errements des acteurs financiers qui ont pêché par excès en alimentant la formation de bulles géantes, immobilière et de crédit. Le manque de discernement des Etats, et des banques centrales nationales, qui n’ont pas su détecter ou prévenir la formation de ces déséquilibres financiers, est à la mesure de l’aveuglement collectif qui a caractérisé cette période d’euphorie.
De manière très schématique, au Sud, tout s’est passé comme si les pays avaient été victimes d’une forme de « syndrome hollandais » avec secteurs hypertrophiés (le plus souvent construction, immobilier, finance) qui ont capté une part grandissante des facteurs de production (travail et capital), et ont stimulé la demande de biens et services avec à la clef de l’inflation des prix et des salaires, synonyme de perte de compétitivité. Le gonflement des déficits extérieurs témoigne de la montée de ces déséquilibres, mais leur financement indolore a atténué l’urgence de l’ajustement, indolore du fait de la crédibilité même de la zone euro. L’Espagne et l’Irlande sont de ce point de vue des cas exemplaires avec des bulles, immobilières et de crédits, majeures qui ont laissé, après leur éclatement, des économies exsangues et des tombereaux de dette à rembourser. La « socialisation de ces pertes » explique en majeure partie la dégradation rapide et dans de larges proportions des équilibres publics.
Cependant, cette accumulation de dettes au Sud trouve son pendant au Nord (Allemagne en tête) au travers d’un accroissement des surplus d’épargne. Ce gonflement des déséquilibres intra-zone euro en forme de jeu de miroir avait sa logique avec une demande financée à crédit au Sud par des flux de capitaux privés en provenance d’un Nord, qui ayant fait le choix de la « désinflation compétitive » pour relancer sa machine à exporter, avait tout intérêt à soutenir une telle dynamique de consommation chez ses principaux débouchés commerciaux. Le surplus de rémunération généralement offert aux épargnants du Nord pour détenir les dettes du Sud était en outre appréciable (et apparemment sans danger avec l’adhésion à l’Euro) dans un environnement caractérisé par des rendements faibles post-bulle internet. L’inflation plus forte au Sud et des taux réels bas, voire négatifs, ont été des pousse-au- crime, en stimulant offre et demande de crédits, jusqu’à l’overdose.
Cette logique des déséquilibres a volé en éclat avec la crise après l’arrêt brutal (phénomène de sudden stop) de ces flux de financements privés sur fond de questionnement croissant sur la soutenabilité des dettes, obligeant l’Europe à y substituer des fonds publics (prêts bilatéraux à la Grèce, FESF puis MES) pour éviter que ces pays à finances fragiles soient acculés au défaut.
Faire converger l’ensemble demande une réponse symétrique, fruit d’efforts partagés entre un Sud qui n’échappera pas à une cure d’austérité (qui devra être correctement calibrée) et un Nord qui doit se montrer moins frugal pour soutenir l’édifice de croissance, le tout assorti d’une solidarité financière certes contraignante mais sans faille.
Etant donné les niveaux de dettes atteints dans les pays européens, nul ne doute en effet que la consolidation budgétaire soit une nécessité pour les pays pris au piège de la dette, seuls l’ampleur des ajustements requis et leur temporalité soulèvent question.
Le tort est d’avoir voulu donner des gages d’un assainissement rapide des finances publiques sans doser les efforts de manière à ce qu’ils soient économiquement et socialement supportables.
D’abord, les interactions négatives entre rigueur et croissance ont été largement sous- estimées avec des cibles trop ambitieuses de réduction de déficits sur fond de prévisions trop optimistes d’activité, et trop optimistes sur l’effet des réformes Cibler le déficit public total a conduit à une surenchère à l’austérité, avec des mesures de rigueur sans cesse réévaluées en hausse pour compenser la dégradation conjoncturelle du déficit en raison de l’approfondissement de la récession des économies en cure. Les révisions fréquentes et concomitantes des objectifs budgétaires et des projections de croissance en attestent.
