Politiques monétaires non conventionnelles et Exit Strategy

par Jacques Ninet, Président du Scientific Advisory Board de NExT AM

Bien qu'elle soit considérée comme secondaire par ceux qui affirment qu'aujour- d'hui "l'Amérique va bien" (et qui, soit dit en passant, font en général beaucoup moins cas de la dette publique des Etats-Unis que de celle de l’UE), la question de la sortie du QE anime quotidiennement les marchés, comme en témoignent les récentes péripéties boursières liées à la succession de B. Bernanke.

Preuve de l'importance de ce passage obligé de la politique monétaire US, dans les pro- chains mois, il a constitué le thème de l’Edition 2013 du symposium organisé chaque année à Jackson Hole par la Fed de Kansas City. Sans revenir sur les enseignements de l’histoire1, le présent papier essaye d'apporter un éclairage utile sur ce sujet, d'abord grâce à une interview pas tout à fait imaginaire de la Directrice générale du FMI, en marge du symposium précité, puis à travers deux contribu- tions techniques au dit symposium dont le titre officiel était : « les dimensions globales de la politique monétaire non conventionnelle ».

1 L’interview (pas tout à fait) imaginaire de Christine Lagarde à propos des Politiques Monétaires Non Conventionnelles et de l’Exit strategy 2

« Christine Lagarde, quel regard portez-vous sur l’action des banques centrales dans la crise ?

Les Banques centrales ont été les héroïnes de la crise financière mondiale. Par rapport à la politique monétaire conventionnelle, les politiques monétaires non conventionnelles (PMNC) de ces dernières années ont été plus audacieuses dans leur ambition et menées sur une plus grande échelle. Ces mesures exceptionnelles ont permis au monde de ne pas sombrer dans le précipice d'une autre Grande Dépression. Elles ont permis d'éviter un effondrement du système financier et de l'activité. En fin de compte elles ont bénéficié à tous les pays : d'abord en supprimant les risques les plus graves de crise financière, puis en redonnant de l'élan à la croissance.

Compte tenu de ces facteurs, notre sentiment est qu’aujourd’hui le résultat des PMNC est toujours nettement positif pour les pays les ayant mises en œuvre. Le même calcul pour les pays ne les ayant pas adoptées est, à ce jour, dans l'ensemble, toujours positif. Au moins pour l'instant.

Comment envisagez-vous la fin de ces politiques non conventionnelles, ce qu’on appelle « exit strategy » ?

Permettez-moi de le dire avant toute chose : je ne suggère pas une ruée vers la sortie.

Les politiques monétaires non conventionnelles impliquent la navigation dans un monde nouveau. Dans un sens, c'est comme entrer dans une pièce sombre. Il est difficile de cerner les conséquences exactes de ces politiques et de distinguer les effets des PMNC d'autres facteurs qui influent sur les résultats économiques. Ceci dit, nous devons essayer, nous essayons, et nous faisons le maximum. Nous devons mieux travailler ensemble afin de mieux comprendre l'impact de ces politiques non conventionnelles au niveau local et mondial et comment cela influe sur le chemin de la sortie.

Le jour viendra où cette période de politique monétaire exceptionnellement laxe, à la fois conventionnelle et non conventionnelle, devra se terminer, en ligne avec la reprise économique et son impact sur l'inflation. Nous devons prévoir ce jour-là, d'autant que nous ne savons pas exactement quand il surviendra. Tout comme pour l’entrée, la sortie va nous mener dans un territoire inexploré. Pourtant, je reste optimiste. Les banques centrales ont bien géré l’entrée et nous ne voyons aucune raison pour laquelle elles ne devraient pas gérer la sortie aussi bien. Ainsi, le FMI et les dirigeants des banques centrales doivent commencer à penser à quoi ressemblera, au final, la sortie.

