Pays Émergents/FMI : comme un grand cri dans le désert ?

par Tania Sollogoub, Economiste au Crédit Agricole

Le FMI alerte sur deux problèmes, qui sont liés : l'imminence d'une crise de la dette pour les pays les moins avancés et les difficultés qui vont se présenter pour restructurer cette dette. Sachant par ailleurs que si cette restructuration n'est pas faite de façon ordonnée, ces pays seront confrontés à des crises encore plus graves. Donc le FMI alerte, car il s'agit d'une situation en forme d'impasse.

On ne prête qu’aux riches

Résumons d’abord les différents points qui sont évoqués dans les notes de l’organisation internationale. D’une part, le Fonds rappelle la situation qui se profile en termes de ratio de dette publique en pourcentage du PIB : +20% en moyenne pour les pays développés, +10% pour les pays émergents, +7% pour les pays à faible revenu. Eh oui, on ne prête qu’aux riches (surtout quand ils se prêtent à eux-mêmes…). Il faut dire que les plus pauvres étaient aussi, souvent, les plus endettés, donc déjà au-delà des seuils d’alerte. Par ailleurs, ces mêmes plus pauvres ont moins accès aux marchés, donc les seuils d’alerte de surendettement sont en fait plus bas. Enfin, un ratio de dette est composé d’un numérateur, mais aussi d’un dénominateur, à savoir le taux de croissance. Or, là aussi, les pays à faible revenu seront plus handicapés que les pays dit développés, car les dommages irréversibles de la crise sur leur capacité d’offre (investissement) et de demande (consommation) seront plus durablement affectés. En somme, la croissance potentielle à long terme va être tirée vers le bas. Rajoutons que ces pays sont souvent plus pénalisés par le ralentissement du commerce international, voire le tourisme, voire le prix des matières premières pour les pays très spécialisés sur leurs exportations.

Du risque de liquidité au risque de solvabilité

Pour résumer et c’est le second point d’alerte du FMI : nous n’avons eu d’attention, depuis six mois, que pour les problèmes de liquidité, car la crise, telle qu’elle se présentait, était un risque de crise de liquidité globale et historique, en forme de collapse. Or, à présent, le risque de crise de liquidité va se représenter, non pas d’une façon globale, mais sur les pays les plus fragiles. De plus, l’histoire du risque souverain nous apprend que les crises de liquidité connectent avec des crises de solvabilité (mais cela peut prendre un temps plus ou moins long), quand elles ont lieu dans des pays présentant un niveau d’endettement élevé. En tout cas, l’histoire du risque souverain dans l’univers « pays émergents », c’est-à-dire un univers où le prêteur en dernier ressort sans limites n’existe pas.

C’est d’ailleurs sur le principe de cette connexion fondamentale des deux risques (liquidité et solvabilité) que les modèles de rating dit « de première génération » ont été redessinés après la crise mexicaine des années 1980. C’est aussi d’après ce constat que s’énonce le principe de Bagehot, du nom d’un journaliste anglais du XIXe siècle qui étudia beaucoup les questions de souveraineté et le lien entre économie et politique. Dans son aspect très pratique, ce principe est généralement retenu comme l’idée qu’un prêteur en dernier ressort est efficace face à une crise de liquidité, mais guère face à un vrai problème de solvabilité, ce qui impose donc de caractériser la nature de la crise qui se présente, avant de prêter.

C’est évidemment un résumé très réducteur des débats complexes à propos de ce qu’est un prêteur en dernier ressort, confronté aux risques d’aléa moral, mais au fond, et de façon opérationnelle pour un investisseur cherchant à mesurer son risque, ce débat est surtout très connecté à ce lien entre un risque de liquidité et un risque de solvabilité.

Un monde émergent qui reste dans la sphère d’analyse du risque souverain

La crise de la Covid-19 nous renvoie brutalement à tout cela, avec un clivage énorme qui est en train de se faire, en matière de risque souverain, entre le monde des pays les plus riches, qui retrouve une forme de confiance en construisant un univers où la menace du risque de liquidité semble apaisée, et le monde des pays plus pauvres, qui n’auront pas un prêteur en dernier ressort illimité pour les soutenir… Certes, le FMI assure de son soutien ; mais rappelle aussi, dans ses notes, que les lignes d’urgence mises en place sont par principe appelées à s’éteindre. Notamment, l’initiation de suspension du service de la dette du G20, à fin décembre.