Ces plans ont été par ailleurs conçus selon une logique du « toutes choses égales par ailleurs » sans prendre en considération les phénomènes de boucles auto-renforçantes liées à la généralisation des programmes d’austérité au sein d’un espace communautaire qui commerce essentiellement avec lui-même. Alors que chaque pays de la zone euro aspire aujourd’hui à être tracté par l’extérieur, les demandes domestiques des économies partenaires plient toutes (ou presque) sous le poids de la rigueur, sans créer au sein de la zone euro des relais de croissance suffisants. Dit autrement, la zone euro ne s’est pas mise dans une stratégie globale d’expansion pour régler ses problèmes internes mais, au contraire, d’accroissement de ses déséquilibres.
Enfin, rien n’a été fait pour contrebalancer le coût économique des réformes structurelles qui ont à court terme des effets nocifs sur la croissance selon un schéma de courbe en J. La libéralisation des marchés des biens et services ou du travail pose certes les jalons d’une croissance future, mais au prix de la disparition d’activités peu compétitives et d’une montée transitoire du chômage, sources d’affaiblissement de l’activité domestique et de hausse mécanique des déficits publics.
L’urgence est donc de redimensionner les plans d’ajustement en les lissant dans le temps, afin de les rendre soutenables. Une façon serait de doser les efforts en fonction des évolutions conjoncturelles, pour éviter à tout prix une telle surenchère à l’austérité en cas d’inflexion cyclique marquée. Il y aurait du sens également à donner une prime aux réformes de fond, en réduisant les efforts budgétaires à proportion des effets récessifs liés à leur mise en œuvre. Enfin pour éviter que la zone euro soit aspirée dans une spirale récessive, il convient de ne pas appliquer la rigueur à tous ou bien de tous en faire moins et même pour certains de pas en faire du tout. Le Nord a les moyens de jouer un rôle de locomotive en rehaussant sa demande domestique (longtemps sous pression en raison de la disette salariale) soit au travers de mesures stimulantes ciblées, soit par des concessions salariales plus généreuses avec l’acceptation d’un surcroît d’inflation.
Comme les importants sacrifices au Sud ne vont pas faire disparaître instantanément les besoins de financement externes de ces pays, des transferts de revenus en provenance du Nord paraissent inévitables, qu’ils soient privés ou en dernier ressort publics (principe de solidarité). Rappelons que la zone euro dans son ensemble a des comptes courants à l’équilibre, ce qui veut dire que la région a la capacité chaque année de s’autofinancer. Les flux de capitaux privés se sont taris à l’intérieur de l’Union à mesure que la défiance à l’égard des actifs de la zone montait. Le PSI grec, qui s’appuyait sur le principe d’équité avec un partage du fardeau avec les créanciers privés, a fondamentalement altéré la perception qu’ont les investisseurs de la qualité intrinsèque des signatures souveraines et porté atteinte à l’engagement de la zone euro – pas de défaut public, pas de sauvetage. Les gouvernements ont été contraints dans l’urgence à suppléer cet assèchement de capitaux privés en instaurant les mécanismes officiels d’aide au financement des pays ayant perdu la confiance des investisseurs et leur accès au marché. Ramener la confiance ne sera pas facile, notamment tant que subsistent des doutes sur la solvabilité d’Etats financièrement fragiles.
Le moyen le plus évident est celui de la mutualisation des dettes souveraines sous la forme d’émission d’euro-obligations qui permettrait de mobiliser à nouveau des sources de financement privé en ôtant le stigmate associé aux émissions des pays fragiles. On sait cependant que cette solution nécessite d’aller plus loin dans la voie du fédéralisme budgétaire, avec à la clef des évolutions institutionnelles et un transfert important de souveraineté. Ce projet de fédération s’inscrit donc dans la longue durée et doit être conçu comme une forme d’aboutissement, non comme un palliatif à la crise actuelle. La résorption, même partielle, des déséquilibres macroéconomiques et un minimum de convergence fiscale paraissent des préalables à l’approfondissement de l’Union, un peu à l’instar du processus de convergence pré- accession, la finalité n’étant plus l’adoption de l’euro mais l’émission d’euro-obligations. Dès à présent, l’émission d’un Grand Emprunt Européen ou de « Project Bonds », assortie pourquoi pas d’avantages fiscaux pour les résidents de l’Union ou de garanties en capital, pourrait permettre de canaliser cette épargne et la mettre au service de projets innovants à l’heure où les Etats n’ont plus guère les moyens d’investir dans l’avenir. Car le vrai enjeu aujourd’hui est celui du renforcement de la croissance potentielle, sans laquelle le poids des dettes a peu de chance de se résorber.