Une chose dont on peut être sûr : le chemin de la sortie doit dépendre du rythme de la reprise, cette dernière atténuant les inconvénients potentiels de la sortie. À long terme, il est clair que la sortie de la PMNC impliquera l'élimination progressive et, au final, l’inversion de toutes ces politiques. Pour être comprise et digérée aussi bien que possible par les marchés, la sortie doit être subordonnée au renforcement de l'économie. Tout le monde comprend l'importance primordiale de la communication. Les décideurs doivent être clairs et transparents sur la gamme complète des considérations qui affecteront leurs décisions, à la fois vis-à-vis de l'activité économique et de la stabilité financière. Il est également important de connaître les risques des deux côtés de l'équation, les risques pour la reprise de sortir trop tôt et les risques pour la stabilité financière de sortir trop tard. Ce calcul ne sera cependant pas facile. Ensemble nous devons garder un œil à la fois sur la stabilité financière et sur la croissance. Sans aucun doute, de longues périodes de politique monétaire très souple et de taux ultra-bas, mêlés à la course aux rendements, peuvent créer des conditions favorables à des prises de risques malsaines. Certains modes de PMNC affectent la partie longue de la courbe des taux et créent ainsi une incitation à une prise de risque qui pourrait s'avérer inquiétante.

Comme toujours, nous en saurons beaucoup plus à mesure que le temps passera. En particulier, nous saurons si la correction des marchés, à la fin du premier semestre, a été un rappel utile que l’exubérance peut aller trop loin, ou si c'est le début d'une nouvelle période agitée et inquiétante. Nous espérons tous que c’est la première hypothèse qui prévaudra, mais la prudence suggère de se préparer à la seconde.

N’y a-t-il pas une autre branche du Policy Mix à mettre en œuvre plus énergiquement ?

La politique monétaire, aussi bonne qu’on l’imagine, ne peut pas tout faire, ne peut pas fournir toutes les réponses, ne peut pas résoudre tous les problèmes économiques. Fondamentalement, les PMNC doivent être complétées par un large éventail de politiques qui peuvent faire avancer l'économie mondiale. Le Policy Mix a besoin de réformes à moyen terme, budgétaires, financières et structurelles. Je crains que le dur travail des banques centrales soit gaspillé si on n’en fait pas assez sur d'autres fronts, en adoptant des politiques certes plus difficiles à faire passer mais nécessaires pour une croissance équilibrée, durable et générale.

Etes-vous satisfaite de la coopération internationale ? Que pourraient apporter des progrès dans ce domaine ?

Même si elle est bien gérée, la sortie de la PMNC pourrait bien constituer un parcours d'obstacles ardus pour les pays « non-PMNC ». Les mesures prises dans un coin du monde peuvent atteindre tous les coins. Aucun pays n’est une île. Par-dessus tout, nous devons tous travailler ensemble et mieux travailler ensemble. Je ne dis pas que ce soit facile. La coordination est difficile à réaliser en pratique. Les politiques et la coordination des politiques ne sont pas encore là où elles devraient être. Ne pas agir à l'échelle mondiale, chaque pays jouant isolément sa partie, pourrait mettre la reprise mondiale en péril. En agissant, cependant, nous pouvons placer l'économie mondiale sur la voie d'une croissance forte, durable et équilibrée. Le monde a assez fait de surplace. Il est temps maintenant pour les décideurs politiques de nager jusqu'à la rive. Prenez cela comme la marque d’une certaine sagesse, dans la bouche d'une ancienne pratiquante de natation synchronisée.»

2 Commentaires et autres approches

On retiendra surtout de cette interview, qu’avec beaucoup d’indulgence on pourrait qualifier de mi- chèvre mi- chou, que les banquiers centraux, à qui sont tressés des lauriers, et sur lesquels repose la réussite de cette périlleuse sortie, se sont soigneusement abstenus d’assister à la grand-messe monétaire de Jackson Hole, qui est pourtant un passage annuel quasi obligé auxquels les gouverneurs se soumettent en général bien volontiers. Ni Ben Bernanke ni, avec une dose de mimétisme aisément compréhensible, Mario Draghi et Mark Karney (BoE) n’ont jugé opportun d’être mis à l’épreuve d’un problème aussi brûlant, et auxquels ils ont à ce jour si peu de réponses claires à apporter, laissant au gouverneur de la BoJ, adepte de la ZIRP et du QE depuis la fin des années 90 le soin de représenter seul les « Big Four ».

En fait les propos de Mme Lagarde laissent sans réponse les deux principales inquiétudes suscitées par la perspective d'un arrêt du QE.

