par YT Boon, Directeur de la recherche Asie chez Neuberger Berman
La pénurie mondiale de semi-conducteurs est souvent décrite comme un déséquilibre à court terme entre l’offre et la demande, mais nous pensons qu’elle révèle un besoin important et durable en investissements.
Dans le domaine du commerce international, si l’on met de côté l’histoire du porte-conteneurs bloqué dans le canal de Suez, la pénurie mondiale de semi-conducteurs a fait la Une de l’actualité depuis le début de l’année.
On entend souvent dire qu’il s’agit d’un phénomène temporaire. D’une part, la demande en équipements informatiques pour la population travaillant à domicile explose et l’industrie automobile se prépare à la reprise économique. D’autre part, l’offre reste restreinte parce que la main-d’œuvre est toujours soumise à des contraintes liées à la pandémie ou, en Asie, à de nouvelles restrictions.
Ces éléments sont vrais, mais sont selon nous loin d’être exhaustifs. En effet, cette industrie connait des changements fondamentaux avec le passage d’une clientèle spécialisée à une demande grand public et d’une dynamique cyclique à structurelle, où le pouvoir de fixation des prix est plus fort que jamais, et où le besoin en investissements est susceptible d’être important tout au long de la chaîne de valeur des microprocesseurs.
Un écosystème connecté
La pénurie de semi-conducteurs sur l’industrie automobile est celle qui s’est faite le plus ressentir, car elle a entraîné l’arrêt des chaînes de production. Cette industrie s’appuie en effet sur des puces moins sophistiquées plutôt que celles « de pointe » utilisées pour les téléphones et autres appareils connectés. L’essentiel de la recherche et des dépenses d’investissement de ces dernières années a été consacré à la fabrication de puces performantes, mobilisant de moins en moins de machines d’ancienne génération pour la fabrication de puces destinées aux voitures.
En d’autres termes, le problème n’est pas que les constructeurs automobiles ne peuvent pas obtenir de puces, mais que les fabricants de puces semblent avoir du mal à répondre à la demande en technologies de pointe, même après lui avoir consacré la quasi-totalité de leurs capitaux et de leur attention.
Cela peut s’expliquer par la rapidité avec laquelle la demande en silicium de nos appareils augmente, car les objets connectés existants deviennent de plus en plus intelligents et les appareils autrefois muets, comme les téléviseurs et les réfrigérateurs, deviennent intelligents eux aussi.
Avec chaque génération successive, ou « nœud technologique », l’industrie intègre plus de transistors et donc plus de puissance de calcul dans chaque puce. Chaque avancée nécessite plus de R&D, plus de capitaux, de nouveaux matériaux et de nouvelles techniques, ainsi que du temps – en moyenne 12 à 18 mois.
C’est pourquoi les fabricants de semi-conducteurs ne peuvent pas simplement ouvrir un robinet pour répondre à la demande des fabricants d’objets connectés en technologie de pointe. De plus, dans notre écosystème de plus en plus numérisé et connecté, il s’agit d’un cycle vertueux : chaque nœud technologique successif ouvre la voie à de nouvelles innovations et applications potentielles, ce qui peut générer une demande supplémentaire en puces et en environnement technologique sophistiqué.
Il ne serait donc pas étonnant que les dépenses d’investissement du plus grand fabricant de puces au monde, la société taïwanaise TSMC, augmentent de plus de 50 % cette année par rapport à l’année dernière, pour atteindre 100 milliards de dollars au cours des trois prochaines années.
Un enjeu de sécurité nationale
Alors que des semi-conducteurs de plus en plus sophistiqués sont intégrés dans un nombre croissant d’appareils, les gouvernements deviennent de plus en plus propriétaires des chaînes d’approvisionnement.
Nous pensons que ces deux éléments sont liés. En effet, lorsque la productivité relative dépend de la présence du dernier équipement dans les bureaux, les usines et les entrepôts, la sécurisation de l’approvisionnement des composants clés de cet équipement devient une question de sécurité économique nationale.
Dès lors, nous avons assisté à l’interdiction pure et simple du commerce de puces entre certains pays et certaines entreprises, ainsi qu’à des engagements d’investissement dans la production nationale afin de rivaliser avec les technologies les plus sophistiquées provenant d’Asie, et de Taïwan en particulier.
Le président américain Joe Biden s’est notamment engagé à consacrer 50 milliards de dollars à cette cause dans le cadre des propositions de dépenses d’infrastructure de son administration. La société Intel a de son côté engagé 20 milliards de dollars pour construire de nouvelles usines en Arizona. TSMC et Samsung ont également annoncé des plans à plusieurs milliards de dollars pour construire de nouvelles capacités de production en Arizona et au Texas. L’Union européenne mobilisera aussi son fonds d’intervention lié à la pandémie pour doubler sa production de semi-conducteurs d’ici 2030. De plus, la Corée du Sud a récemment affecté 450 milliards de dollars à la fabrication de puces perfectionnées et l’Inde offre plus d’un milliard de dollars aux entreprises qui souhaitent s’y installer.
Chaîne de valeur
La nature de l’industrie des semi-conducteurs est donc profondément modifiée. Les fabricants bénéficient en effet d’un fort pouvoir de fixation des prix pour la première fois depuis de nombreuses années. Mais le changement le plus prononcé est que l’activité, qui était hautement cyclique, devient aujourd’hui structurelle, voire défensive.
La demande en puces s’étant étendue et diversifiée au-delà des ordinateurs et des voitures, son caractère cyclique a diminué. L’évolution du comportement des clients accentue aussi cette tendance : Apple était autrefois la seule entreprise à signer des contrats pluriannuels pour des puces ; aujourd’hui, avec une offre et une demande plus tendues, cela devient la norme.
Nous pensons qu’il est important de se rappeler que ces changements ne concernent pas seulement l’industrie des semi-conducteurs et ses clients. Ils se répercuteront sur l’ensemble de la chaîne de valeur des semi-conducteurs.
Pour produire des puces, il faut des équipements spécialisés, tels que ceux fabriqués par ASML pour la lithographie et Lam Research pour la gravure, l’entreposage et le nettoyage des plaquettes de semi-conducteurs. Et pour concevoir des puces, il faut des logiciels particuliers, ce qui explique pourquoi les fournisseurs de logiciels tels que Cadence Design Systems, Synopsys et Mentor Graphics de Siemens se concentrent autant sur les outils d’automatisation de la conception électronique (EDA) qui soutiennent ce travail de plus en plus complexe. Nous pensons qu’une bonne partie des dépenses d’investissement que nous avons décrites ci-dessus sont susceptibles d’atteindre les premières lignes de financement de ce type de sociétés.
Comme toute actualité, la pénurie mondiale de semi-conducteurs ne fera probablement pas éternellement la Une des journaux. Mais ne vous y trompez pas. Nous ne pensons pas qu’il s’agisse d’une pénurie d’approvisionnement éphémère, mais plutôt le reflet de l’évolution rapide de nos écosystèmes numériques et de notre géopolitique. Et le besoin en capital qui en résulte tout au long de la chaîne de valeur des semi-conducteurs représente actuellement l’un des thèmes d’investissement les plus attractifs.