Parler d’avenir
Les politiques de seule austérité ne peuvent pas en effet marcher avec comme on l’observe le développement d’une instabilité chronique entre la finance, l’économie et le politique. Le rejet massif de la population grecque des politiques de rigueur sur fond de montée dangereuse des partis extrémistes et populistes hostiles au programme de la Troïka doit sonner comme une alerte avec le risque que ces mouvements contestataires fassent tâche d’huile, là où les poids des ajustements paraissent difficilement tolérables et où une part croissante de la population, en particulier les jeunes, se trouve marginaliser. Les sacrifices demandés aujourd’hui ne peuvent avoir du sens que s’ils s’accompagnent d’une vision de plus long terme, pour redonner espoir et confiance à des populations, qui se sentent aujourd’hui accablées. Si la Grèce ou d’autres pays en difficultés ne peuvent se passer d’une perfusion financière, ils ont aussi besoin d’une vision et d’un projet d’avenir pour créer un nouvel élan. D’où l’importance de mettre en place des stratégies de croissance, à l’image de l’agenda de Lisbonne qui dès 2000, avait défini une stratégie commune de moyen terme pour croître plus vite tous ensemble.
L'objectif était de faire de l’Union européenne « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d'ici à 2010, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale ». Mais cette approche de la coordination des politiques économiques s’est voulue souple puisqu’elle a essentiellement consisté à donner des conseils de politique générale sans mécanismes, soit incitatifs pour les mettre en application ou dissuasifs pour sanctionner les stratégies économiques vouées à l’échec. Les pays sous programme d’ajustement se sont déjà engagés à mener des réformes structurelles (proches des recommandations de Lisbonne) visant à flexibiliser leur économie pour créer les conditions d’un rebond privé.
Aller un cran plus loin demande de définir les contours de l’Europe de demain, tout en se dotant des moyens pour promouvoir cette transformation. On pense notamment aux fonds structurels, aujourd’hui sous-utilisés et aux prêts de la BEI pour soutenir l’initiative privée, lesquels doivent être mis au service d’une vraie stratégie industrielle à l’échelle européenne. Le renforcement de la croissance passera en effet par la capacité de la zone euro à investir dans des secteurs porteurs : le numérique et l’environnement sont des axes de développement souvent évoqués comme recélant d’importants gisements de croissance et de nouvelles opportunités de marchés. Rediriger les fonds vers un nombre limité de secteurs prioritaires aurait pour avantage d’éviter l’écueil d’un saupoudrage des aides aux effets souvent trop dilués et peu probants. Dans tous les cas, insérer la Grèce ou d’autres pays fragiles dans la chaîne de la valeur ajoutée mondiale demande une réflexion sur le maillage industriel à l’échelle de la zone euro, sur le développement (au besoin) d’infrastructures paneuropéennes de qualité et des flux de capitaux et de main-d’œuvre pour diffuser savoir-faire et innovation. Un coup de pouce pourrait être donné aux pays en difficulté qui souffrent d’un handicap de compétitivité en décrétant des Zones (pays) économiques spéciales, non pas en franchise de douane mais avec des avantages fiscaux et une simplification des procédures administratives pour attirer investisseurs étrangers (européens notamment) et locaux. On peut se souvenir que la zone franche de Shannon en Irlande a eu un rôle essentiel dans l’essor industriel (Informatique, Pharmacie) du pays, alors considéré comme le plus pauvre d’Europe. L’impôt sur le revenu des sociétés en Irlande, un des plus faibles de l ́Union européenne (12,5 %), a réduit son attractivité mais confère aux pays un avantage fiscal/concurrentiel certain, qu’il serait juste d’étendre aux pays à réindustrialiser, au moins sur une base temporaire.