Voilà pour la partie crise de la dette et pour ce qui ressemble à un grand cri solitaire du FMI, qui, après avoir sauvé une partie du monde en mai, tient à rappeler, face aux problèmes structurels qui se profilent : « je ne suis pas un prêteur en dernier ressort illimité ».

L’impasse des restructurations à venir ?

Reste la seconde partie et c’est là que l’impasse se referme sur un énorme point d’interrogation : comment procéder aux restructurations pour des pays dont une partie de l’endettement est détenue par de multiples prêteurs de marché privés ; et, une autre partie, par un créancier chinois qui n’offre pas de visibilité sur ces prêts (maturité, montants, taux) et qui, par ailleurs, possède de nombreux prêts gagés contre matière première[1].

Comment restructurer la dette dans le cadre existant du Club de Paris et de Londres, sans asseoir à la table celui qui est souvent le principal créancier du pays ? Cette question n’est pas nouvelle, et elle se posait déjà depuis des années, sous forme d’un autre bel aléa moral, à tous les prêteurs multilatéraux et aux banques de développement, dont les conditions de prêt dépendent de la visibilité quant au surendettement des pays concernés. Or, le manque de transparence de la politique de dette, déployée autour du programme des « nouvelles routes de la soie », a créé un aléa moral immense, autour de multiples pays, dont la crise de la Covid ne fait que mettre soudain en lumière l’incompatibilité avec les procédures de restructuration actuelles.

Le problème se pose de l’Afrique à l’Asie centrale, de la Zambie au Tadjikistan, qui, par exemple, a déjà demandé à la Chine un allègement de dette, tout en recevant des prêts du FMI. Si ces derniers servent de facto à assurer la charge de remboursement auprès du créancier chinois, cela va vite gripper le système. Ajoutons à cela que cette charge est sur le point d’augmenter drastiquement pour beaucoup de pays, car les périodes de grâce accordées par Pékin étaient longues, mais elles arrivent à maturité. Et ajoutons encore à cela que les marchés financiers, jamais en reste de placement de liquidité sur des acteurs risqués, ont également prêté à ces pays très fragiles dont beaucoup ont placé des eurobonds dans les dernières années…

Réformer le détail et le global

Bravement, le FMI propose enfin des pistes de solution, qui vont être débattues dans les semaines à venir : prolonger les programmes d’aide d’urgence existants bien sûr, inclure des clauses juridiques plus contraignantes collectivement dans les contrats initiaux, à l’évidence, négocier avec tous les acteurs, etc. Mais très lucidement, le Fonds s’exprime aussi sur la nécessité de redéfinir l’architecture globale des restructurations. Or, cela renvoie à un enjeu bien plus grave, bien plus large : la bataille pour le droit international et la bataille pour la définition des normes, qu’elles soient techniques ou juridiques, ne sont que des symptômes de la grande transition géopolitique dans laquelle nous sommes, qui se traduit par une vacance de gouvernance internationale et un rapport de force entre puissances dans tous les domaines. N’oublions pas, d’ailleurs, qui sont les actionnaires majoritaires du FMI, et prenons donc très au sérieux les alertes de ce type, quand elles sont envoyées.

Un enjeu géopolitique

Enfin, du côté chinois, il va y avoir des arbitrages très intéressants à faire. Officiellement, Pékin soutient le multilatéralisme et il ne serait donc pas étonnant que le terrain de la dette soit un terrain d’exercice pour prouver sa bonne volonté multilatérale. Ce serait d’autant moins étonnant que la Chine pourrait y avoir intérêt, y compris financièrement. Dans ce cas, l’exercice de restructuration des dettes des pays les plus pauvres s’apparentera aux premiers pas de la nouvelle gouvernance globale. À tâtons sans doute. Et puis, toujours se méfier des stratégies à la Janus (le dieu à deux faces) – qui consisteraient à participer au multilatéralisme d’un bras, tout en raidissant les relations bilatérales de l’autre. Et nous ne parlons pas là uniquement d’un État en particulier.

NOTE

  1. Consulter, pour plus d’information, notre hebdomadaire du 12 juin 2020, article Afrique sub-saharienne – Détresse alimentaire et financière, quel va être le rôle de la Chine ?