  1. Quelles peuvent être ses conséquences sur les valorisations des actifs financiers, à travers le monde ?
  2. Les Banques centrales qui ont si bien réussi l'entrée, fortes d'une doctrine mise au point de longue date, ont-elles un plan opérationnel pour une sortie au moindre coût (c’est-à-dire sans choc systémique et avec un impact mineur sur la croissance) ?

C'est précisément à ces deux questions que tentent de répondre, sans complaisance, deux papiers présentés à Jackson Hole.

Dans le premier, « La Liquidité Mondiale, Publique et Privée3 », Jean-Pierre Landau, ancien Sous-gouverneur de la Banque de France et Professeur à Sciences-Po et Princeton, formule un certain nombre de constats :

  • La surabondance de liquidité au centre du système financier mondial se propage dans toute sa périphérie, du fait des organisations bancaires transnationales et du poids des facteurs « push » qu’elle implique ;
  • Cette surliquidité fausse les prix des actifs en attisant l'appétit des investisseurs pour le risque, phénomène auquel s'ajoutent des taux réels trop bas du fait de l'accumulation de réserves placées en actifs sans risque des pays avancés.
  • Les faibles taux ont à leur tour un double effet sur la valorisation des cash-flows futurs et sur la chasse au rendement, entrainant une valorisation conventionnelle des actifs trop élevée par rapport au risque4.
  • Les fonds d’investissement spécialisés dans les actifs « émergents » sont devenus un vecteur essentiel dans la propagation des renversements des flux de liquidité et de l’appétit (aversion) pour le risque.
  • Les effets d’annonce (de LSAP5) ont un impact plus important que leur mise en place affective, mais les « guidances » (l’engagement de maintenir les taux au voisinage de zéro) sur plusieurs années sont encore plus déterminantes en rendant la prise de risque définitivement gratuite.

Dans le second document6 « The Ins and Outs of LSAPs » Arvind Krishnamurthy and Annette Vissing-Jorgensen, enseignants à Northwestern, examinent les conséquences prévisibles, au plan macro et pour les marchés, des différentes stratégies d'exit, à partir d’une analyse des effets produits par les achats d’actifs. Contrairement à l’idée communément admise et largement diffusée par la Fed, ils affirment que le QE se propage par des canaux étroits (et spécifiques) et non par un abaissement général de la « term premium ». Ces deux canaux concernent en fait les achats de MBS et relèvent d’une part d’un phénomène de « contrainte de capital » et d’autre part d’un phénomène de rareté.

Les auteurs considèrent en revanche les achats de Treasuries comme coûteux et improductifs, dans la mesure où la pénurie ainsi créée réduit la disponibilité en collatéraux sûrs et par conséquent en augmente la « prime de sureté » sans avoir d’incidence majeure sur les autres taux à long terme. Ils soulignent en outre qu’en situation de crise la composante contrainte de capital des intermédiaires financiers joue dans un premier temps (ce qui justifie les mesures initiales de recapitalisation) et que c’est ensuite la rareté qui prend le dessus en incitant les banques à mettre en place plus de crédits. Conformément à cette hiérarchie, mais en sens inverse, cette analyse suggère que les différentes phases de sortie du QE soient ordonnées selon une incidence macroéconomique croissante, en commençant par la cessation des achats de Treasuries pour finir par la revente des portefeuilles de MBS, qui est la phase ayant le plus d’impact sur les conditions de financement du secteur privé.

Dans une dernière partie les auteurs examinent les différentes options en termes de communication et de « guidance » en rouvrant à propos du QE le vieux débat de politique monétaire qui oppose approche discrétionnaire et règles explicites (« state contingent policy rules»). Notant que le QE porte sur des titres longs à forte sensibilité aux anticipations sur les taux directeurs, le papier conclut que le choix de règles claires permettrait d’éviter les poussées de volatilité comme celles qu’ont connu les marchés (y compris actions) après l’annonce surprise du FOMC de mi-juin dernier.

Ce dernier point peut paraître en contradiction avec la critique des « guidances » formulée par JP Landau. Mais dans la mesure où ces lignes de conduite dépendraient explicitement et de manière transparente d’un état de l’économie lui-même incertain, l’automaticité du roll-over du financement gratuit n’existerait plus vraiment. Cette stratégie apparaît alors doublement gagnante, en conduisant à réduire les leviers et en diminuant leur exposition à la volatilité comparativement à l’option 100% discrétionnaire.