Pour sécuriser l’environnement d’investissement, il convient donc d’envoyer un message fort d’intégration tout en réaffirmant le caractère irréversible de l’Union, une façon de créer une solidarité de fait et non plus seulement de crise (mais sans complaisance avec une supervision macroéconomique et financière élargie et renforcée). Il faut dans le même temps faire émerger de nouveaux mécanismes pour réduire la pression exercée par les marchés dont le court-termisme entre en conflit avec la notion de durée nécessaire au débouclage ordonné des déséquilibres passés et à une transition sans heurts vers une nouveau régime de croissance.
Dompter les anticipations
En premier lieu, il convient de rappeler que la configuration de marchés a favorisé l’endettement au travers de conditions financières avantageuses et dans le cas d’Etats grâce à l’appétit insatiable des investisseurs institutionnels et des banques pour les actifs sans risque, soit par conservatisme, soit en raison de contraintes réglementaires qui les ont incités à investir dans des titres publics, jugés à l’époque comme les plus sûrs. Par ailleurs, l’introduction de la monnaie unique a renforcé le maillage financier à l’intérieur de la zone euro avec une préférence compréhensible des investisseurs européens pour les actifs de l’Union, notamment les dettes souveraines, exempt de risque de change. Cette conjonction de facteurs a été finalement un pousse-au-crime en repoussant les limites de l’endettement, tout en masquant des déséquilibres financiers et économiques croissants. Ni les marchés ni les agences de notation, pourtant censés forcer la discipline, ne se sont d’ailleurs alertés de l’accroissement des disparités au sein de la zone euro, comme en témoigne la compression des primes de risque intra-zone sur toute la période 1999 et 2007, facilitant en retour l’accumulation de lourds passifs.
En phase de retournement,les marchés ont précipité des ajustements sans doute inévitables, mais ont aussi contribué par leur excès de suspicion à décupler l’acuité de la problématique d’endettement dans les pays d’Europe les plus fragiles, selon un schéma circulaire et auto-réalisateur. En effet, l’envolée de la probabilité de défaut (telle que déduite des primes de CDS) des États dans le collimateur des marchés a fait fuir les investisseurs (phénomène de run). Les primes de risque exigées pour détenir de la dette de ces pays sont alors devenues prohibitives et le renchérissement des paiements d’intérêts en découlant est venu alimenter les déficits et les dettes, ce qui in fine a rehaussé la probabilité d’un défaut et ainsi de suite… le problème est qu’il n’existe pas à ce jour de mécanisme stabilisateur sur les marchés. La baisse des prix, loin de favoriser l’achat des actifs, provoque un mouvement de ventes, d’autant plus vigoureux que les prix sont bas.
Deux raisons à cela. D’abord avec une comptabilité en valeur de marchés (mark-to-market), les évolutions de prix se transforment automatiquement en des pertes pour les banques qui estiment, à chaque instant, leurs actifs aux prix du marché. Or dans le cas présent, les banques européennes conservent traditionnellement à leur bilan un volet important de titres souverains, le plus souvent domestiques, peu consommateur de fonds propre et utilisés en sûreté pour les opérations de prises en pension (BCE ou autre). La fragilisation des bilans bancaires, déjà sous pression de la nouvelle réglementation Bâle III, les a donc contraintes en phase de stress financier à se débarrasser des titres publics dont la valeur se dépréciait (Grèce au début, puis Portugal et Irlande avant de contaminer la dette italienne l’été dernier et enfin les titres espagnols depuis quelques semaines), enclenchant un processus cumulatif de ventes et de baisse des prix. Il a fallu le plus souvent des interventions publiques et notamment de la BCE pour stopper ces enchaînements vicieux. L’autre argument a trait au fonctionnement même des marchés, lesquels sont faits d’opinions et de croyances. L’important n’est pas tant de se forger une opinion sur la « juste valeur» de l’actif (d’ailleurs subjective) que de savoir ce que le marché en pense. Lorsqu’on se trouve dans une situation où le prix suit un trend baissier, il n’est pas toujours profitable (ou rationnel) de se porter acheteur si l’on pense que les marchés vont rester en position vendeuse. Ces mouvements cumulatifs de baisse ne peuvent être enrayés que lorsque une nouvelle croyance finit par supplanter l’ancienne, et provoque une vague de rachat, souvent elle-même cumulative.
Si l’opinion des marchés compte (et doit être prise en considération) vu le caractère auto-réalisateur de certaines de leurs prophéties, cette propension à l’excès des marchés (alternance de phase d’optimisme exagéré puis de pessimisme excessif) ne peut être un bon guide pour sortir de la crise. L’Europe se doit de construire de nouvelles règles du jeu et des institutions viables sans quoi la finance va rester le principal arbitre de l’évolution de la zone euro, pouvant aller jusqu’à questionner son intégrité. Ce chemin vers une plus grande intégration va, comme nous l’avons vu, demander du temps, ce qui nécessite dans l’intervalle de mettre en place des pare feux suffisants pour dissuader la spéculation contre les Etats. La BCE est de ce point de vue la seule institution européenne ayant suffisamment de munitions pour se mettre en face des marchés.
Fournir de la liquidité bon marché aux banques, selon des mécanismes d’enchères illimitées sur des maturités étendues, est apparu essentiel afin que la réduction du levier ne soit pas synonyme de rupture de la chaîne de financement des économies (le fameux credit crunch). La BCE doit maintenant jouer un rôle de prêteur en dernier ressort pour les Etats, comme elle le fait déjà pour les banques. Donner les moyens aux gouvernements de réduire, tout comme les banques, leur levier sans être étranglés par des conditions financières punitives, en favorisant la liquidité et le bon fonctionnement des marchés de dette, reste le seul moyen d’endiguer les phénomènes de contagion systémique. Cette option n’est pas la panacée avec on le sait des questions d’aléa moral et de risque de déresponsabilisation, lesquels sont d’ailleurs autant valides pour les banques que pour les Etats. L’urgence néanmoins est d’arriver à stabiliser les anticipations pour assouplir des conditions financières globales (réduction des primes de risque) aujourd’hui trop restrictives, ce qui réprime la croissance et réduit à néant les chances d’ajustement budgétaire.
Il est certes difficile pour une Banque centrale ayant un mandat exclusif d’ancrage nominal de s’embarquer dans une telle stratégie de « monétisation », même indirecte (si l’intervention se fait sur le marché secondaire) des déficits publics. Mais en temps de crise, le pragmatisme devrait pouvoir l’emporter sur le dogmatisme, surtout lorsque l’intégrité de la zone euro est en jeu. Le gouvernement américain et la Fed, pourtant ardents défenseurs du laisser-faire et de l’efficience des marchés, n’ont pas hésité lors de la Grande crise à intervenir massivement en se portant acheteurs en dernier ressort de titres, publics et privés.
Les États-Unis ou le Royaume-Uni ne se privent d’ailleurs pas de faire fonctionner la planche à billets. Comme ces Etats ont conservé leur souveraineté monétaire, les marchés n’envisagent pas l’éventualité de leur faillite sachant qu’ils peuvent toujours se refinancer auprès de leurs banques centrales respectives. Résultat, ces deux pays, qui font face aux mêmes défis budgétaires, se refinancent aujourd’hui à des taux réels négatifs, avec des rendements publics à dix ans défalqués de l’inflation d’environ -2%, une manière indolore d’apurer leurs déséquilibres financiers. Le pendant de cette politique est un affaiblissement de leur monnaie, avec à la clef des gains de compétitivité appréciables à l’heure où tout le monde aspire à être tracté par l’extérieur. D’ailleurs, un euro trop fort est une punition supplémentaire pour les pays du Sud sous ajustements, à qui on demande de restaurer la compétitivité perdue pendant la période du boom économique à coup de baisses de salaires et de prix. Ne pas utiliser cet outil en zone euro est donc préjudiciable à double titre, puisque des conditions financières onéreuses et la force de l’euro inhibent la croissance et ce faisant, fragilisent encore davantage les finances publiques, plongeant les économies dans un équilibre fondamentalement instable.
L’engagement formel de la BCE à assurer coûte que coûte la liquidité des souverains en difficulté est aussi important que l’action elle-même tant pour rassurer les marchés que pour les dissuader de parier contre la faillite d’un ou plusieurs Etats membres. Une telle potion a ses limites (cf. ECO Focus « La BCE plus flexible qu’il n’y paraît », 4 mai 2012) mais a pour seul et essentiel mérite d’acheter le temps nécessaire à la fortification de l’édifice Europe.