Ces deux papiers ont, semble-t-il, suscité des controverses et des réponses un peu vertes de membres de la Fed (Bullard, Kohn, Blinder). Il n’en demeure pas moins que leur grand mérite est d’offrir un constat sans complaisance des effets globaux de la surliquidité –et donc des effets en retour sur tous les marchés d’actifs risqués si une marche arrière était vraiment entreprise sur ce point- et de donner une grille plutôt cohérente de ce que devrait être une sortie bien gérée. Les récents événements montrent que c’est une voie qui n’a guère été suivie jusqu’à maintenant7. Entre l’aveu de la directrice du FMI ci-dessus (le FMI et les dirigeants des Banques centrales doivent commencer à penser à quoi ressemblera, au final, la sortie) et les commentaires discordants de certains membres de la Fed (Bullard) dans le sillage immédiat du récent FOMC, il n’est pas certain la Fed en soit très proche.

3 Conclusion

L’essentiel de cette note a été rédigé avant le FOMC du 18 septembre. La (non) décision de la Fed illustre parfaitement les différents éléments qui y ont été développés. En particulier elle confirme l’absence totale de doctrine claire, qui est en fait le seul enseignement à tirer des propos convenus de Mme Lagarde. Le Board qui a certainement été désagréablement surpris par l’ampleur de la remontée des taux après la réunion de juin semble tétanisé devant le risque qu’elle fait peser sur la fragile reprise du secteur de la construction.

L’inflation des biens et des services, qui se maintient désespérément en-dessous du niveau cible de 2% (expression revenant à plusieurs reprises dans le communiqué), paraît rester à la fois le souci premier de Bernanke (spécialiste, en tant qu’universitaire, de la grande Dépression) et l’alibi pour continuer à alimenter l’inflation des actifs financiers, en dépit de l’échec avéré de cette stratégie au plan macro. Mais comment demander à un économiste de revenir sur les convictions qui l’animent depuis trente ans ? A moins qu’il s’agisse d’un simple problème de timing, B. Bernanke souhaitant élégamment laisser à son successeur l’entière paternité (maternité ?) du processus correctif.

La réaction euphorique des marchés à la renonciation de L. Summers puis au communiqué du FOMC ne peut en tout cas qu’accroître la sensation d’inconfort devant la réalité d’une surliquidité sciemment entretenue et d’un piège qui se referme toujours plus à mesure que les décisions difficiles sont différées.

NOTES

  1. Sur les cinquante dernières années, sept des huit retournements à la hausse du cycle monétaire ont occasionné un mouvement similaire sur les actions, parfois avec un décalage temporel important. « Flash 23 » février 2013
  2. Les propos prêtés à la Directrice Générale du FMI sont intégralement extraits de son discours au symposium de la Fed de Kansas-City à Jackson Hole le 23 août dernier. Ils ont été simplement réordonnés pour répondre à nos questions.
  3. http://www.kansascityfed.org/publicat/sympos/2013/2013Landau.pdf
  4. « Comme les politiques monétaires dans les économies avancées mènent indirectement à l'accumulation de réserves dans les pays émergents, elles créent un déplacement à l’échelle mondiale des préférences pour les actifs sans risque. L'accumulation des réserves apporte plus de capacité d'investissement dans les mains d'investisseurs naturellement averses au risque, ce qui peut être suffisant pour maintenir les taux réels à des niveaux faibles. Cette boucle de rétroaction crée un décalage permanent entre le taux d'équilibre du marché et le taux d'intérêt naturel Wicksellien ».
  5. LSAP : Large scale asset purchases, plus communément appelés quantitative easing ou “QE”)
  6. http://www.kansascityfed.org/publicat/sympos/2013/2013Krishnamurthy.pdf
  7. “In judging when to moderate the pace of asset purchases, the Committee will, at its coming meetings, assess whether incoming information continues to support the Committee's expectation of ongoing improvement in labor market conditions and inflation moving back toward its longer-run ob- jective. Asset purchases are not on a preset course, and the Committee's decisions about their pace will remain contingent on the Committee's economic outlook as well as its assessment of the likely efficacy and costs of such purchases”.